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Une vingtaine d'espaces urbains en plaine rue, appelés "Leefstraat", ont été créés à Ghent en Belgique pour favoriser les rencontres citoyennes © www.livingstreet.org
N° 129 - Été 2019

Architectures éphémères, ou comment soigner le mal urbain

Architectures légères ou nomades, aménagements pop-up et design tactique : de nouvelles formes urbaines font florès dans les villes, réinventant la notion même de places publiques. À une époque où tout rime avec rapidité, l'architecture et l'urbanisme se conjuguent plus que jamais à l'instant présent.

Paris, Londres, Montréal, New York, Amsterdam, Berlin : l’engouement pour l’architecture éphémère ne se dément pas. Si le nom donné à ces nouvelles venues dans l’espace urbain laissait croire à leur fin prochaine, leur popularité, elle, semble là pour durer. Apparues comme de microsolutions pour changer le visage des villes, elles sont en voie de se poser comme des avenues durables pour s’attaquer aux nombreux défis auxquels font face les villes du IIIe millénaire.

La Ville lumière s’y est mise dès 2002, avec son Paris Plages, une opération estivale répétée chaque année pour redonner un peu d’oxygène et de chlorophylle aux abords de la Seine. Depuis quinze ans, l’aménagement pop-up revit tous les étés. Transats et palmiers ont pris le pas sur le macadam pour offrir aux Parisiens un accès à leur fleuve iconique et l’impression d’un coin de plage en plein cœur de la ville.

Depuis, l’idée a fait boule de neige. Sous diverses formes, parfois très sophistiquées, souvent minimalistes et spontanées, cette nouvelle façon d’intervenir dans la ville est reprise autant par les « starchitectes », appelés à créer de spectaculaires pavillons temporaires, que par des urbanistes ou des organisations citoyennes. Tous avec la même intention en tête : redonner aux citoyens des lieux désinvestis au fil des ans.

Au cœur de Times Square

C’est à Manhattan qu’un des premiers projets phares d’aménagement éphémère a pris forme, le temps d’un été, propulsé par l’urbaniste danois Jan Gehl, pionnier du « public space-making ». En 2009, la ville qui ne dort jamais faisait appel à ce créateur d’espaces à échelle humaine pour piétonniser l’effervescent carrefour de Times Square, l’un des plus fréquentés au monde, foulé par plus de 350 000 piétons par jour.

Halte vélo et jeux pour enfants enjolivent le parc de la Pointe-aux-Lièvres à Québec.
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© Jean-François Gravel
Halte vélo et jeux pour enfants enjolivent le parc de la Pointe-aux-Lièvres à Québec.

Audacieux, le projet visait à humaniser ce canyon urbain coincé entre gratte-ciel, pris d’assaut jour et nuit par une déferlante de voitures, de bus et de taxis jaunes. D’abord limité à un marquage au sol et 400 chaises de jardin légères, le projet de piétonnisation a été rapidement bonifié de banquettes au design intrigant, de parasols et de concerts en plein air. À deux jets de pierre de Broadway, la rue est devenue un théâtre où le passant tenait désormais le premier rôle.

Après dix ans, la ville de New York a fini par fermer aux voitures ce carrefour iconique de façon permanente, redécouvert aujourd’hui par 36 millions de visiteurs par année.
Cette réussite a lancé une nouvelle ère dans la manière de concevoir les espaces urbains, jusqu’alors tributaires des tables à dessin des seuls architectes et urbanistes. Elle a remis aux premières loges les désirs et souhaits exprimés par les citoyens, interpellés tout au long des processus de gestation des espaces à réinventer.

« Avant de créer ou de transformer un nouvel espace urbain, il faut observer ce qui s’y passe, noter ce que gens y font ou pas, comprendre pourquoi d’autres la fuient. Ce que les urbanistes oublient souvent, c’est ce que les gens veulent faire sur une place publique », affirme Fred Kent, fondateur de Project for public spaces (PPS), acteur de premier plan dans la transformation survenue à Times Square.

Les aménagements éphémères et escamotables sont devenus pour ainsi dire les planches à dessin sur lesquels tester les élans citoyens. Ces architectures malléables, souvent peu coûteuses, permettent d’intervenir rapidement dans la trame urbaine pour requinquer des lieux délaissés, des espaces en friche, des surfaces fortement minéralisées ou tester des solutions avant-gardistes.

L’ÉPHÉMÈRE EST UN OUTIL POUR CHANGER LES PARADIGMES. IL PERMET D’ACTIVER, D’HUMANISER, DE RÉVÉLER DES LIEUX, D’EXPÉRIMENTER.

