N° 121 - Automne 2016

Dialogue sur les médias

– On ne vous voit plus guère à la télévision…
– C’est qu’on m’y invite de moins en moins pour parler de philosophie, de plus en plus pour commenter l’actualité ! Ce n’est ni mon goût ni mon métier… Je refuse donc, depuis plusieurs années, la plupart des invitations que l’on m’y fait, lesquelles tendent dès lors à devenir de moins en moins nombreuses.
– C’est dommage ! Vous auriez des choses à dire…
– Pas plus que beaucoup d’autres, et moins que certains. Par exemple les trois dernières émissions que j’ai refusées avaient respectivement pour thème la crise du politique, la réforme du code du travail, enfin la dépénalisation du cannabis… Sur tous ces sujets, il y a tellement de gens plus compétents que moi !
– Mais qui ne sont pas philosophes !
– Et alors ? Les philosophes n’ont pas réponse à tout !
– Mais ils ont un point de vue sur tout, puisqu’ils en ont un sur le Tout !
– C’est ce qu’on appelle la métaphysique. Mais reconnaissez qu’elle ne nous dit pas grand-chose sur les moyens de faire reculer le chômage ou le populisme, ni sur la consommation des drogues douces ! Au reste, la métaphysique est tellement incertaine et conflictuelle qu’il serait illusoire d’en attendre, sur des problèmes de société, quelque solution que ce soit.
– Va pour la métaphysique ! Mais il y a la morale…
– Je m’en méfie encore plus, lorsqu’il s’agit de questions politiques ou sociales ! Que nous dit la morale sur le chômage ?
– Qu’il faut le combattre…
– La belle affaire ! Ce n’est pas cela qui est en débat, mais les moyens d’y parvenir ! Or, sur ces moyens, la morale n’a guère à dire. Faut-il libéraliser le marché du travail, ou au contraire imposer davantage de contraintes aux entreprises ? La morale ne répond pas. Les meilleures mesures seront les plus efficaces, pas les plus vertueuses !
– Ce sont pourtant des sujets sur lesquels vous avez une opinion : il vous arrive d’en parler dans la presse écrite, autrefois dans L’Evénement du Jeudi ou L’Express, aujourd’hui dans Challenges ou Le Monde des Religions…
– Parce que je peux le faire à mon rythme, tranquillement, sérieusement, avec toute la rigueur que permet l’écrit, et d’autant mieux que je le fais régulièrement. Ce que je n’ai pas pu dire dans un article, je le dirai dans un autre. Mes lecteurs, s’ils me suivent au long cours, feront la part des choses. Mais sur un plateau de télévision, rien de tel ! Une émission efface l’autre, bien plus qu’elle ne la prolonge. Et comme on y est interrompu toutes les deux minutes (quand ce n’est pas toutes les trente secondes), il est à peu près impossible de bâtir quelque raisonnement que ce soit. La polémique prend le pas sur la réflexion. Trop de passion, de colère, de mauvaise foi bien souvent, de bêtise parfois… Par exemple, j’ai participé, il y a quelques années, à un débat télévisé sur la prostitution. C’est un vrai sujet, sur lequel j’ai des opinions, comme vous dites. Mais voilà que l’un des participants, lui-même prostitué, s’étonne de ma présence : « Je ne vois pas de quel droit Comte-Sponville peut parler de la prostitution ; je ne l’ai pas souvent vu faire le tapin au bois de Boulogne ! » Je ne sais plus ce que j’ai répondu, mais reconnaissez que ce genre d’objection rendait le débat difficile…
– Là-dessus, je vous rejoins. La télévision tend toujours à privilégier le vécu, le concret, les témoignages, le « terrain », comme ils disent… C’est accorder une prime à l’émotion plutôt qu’à l’argumentation.
– Alors que la philosophie suppose le recul, l’abstraction, la nuance… Il y faut plus de temps et de sérénité que la télévision, sauf exception, n’en offre !
– Mais passer à la télé, n’est-ce pas aujourd’hui, pour un intellectuel, la meilleure façon de se faire entendre ? Beaucoup de vos confrères ne s’en privent pas…
– Libre à eux ! Je ne le leur reproche d’ailleurs aucunement. Passer à la télévision n’est ni un devoir ni une faute.
– Mais c’est une arme, une formidable caisse de résonance…
– Et un piège parfois. Je me souviens de la « une » du Monde, il y a quelques semaines. Le titre, sur trois colonnes, était le suivant : « Les polémistes vont-ils remplacer les politiques ? » J’espère bien que la réponse est non ! Mais quels étaient les « polémistes » en question ? Il y en avait quatre : Michel Onfray, Alain Finkielkraut, Régis Debray, Eric Zemmour. Cela me faisait mal pour les trois premiers, pour lesquels j’ai à la fois de l’estime et de la sympathie ! Passer du statut de philosophe à celui de polémiste, c’est le contraire d’une promotion !
– Je n’ai rien lu de lui, et n’en dirai donc rien. Mais, enfin, je ne sache pas qu’il se soit jamais prétendu philosophe, et n’aimerais guère, pour ce qui me concerne, être mis sur le même plan que lui…
– Question de standing ?
– Pas seulement ! La philosophie est un combat, bien souvent, mais le contraire d’une polémique. L’amour de la vérité doit l’emporter sur la quête de la victoire, la raison sur la passion, la liberté de l’esprit sur l’engagement. Et c’est ce que la télévision ne permet guère.
– Mais il y a les livres. Les quatre auteurs que vous évoquez en ont publié beaucoup…
– Dont on parle moins que de leurs saillies médiatiques ! C’est la faute des journalistes, toujours à l’affût du « buzz » ou du « dérapage », au moins autant que la leur. Les médias font système : ils tendent à ne parler que d’eux-mêmes ou de ce qui s’y passe. C’est pourquoi je parlais de piège. Quand on se jette à ce point dans l’arène médiatique, on ne maîtrise plus guère l’usage qui sera fait des propos qu’on y tient, presque inévitablement trop rapides ou trop vagues. Le risque de récupération (par exemple Daech se réclamant de Michel Onfray !) devient maximal. C’est ce que je préfère éviter.
– Vous y perdez des lecteurs…
– Sans doute, et ce n’est pas si grave. Je tiens moins à être lu qu’à être compris.
– C’est vous accorder beaucoup d’importance, et bien peu au débat public ! Socrate, lui, craignait moins de se compromettre : il philosophait sur l’agora…
– Mais Platon à l’Académie, Aristote au Lycée, les stoïciens sous un portique, Epicure dans son jardin… A chacun de choisir les lieux qui lui conviennent. Au reste, la télévision, c’est moins l’agora, où l’on prenait son temps, que sa caricature, où la précipitation l’emporte. Vous imaginez Socrate chez Ruquier ou Ardisson ?
– Quand vous étiez jeune, vous étiez moins sévère. On vous a beaucoup vu chez Polac, chez Pivot, chez Cavada…
– J’y retournerais volontiers, si leurs émissions n’avaient pas disparu. Encore aujourd’hui, je ne refuse jamais de participer à une émission littéraire, lorsqu’on m’y invite pour parler d’un de mes livres. Mais il en reste si peu ! La plupart de celles qui se veulent culturelles ne prennent plus les livres que comme prétexte, pour parler d’autre chose. De quoi ? De l’actualité, des polémiques du moment, des prochaines élections, bref, de ce qui est censé intéresser les gens, qui n’intéressera plus personne dans quelques années… Sincèrement, j’ai mieux à faire !

