N° 118 - Automne 2015

Le moment est venu de troquer l’argent contre la vertu

L’argent détruit la réputation de ceux qui en ont et gâche la vie de ceux qui n’en ont pas. L’argent mine tellement notre société qu’il ne laisse plus le choix qu’entre être corrupteur ou corrompu. Le scandale de la FIFA, qui a montré qu’on pouvait vendre une Coupe du Monde à un pays où la canicule rend insupportable la pratique du football, va laisser d’autant plus de traces qu’on s’aperçoit aujourd’hui que le sport professionnel est de moins en moins vertueux et de plus en plus combinard. Au point que, au Bois de Boulogne la nuit et en Provence le jour, la pétanque donne désormais lieu à des parties très intéressées où les tireurs accourus de la Canebière plument les pigeons venus de Paris. Et il en est de même de la boxe, pourtant baptisée « noble art ». Ainsi, ce qui devait constituer pour la jeunesse une école du courage et de l’honnêteté est-il devenu une foire d’empoigne livrée aux plus sordides manipulations.

Dans l’arène politique, ce sont les prébendes, les dessous-de-table et les intérêts croisés qui servent de chiffon rouge au taureau du suffrage universel. Dans les pays les plus pauvres de la planète, les dictateurs amassent en quelques années des fortunes énormes. Dans les démocraties, les politiciens peuvent vivre aux frais du contribuable pendant un demi-siècle, en s’inquiétant de la ponctualité défaillante des transports publics mollement avachis sur la banquette arrière d’une limousine de fonction à laquelle des motards ouvrent la route. Certes, leurs émoluments sont moins importants que ceux versés aux grands patrons. S’ils ne touchent pas le pactole lorsqu’ils cessent leur activité, ils peuvent cumuler jusqu’à une demi-douzaine de retraites différentes. Attendent-ils leur heure dans l’opposition ? Leur parti finance le gîte et le couvert. Sont-ils au pouvoir ? La République les prend complètement en charge en les autorisant à considérer leur salaire comme de l’argent de poche. Possèdent-ils en province un château dont ils ont pris la peine de faire savoir que son prix était inférieur à celui d’un trois-pièces cuisine parisien ? La protection de ce bien modeste (sic) mobilise à l’année – qu’ils y séjournent ou pas – des dizaines de gendarmes. Certains, atteints de « phobie administrative » oublient d’acquitter leurs impôts ou possèdent en catimini des comptes à l’étranger. Le paroxysme est survenu en France lorsque deux fraudeurs, installés aux plus hauts postes de l’Etat avec pour mission de rappeler les contribuables à leur devoir fiscal, ont été découverts la main dans un sac plein plus que de raison.

Des cachets gros comme une pharmacie

Côté artistique, ce n’est pas mieux. Si les stars ont disparu, les vedettes passent toujours à la caisse. Pour dire face à une caméra des choses qu’elles ne pensent pas et feindre des sentiments qu’elles n’éprouvent pas davantage, elles touchent des cachets gros comme une pharmacie. Voilà quelques années, il leur était même possible de s’inscrire au chômage entre deux tournages payés des millions. Mais les plus grands champions œuvrent dans l’art moderne où l’un d’eux peut trouver des amateurs capables d’allonger des millions pour une baudruche gonflée par les assistants du maître. D’autres, encore plus malins ou plus flemmards, proposent des toiles entièrement blanches pour le prix d’un Rembrandt. A charge pour l’acquéreur qui, comme la nature, aurait horreur du vide, de tracer les lignes de son choix sur la toile immaculée. Le reste de l’humanité est composé de braves gens qui font des enfants et des heures supplémentaires avant de regarder à la télé des matches truqués. Quand, dans quelques années, les robots auront monopolisé le marché du travail et que le chômage sera généralisé, la société n’aura plus alors d’autre choix que d’allouer une indemnité de subsistance à ces millions de citoyens qui, ne pouvant plus faire d’heures supplémentaires, feront davantage d’enfants.