Jérôme Glad, cofondateur de Pepinière & co

Acupuncture urbaine

C’est souvent ainsi que sont décrites les architectures temporaires, pensées pour guérir divers maux associés à la vie en ville, notamment la présence envahissante des voitures, le manque d’espaces verts et de lieux de socialisation.

Un brin révolutionnaire, ces gestes architecturaux ont au départ été lancés pour contester haut et fort les diktats de l’aménagement urbain conventionnel. Ce fut notamment le cas des « parklets », une forme de design tactique imaginé par un groupe d’artistes de San Francisco en 2010, dont le but visait à métamorphoser des espaces de stationnement en espaces de repos. Une façon de dénoncer l’omniprésence des voitures dans les villes américaines, au détriment d’espaces citoyens. Des « parklets », aussi appelés parcs de poche, existent aujourd’hui dans des dizaines de villes.

Les sursauts de l’architecture éphémère prennent des formes multiples, jouant parfois le rôle de facilitateurs sociaux. Cet art de construire à géométrie variable a été mis à l’essai dans de nombreuses villes pour créer des potagers urbains dans les « déserts alimentaires » de certains quartiers, pour briser l’isolement des citoyens ou offrir des espaces de jeux aux enfants de quartiers qui en étaient dépourvus.

Une cinquantaine de
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© www.livingstreet.org
Une cinquantaine de "rues vivantes" ont essaimé depuis 2014 dans diverses villles de Belgique, des Pays-Bas, de France, de Croatie et d'Italie.

À Montréal, la firme Pepinière & co, créatrice d’espaces collectifs, est aux premières loges de cet élan pour la transformation d’espaces collectifs. Appelés à imaginer des places publiques dans plusieurs quartiers défavorisés, ces créateurs ont fait naître ces dernières années placettes, potagers urbains, scènes temporaires, marchés de ruelles, cafés terrasse, tous confectionnés avec des matériaux sobres et facilement démontables. Et forcément temporaires. Échafaudages, palettes récupérées et planchettes de bois colorées reviennent animer les recoins de la métropole canadienne chaque été dans des opérations qui dépassent de loin le simple maquillage.

« On se perçoit comme une seconde peau ou une seconde couche, ajoutée à la ville. Nous ne sommes pas là pour remplacer les architectes ou les urbanistes, mais pour ajouter une dimension plus humaine à la ville », affirme Jérôme Glad cofondateur et directeur de Pepinière & co.

Fleur de bitume

En 2015, les idéateurs de La Pepinière & co créaient au centre-ville de Montréal les Jardins Gamelin, aménagement éphémère et démontable, sur une place publique fuie par les piétons, à force d’être investie par les sans-abri et les utilisateurs de drogues injectables. Serres et jardinets sont apparus sur l’immense dalle minérale de cet espace ingrat.

Plus qu’une stricte histoire de design urbain, l’aménagement a, au fil des ans, facilité la cohabitation sereine entre sans-abri et autres usagers de cette place publique. Aujourd’hui, tomates et fleurs grimpantes envahissent ces jardins urbains qui attirent autant les travailleurs venus profiter du soleil de midi que les amateurs de salsa et les touristes, intrigués par cette oasis urbaine.

« L’idée n’était pas de chasser les sans-abri, mais de composer avec leur présence. Notre stratégie a été de créer un projet pilote, avec la possibilité de se retirer en cas d’échec », soutient Pascale Daigle, directrice de la programmation au Partenariat du quartier des spectacles (PQDS) où reprennent vie chaque été les Jardins Gamelin.

Le choix de matériaux simples et sobres a joué pour beaucoup dans l’adoption de ces jardins éphémères par les résidents du quartier, même les sans-abri. « Il y a eu très peu de vandalisme, note Pascale Daigle. Les habitués se sont approprié ces matériaux familiers. »

Même tactique sous un des principaux ponts enjambant le fleuve Saint-Laurent, où le « village au Pied-du-Courant » prend forme chaque été depuis six ans pour redonner aux Montréalais l’accès aux berges, dans une zone industrielle laissée en plan depuis des années.

La rue pour jardin

Ailleurs, ce sont les rues qui se font les incubatrices de cette architecture de l’instant, notamment dans les Leefstraat, littéralement « Livingstreet », lancées en 2013 à Gand en Belgique pour revitaliser diverses artères de concert avec les citoyens. Installées dans les quartiers des XIXe et XXe siècles de l’agglomération gantoise, ces rues « vivantes » se sont déployées pendant quatre ans pour tester la possibilité d’éliminer les parkings sur rue au profit de stationnements à distance.

