Daniel Spoerri immortalise régulièrement des restes de repas en les figeant dans ses « tableaux pièges »
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Daniel Spoerri immortalise régulièrement des restes de repas en les figeant dans ses « tableaux pièges ».
© BM
N° 132 - ÉTÉ 2020

L’art fait de la nourriture sa matière première

Depuis toujours, la nourriture fascine les artistes. Aujourd’hui, certains vont même jusqu’à l’utiliser comme matériau à part entière pour constituer leurs œuvres. Grâce à sa symbolique forte et à son caractère périssable, elle leur permet d’explorer de nouvelles possibilités.

Quel est le point commun entre la chanteuse à succès Lady Gaga et l’art contemporain ? Une robe entièrement constituée de viande qu’elle a portée lors des MTV Video Music Awards 2010 et qui a choqué une partie de l’opinion publique. Largement inspirée de l’œuvre de l’artiste québécoise Jana Sterbak Vanitas – Robe de chair pour albinos anorexique, cette tenue avait effectivement de la viande pour unique matériau.

Cela fait plus d’un siècle que des artistes utilisent la nourriture pour créer leurs œuvres d’art : « Dans la pratique, il n’y a rien de nouveau ; par ailleurs dans l’intérêt qu’on porte à ces pratiques artistiques, il y a quelque chose de beaucoup plus récent », résume Mélanie Boucher, professeure en muséologie et patrimoines à l’Université du Québec, qui a longtemps étudié cet usage.

La chercheuse a commencé à s’intéresser à ce sujet en observant le public d’une exposition qui était fasciné devant des œuvres employant la nourriture. « L’un des phénomènes qui, je pense, favorise ce regard que l’on va porter à la nourriture en art est l’importance que gagnent les chefs, la cuisine, les livres de recettes, le nombre important d’émissions de cuisine. Soudainement, on se met à s’y intéresser au-delà de son intérêt substantif ou diététique, la nourriture devient un mode d’expression » , analyse Mélanie Boucher. Les réseaux sociaux jouent un rôle non négligeable dans ce phénomène. Sur Instagram, par exemple, les hashtags « foodie », « foodporn », « foodistas » foisonnent et les photographies de nourriture sont toujours plus travaillées : éclairage, mise en scène… L’esthétique devient primordiale, l’objectif étant de régaler les yeux.

Dans le milieu artistique et à travers le monde, les expositions présentant des œuvres réalisées à partir de nourriture sont nombreuses et s’adressent souvent à un large public. « Est-ce que le public s’y intéresse davantage ou est-ce que tout à coup on lui rend la chose plus accessible, je ne saurais trop dire. Ce qui est certain, c’est qu’on va davantage voir ces œuvres dans de grandes institutions, ce qui n’était pas le cas dans les années 1990 », conclut Mélanie Boucher.

En effet, ces œuvres en nourriture n’ont pas toujours été bien reçues. Dans les années 1960-1970, elles s’intégraient mal au marché de l’art puisqu’elles étaient éphémères. Les musées avaient peur de les acheter à cause de leur mauvaise conservation : « Je pense qu’à cette période-là, dans le fait de proposer des choses en nourriture qui peuvent potentiellement disparaître (car mangées ou dégradées à cause de leur aspect périssable), il y avait un côté un peu provocateur », réfléchit Camille Paulhan, historienne de l’art qui a fait une thèse sur la question du périssable dans les années 1960-1970. « Mon directeur de thèse trouvait que c’était un sujet exotique. Quand j’ai commencé à travailler dessus, je me sentais un petit peu seule et puis, quand j’ai fini, beaucoup de chercheurs commençaient à s’y intéresser », relate-t-elle.

Pour Specific Cheeses, l’artiste Nicolas Boulard a utilisé du Bleu de Gobet, mais aussi du Brie ou du Chavignol.
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© Nicolas Boulard
Pour Specific Cheeses, l’artiste Nicolas Boulard a utilisé du Bleu de Gobet, mais aussi du Brie ou du Chavignol.

UN MATÉRIAU AU POTENTIEL INTÉRESSANT

Travailler avec la nourriture a ouvert de nouvelles possibilités aux artistes grâce notamment à son pouvoir symbolique : les œufs pour représenter l’enfantement, le lait pour la maternité… « Il y a toute une symbolique qui vient avec la nourriture et qui ne vient pas avec le tube de couleur », détaille la professeure. « La viande est toujours liée à la corporéité » , affirme Jessica Ragazzini, l’une des étudiantes de Mélanie Boucher. Cette jeune Française installée au Québec a fait des recherches autour de la robe de viande de Jana Sterbak. Dans cette œuvre, l’artiste a voulu utiliser l’aspect périssable de cette matière, son assèchement, pour nous renvoyer à notre propre condition physiologique.

Lorsqu’elle a été exposée au Musée des beaux-arts d’Ottawa en 1991, la robe a provoqué un tollé. Les grands quotidiens de toutes les provinces canadiennes ont couvert l’événement pendant deux semaines. « À l’époque, il y avait une grosse crise économique au Canada et forcément, dans ce contexte, l’art contemporain ne sert strictement à rien pour les gens. On expose une œuvre de chair alors que les gens ont faim, qu’ils manquent d’argent et qu’à ce moment-là le Musée des beaux-arts se trouve dans la même rue que les soupes populaires », raconte Jessica Ragazzini.