Plus besoin d’enquêtes policières et de commissions parlementaires pour découvrir le grand coupable de cette prospérité de façade cachant de moins en moins une profonde misère : c’est l’argent. Une monnaie d’échange terriblement efficace puisqu’elle permet d’acheter les consciences et les corps. Comment abattre ce veau d’or, toujours debout ? Sinon en promulguant une loi valable dans tous les pays, comme on l’a fait mais pour l’Europe seulement lorsqu’il s’est agi de remplacer le franc par l’euro, décrétant que le troc doit prendre la relève d’un métal faussement précieux. Hélas ! Il n’est pas plus facile de trouver à l’argent une contrepartie que pour les athées de dénicher un substitut à un Dieu auquel ils ne croient pas.

La Suisse redeviendrait un vaste pâturage

Bien sûr, le troc a fait ses preuves dans l’Antiquité. Mais des siècles de cupidité et de thésaurisation se sont écoulés. Il n’y a plus guère que dans la province la plus reculée qu’un malade puisse payer son médecin avec une douzaine d’œufs ou une motte de beurre. Sans compter – mais il faudrait cesser complètement de le faire – que les deux tiers de la population, composés d’intermédiaires et de commerciaux ne produisant rien eux-mêmes, mourraient de faim dans l’année. Des centaines de professions et des milliers de professionnels disparaîtraient. La Suisse redeviendrait un vaste pâturage. Car on voit mal un romancier aller lire quelques pages de son dernier bouquin au boucher dont il espère en contrepartie un morceau de viande tandis qu’un comédien réciterait la « Tirade des nez » à l’ORL consulté pour une sinusite. En fait, dans une société purgée du capitalisme, il conviendrait de faire moins appel au troc qu’au bénévolat. Mais en admettant que le système fonctionne, combien de temps serait-il nécessaire pour que les esprits et les caractères changent suffisamment ? Sur le plan de la séduction matérialisée, les ostréiculteurs ne seraient-ils pas les derniers à pouvoir offrir un collier de perles à leur belle ? Que les banques qui prêtent de moins en moins facilement l’argent à ceux qui en ont besoin boivent le bouillon ne ferait pleurer que les banquiers. Car que faire de tous ces comptables uniquement formés à la comptée d’un argent qui n’existerait plus ? Sans doute la solution consistera-t-elle à ne plus encourager une natalité qui, depuis plusieurs décennies, ne tenait aucun compte de la saturation des crèches, des autoroutes et des plages. Au lieu de se gargariser avec une progression de deux milliards d’habitants d’ici à 2030, on se féliciterait que les paysans puissent exploiter davantage de terre et de la diminution du nombre de bouches à nourrir.

La rapacité et la radinerie ne seront plus cotées en bourse.

Parvenu à cette étape de mes observations et de mes préconisations, je témoignerais d’une impardonnable légèreté d’esprit si je ne m’inquiétais pas de mon sort personnel. Nul doute que si les producteurs de tomates, les éleveurs de poules pondeuses et les puisatiers (qui éclusera encore une bouteille de Petrus ?) survivront sans problème, les fabricants de blabla et les négociants en parlote seront condamnés à passer sous une terre plus capable de les nourrir ou à se familiariser d’urgence avec une autre profession plus utile à la collectivité. Mais que peut-on prétendre faire quand on a passé sa vie à noircir du papier et ses contemporains, à couper des cheveux en quatre sans éviter la calvitie, à affirmer tout et son contraire et à décrire le spectacle de ceux qui travaillent en évitant de se salir les mains ? Lorsque l’échéance arrivera, je ferai preuve de tant de bonne volonté que, sans doute, les nouveaux maîtres du monde, émus par ma détresse, me tendront la perche d’une reconversion. Par exemple, en me confiant quelques travaux dits d’intérêt général, hors de ma compétence, ou en me donnant un lopin de prairie que je ne saurai pas cultiver et une vache à lait dont je ne trouverai pas les pis. Je ne pourrai même pas participer, compte tenu de la fausseté de mon organe vocal, à ces chœurs qu’on ne manquera pas de créer pour encourager les efforts de ceux dont les dix doigts sont devenus enfin productifs. Je ne trouverai mon salut qu’en proposant aux autorités locales le service que les vieux Chinois ont longtemps rendu à leur village : je m’accroupirai au soleil et, jusqu’à ce qu’éclosion s’ensuive, je couverai des œufs.

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