« Nous avons créé 50 projets de rue en quatre ans, avec des aménagements assez modestes, mais surtout avec la participation des citoyens », explique Dries Gysels, un des instigateurs des Leefstraat, aujourd’hui fonctionnaire à la Ville de Gand.

Avec pour repères des gazons artificiels déroulés au carrefour des rues, enjolivés de chaises roses et de banquettes, ces nouveaux espaces se sont multipliés à travers la ville. « Ces tapis verts sont devenus un symbole fort. Cela créait immédiatement des zones protégées, où les gens pouvaient se retrouver », ajoute M. Gilsbert. « Co créées » par les citoyens lors de séances de brainstorming, ces rues ont donné naissance à un tel sentiment d’appartenance que plusieurs résidents les ont dotées de noms propres, encore utilisés aujourd’hui pour identifier les gens d’un quartier ou créer des groupes de discussion sur Facebook. Depuis, plus d’une cinquantaine de « Living Streets » ont été créées ailleurs en Belgique, en France, aux Pays-Bas, en Italie, en Croatie et en Italie.

Malgré leur nature temporaire, ces constructions éphémères amènent certains architectes à envisager autrement leur travail. Au Portugal et en Espagne, les jardins temporaires créés par la firme parisienne NOGLO, l’espace d’un été, posent à leurs créateurs le défi de trouver des solutions pour les rendre facilement démontables.

En Pologne, la firme NoStation excelle dans ces apparitions urbaines, parcs de poche et autres jardins spontanés saupoudrés dans les espaces bétonnés.

Laboratoires urbains

L’espace d’une saison ou d’un événement, l’architecture éphémère est devenue un outil incontournable pour bien des administrations locales qui tentent de trouver des solutions rapides et peu coûteuses pour reverdir les villes, juguler le flot de véhicules ou changer l’allure de places publiques. Ces interventions ont l’avantage d’être en synchronisme avec leur temps et de se mouler aux changements culturels et économiques rapides qui secouent plusieurs villes.

En plus de répondre à des besoins immédiats, design tactique et architecture éphémère transforment la ville en laboratoire urbain pour tester de nouveaux matériaux, de nouvelles idées. « Les constructions rapidement conçues peuvent permettre aux architectes d’expérimenter et d’inventer des formes nouvelles qui accompagneront la façon dont nous vivrons demain », affirme Philip Jodidio, dans l’ouvrage L’architecture éphémère d’aujourd’hui.

D’ordinaire conçus pour trente ans, les aménagements urbains deviennent de plus en plus rapidement obsolètes, incitant de plus en plus d’administrations à embrasser ces formes malléables. L’éphémérité permet aussi le droit à l’erreur et offre la possibilité de réviser le tir avant que ne soient engagés des fonds publics dans des transformations importantes.

Sable chaud, transats et conteneurs colorés insufflent une cure vitaminée au Village au Pied-du-Courant.
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© Jean-Michael Seminaro
Sable chaud, transats et conteneurs colorés insufflent une cure vitaminée au Village au Pied-du-Courant.

Lancée à Genève en 2003, l’expérience d’aménagement sur rue « Les Yeux de la ville », destinée à récupérer des places de parking pour loger des terrasses, s’est vite attiré les foudres de citoyens, déjà excédés par le manque criant d’espaces de stationnement. L’exercice a permis de tester les résistances du public aux solutions trouvées au verdissement de certaines artères.
Dans son mémoire De l’éphémère au durable, la géographe suisse Maria Trayser souligne que ces solutions éphémères sont à juste titre utiles pour avancer « en douceur » vers le changement. Dans un univers où la valeur de l’architecture a longtemps été jugée à l’aune de la longévité, l’éphémérité apparaît soudainement comme un atout pour créer des espaces plus résilients aux mutations sociales et économiques.

À défaut d’être pérennes, ces constructions instantanées redessinent le rapport du citoyen à la ville. Autrefois, les citadins se rencontraient sur la place du marché, ou devant l’église. La place urbaine du XXIe siècle, elle, est en redéfinition.

Éphémères, vraiment ?

Mais pour Jérôme Glad, cofondateur de Pepinière & co, c’est faire erreur que de réduire ces nouvelles propositions urbaines à leur seul caractère éphémère. « On ne considère pas les ruelles vertes comme quelque chose d’éphémère. Même si ces formes se déploient durant la belle saison, elles s’inscrivent aussi dans la durée, dit-il. Car l’humanité et le tissu social créés par ces projets, eux, sont permanents. L’éphémère est un outil pour changer les paradigmes. Il permet d’activer, d’humaniser, de révéler des lieux, d’expérimenter. » Et pourquoi pas de rêver.

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