Cinque bachi da setola e un bozzolo de 1968 par Pino Pascali.
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(Agostino Osio)
N° 144 - Été 2024

Artistes en lutte

À Paris, la Bourse de commerce consacre une grande exposition au mouvement Arte povera, né au début des années 60 en Italie en réaction au Pop art, au marché de l’art et à la société de consommation. Tandis qu’à Milan, la Fondation Prada consacre une rétrospective à l’un de ses membres éminents : Pino Pascali.

Cinque bachi da setola e un bozzolo de 1968 par Pino Pascali.
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(Agostino Osio)
Cinque bachi da setola e un bozzolo de 1968 par Pino Pascali.

On se souvient de notre première rencontre avec l’Arte povera comme si c’était hier. C’était avec une sculpture de Giovanni Anselmo de 1968, constituée de deux blocs de granit – un grand et un petit – maintenus ensemble par un fil de cuivre. Entre les deux ? Une salade fraîche qu’il fallait remplacer régulièrement au risque de voir l’œuvre s’effondrer.

On avait trouvé drôle ce mariage étonnant entre le plus banal des végétaux et la noblesse d’une pierre dont l’utilisation est plutôt réservée aux monuments funéraires. Et le fait aussi d’imposer à son propriétaire cette contrainte de devoir « nourrir » la pièce pour qu’elle reste en forme.

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(Centre Pompidou, MNAM-CCI/Philippe Migeat/Dist. RMN-GP)
Senza titolo (Struttura che mangia), 1968. La sculpture qui mange de Giovanni Anselmo impose de changer régulièrement sa laitue.

L’HOMME ET LA NATURE

Justement. On pourra la voir en octobre dévorer sa laitue à la Bourse de commerce, à Paris, qui abrite la collection privée d’art contemporain de François Pinault. Lequel a décidé de consacrer son exposition de l’automne à l’Arte povera, mouvement artistique italien né dans les années 60 et auquel Giovanni Anselmo et sa sculpture végétarienne appartiennent. « En représentant une boîte de soupe Campbell ou une bouteille de Coca-Cola, les artistes du Pop art produisaient un art objectif que chacun pouvait comprendre. Mais pour moi, cette objectivité avait trop à voir avec la société de consommation américaine. Je cherchais l’objectivité de l’univers, pas celle du système des États-Unis », expliquait en mai 2023 dans nos colonnes l’artiste Michelangelo Pistoletto, l’un des initiateurs de cette pratique artistique qui cherche alors à exprimer le monde avec des feuilles de laurier, des morceaux de charbon, des tiges de métal, des sacs en jute, du carton, du café, des plumes ou encore des plaques d’ardoise qui font comme des igloos… Bref, à exploiter l’énergie fondamentale de matériaux simples et banals pour évoquer la nature humaine dans toute son universalité. Afin de s’opposer au formalisme des grands courants américains de l’époque, mais aussi au marché de l’art et à la société de consommation.

« Entre artistes, nous partagions une philosophie commune. Nous organisions des expositions avec des galeristes qui pensaient comme nous sans se préoccuper du marché, nous expliquait en 2021 Giuseppe Penone, un autre de ces poveristes arrivés au sein du mouvement en 1968 alors qu’il avait 20 ans. Le succès économique ne nous intéressait pas. Certes, nous  avions besoin de gagner nos vies, mais le plus important était d’exprimer certaines idées.»

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(DR)
Alighiero Boetti devant Che Prendo il Sole (I sunbathe) présenté à l’exposition When attitudes become forms organisée par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1969.

ARTISTES REBELLES

Tout commence à Turin, ville industrielle étrange et fascinante construite au pied des Alpes, injustement préférée à Milan qui accroche la lumière grâce à la mode et au design. C’est là pourtant qu’en 1966 la galerie Sperone réunit trois jeunes artistes sous l’intitulé Arte abitabile. Piero Gilardi, Gianni Piacentino et Michelangelo Pistoletto montrent des tapis-paysage de faux cailloux en mousse et de singulières structures censées être habitables.