Vingt ans plus tard, la robe de viande portée par Lady Gaga a provoqué l’indignation des défenseurs des droits des animaux, une dimension qui n’était pas du tout présente lorsque la robe de Jana Sterbak a fait parler d’elle. « À chaque fois que quelqu’un a été recouvert de viande, dans les manifestations par exemple, ça a choqué. Elle a toujours fait scandale. C’est quelque chose qui dégoûte, mais en même temps on en consomme presque quotidiennement », souligne l’étudiante en histoire de l’art.

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© Andrea & Tim Wilson
La chanteuse Lady Gaga portant une imitation de sa robe de chair, lors d’un concert à Manchester.

LE PÉRISSABLE, UNE CARACTÉRISTIQUE À PRENDRE EN COMPTE

Exploiter l’éphémérité des matières organiques comme le vin et le fromage fait entièrement partie du travail de l’artiste français Nicolas Boulard. Ses monochromes de vin comme Critique du raisin pur s’oxydent dans le temps et changent de couleur. « Habituellement, on attend d’une œuvre qu’elle soit universelle et perpétuelle mais avec des matériaux périssables comme le vin et le fromage, c’est une temporalité qu’il faut figer, qu’il faut utiliser dans la production des œuvres », explique-t-il.

L’artiste a entamé en 2009 un travail qu’il a nommé Specific Cheeses. Tout a commencé lorsqu’il a observé des fromages exposés sur un étal bien ordonné, qui lui a rappelé les installations d’art minimal. « Travailler de manière transversale m’intéresse. Quand on déplace des savoirs du monde viticole et du monde du fromage dans un milieu artistique, qu’est-ce que ça produit comme situation ? C’est une volonté de mettre des situations inhabituelles dans des environnements artistiques » , détaille-t-il. Avec l’aide de producteurs de fromage, il réalise ensuite des moules et élabore ses fromages qu’il photographie quand ils sont exposés. En travaillant avec cet aliment, le Français a voulu redonner du vivant à l’art minimal puisque les artistes des années 1950-1960 de ce type d’art utilisaient des matériaux inertes comme l’acier, l’inox ou les plastiques.

Critique du raisin pur de Nicolas Boulard représente des monochromes réalisés à partir de vin.
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© Jean Christophe Garcia
Critique du raisin pur de Nicolas Boulard représente des monochromes réalisés à partir de vin.

LES ALIMENTS AU CŒUR D’ŒUVRES D’ART PERFORMATIF

Certains artistes vont jusqu’à utiliser la nourriture dans le spectacle vivant, comme le plasticien suisse Daniel Spoerri. Initiateur du « Eat Art », un courant qui utilise l’aliment dans la création artistique, il a organisé plusieurs repas auxquels le public était convié. Dans l’un d’entre eux, « Le dîner des riches et des pauvres », l’artiste amène à réfléchir autour des codes socio- culturels liés au repas.

Pendant la performance, la table est divisée en deux, une partie correspond à un repas de riche et l’autre à un repas de pauvre. À leur arrivée, les convives doivent tirer au sort quel repas ils mangeront. « L’œuvre, c’est le dîner en lui-même, et pour l’avoir fait une fois, c’était étonnant parce que les gens se parlaient beaucoup, ils se sont mis à échanger leurs plats, les ‹ riches › ont commencé à trouver le repas des ‹ pauvres › meilleur », se souvient Camille Paulhan, qui connaît très bien le travail de Daniel Spoerri. Cet artiste est connu et reconnu dans le domaine puisque le rapport à la nourriture le fascine et est présent de manière constante dans sa pensée.

Elle l’est aussi chez le plasticien québécois Massimo Guerrera. Pour lui, la nourriture est l’une des métaphores les plus fortes pour parler des questions relationnelles et de leur complexité. « C’est un des éléments les plus constants, les plus puissants qu’on a dans la vie de tous les jours. Je me suis toujours intéressé à la nourriture comme lieu de réunion, ça a toujours été le cœur de la socialité », éclaircit-il. D’ailleurs, elle était centrale lors de son travail phare « La cantine (redistribution et transformation de nourritures terrestres) » dans les années 1990. Massimo Guerrera créait des situations de rencontre autour de la nourriture qu’il distribuait en pleine rue, à Montréal. À défaut d’être installé dans un lieu culturel, l’artiste a été confronté à l’imprévisibilité de l’espace public, donc à toutes sortes de réactions des passants, y compris l’indifférence. « Quand on passe un après-midi complet à l’entrée d’un métro, une partie des gens ne réalisent même pas ce qui est là. C’est la réalité d’une ville contemporaine », conclut-il. Quoi qu’il en soit, l’usage de la nourriture dans l’art devrait continuer à faire parler de lui alors que les musées cherchent à se diversifier pour rester attractifs face aux nouvelles formes de divertissement.

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