LA PHILOSOPHIE EST UN COMBAT, BIEN SOUVENT, MAIS LE CONTRAIRE D’UNE POLÉMIQUE.

– N’est-ce pas prétentieux de votre part ? Vous prétendez écrire pour les siècles des siècles ?
– Cela ne me déplairait pas ! Je vous accorde que c’est un fantasme absurde, et aussi narcissique qu’ils le sont tous. J’ai bien le droit, moi aussi, d’avoir mes défauts ! Mais il y a autre chose. J’ai trop fréquenté les Anciens et les Classiques pour n’être pas influencé par eux, plus que par la plupart de mes contemporains. A relire si souvent Aristote ou Epicure, Montaigne ou Spinoza, on se déprend quelque peu de l’actualité. Cela ne m’empêche pas de m’y intéresser, passionné-ment parfois, mais me dissuade de prendre cet intérêt trop au sérieux. A la limite, il n’y a que l’éternité qui me paraisse, intellectuellement, valoir la peine.
– Pour quelqu’un qui prétend que seul le présent existe !
– Attention de ne pas confondre l’éternité, qui est le toujours-présent du temps, avec la postérité, qui n’est que sa projection imaginaire dans le futur ! La postérité passera aussi, comme tout le reste. La vérité, non. Là-dessus, voyez Platon ou Spinoza, pour une fois d’accord. C’est ce qui distingue la vérité de la connaissance (elle toujours historique), a fortiori de l’opinion. Penser sub specie aeternitatis, comme disait Spinoza, en tout cas essayer, c’est simplement s’efforcer de philosopher pour de bon. Le contraire à peu près du temps médiatique, tout entier suspendu à la loi du divertissement et de l’audimat !

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