Rome entre bientôt dans la danse avec Pier Paolo Calzolari, Luciano Fabro et Jannis Kounellis. Pour autant, on ne parle pas encore d’Arte povera. En 1967, le critique et historien de l’art Germano Celant présente à la galerie La Bertesca, à Gênes, cette jeune scène montante qui se préoccupe du corps, de sa relation avec l’espace et avec la nature. Il donne à son exposition le titre de Arte povera – Im spazio. « Ceci, écrit-il dans le manifeste qu’il publie dans le magazine Flash Art, signifie disponibilité et anti-iconographie, introduction d’éléments incomposables et d’images perdues venues du quotidien et de la nature. La matière est agitée d’un séisme et les barrières s’écroulent. » Le terme « pauvre » ne qualifie pas l’indigence des matériaux utilisés. Dans ce contexte, il doit être compris comme un dépouillement volontaire des acquis de la culture pour atteindre à la vérité originaire du corps et de ses perceptions. Parce que pour Celant l’art est une guérilla, il surnomme guerilleros ces artistes rebelles qu’il prend sous son aile. «Après avoir été exploité, l’artiste devient un guerillero : il veut choisir le lieu du combat et pouvoir se déplacer pour surprendre et frapper.» La période, il est vrai, est révolutionnaire.

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(DR)
Igloo di Giap par Mario Merz en 1968.

«L’Arte povera se libérait des valeurs culturelles italiennes et européennes de la fin des années 60, reprend Giuseppe Penone qui trouve dans les feuilles, la pierre et surtout les arbres qu’il reproduit grandeur nature et en bronze ses principales sources d’inspiration. Il a fallu ensuite lui établir une identité tandis que sur le plan international s’opérait, au contraire, une homogénéisation culturelle.»

En 1969, Harald Szeemann organise à la Kunsthalle de Berne When attitudes become form, exposition-phare qui regroupe pour la première fois les expériences artistiques contemporaines européennes et américaines. Aux côtés des tenants de l’art minimal et conceptuel qui rejettent radicalement le pathos et le moindre sentiment intérieur de l’artiste, les poveristes proposent des installations souvent animées de sensibilité poétique. Le mouvement acquiert là sa stature internationale. Au point que Germano Celant, à l’occasion de la Biennale de 2013, reproduira l’exposition quasi à l’identique à la Fondation Prada de Venise.

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(Éric Sander)
Idee di pietra, installé en 2021 par Giuseppe Penone dans le Domaine de Chaumont-sur-Loire. L’artiste italien trouve son inspiration et ses matériaux dans la nature.

RETOUR DE LA PEINTURE

Reconnu et glorifié, ce mouvement qui prônait la liberté de création face au pouvoir de l’économie et des institutions se trouve ainsi collectionné et présent dans les plus grands musées à travers le monde. Mais l’Arte povera doit bientôt faire face à la Transavanguardia. Inventé par le critique d’art Achille Bonito-Oliva en 1979, le terme regroupe des artistes italiens qui abandonnent le concept pour revenir, même si elle n’a jamais vraiment disparu, à une forme de peinture colorée, parfois lyrique, et expressive.

Sandro Chia, Francesco Clemente, Enzo Cucchi (« les trois C » comme ils furent baptisés à l’époque), Nicola De Maria et Mimmo Paladino en sont les figures emblématiques. Le succès durera un temps. En Italie, les grands noms de ce retour à la peinture ne connaîtront pas la fortune critique de leurs homologues allemands et américains.

Contrairement à ceux de l’Arte povera qui vont perdurer comme Giuseppe Penone, Jannis Kounellis, Giovanni Anselmo. Mais aussi, parfois, être un peu oubliés. Pour avoir disparu dans un accident de moto à l’âge de 33 ans, Pino Pascali a pris le statut de légende. Son œuvre, forcément limitée, n’est vraiment connue que des spécialistes. La Fondation Prada de Milan l’ouvre au public en consacrant une importante rétrospective à cet artiste trop rarement montré.

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(DR)
Senza titolo, 2006, par Jannis Kounellis.

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