N° 145 - Automne 2024

Les souvenirs d’Hokkaido de Sou Fujimoto

L’architecte japonais convoque les forêts de son enfance dans nombre de ses projets. Concerné par le développement durable depuis toujours, il prépare un gigantesque anneau en bois qui accueillera, sous un même toit, les participants à l’expo 2024 Osaka.

Sou Fujimoto est né en 1971 à Higashikagura, une petite ville de 10’000  habitants, située sur Hokkaido, deuxième plus grande île du Japon, et sa préfecture la plus septentrionale. Elle a longtemps été la terre des Aïnous, dont on pense qu’ils descendent des chasseurs-cueilleurs de la période Jōmon (vers 12’000-300  av.  J.-C.). Malgré une longue histoire d’interactions et de conflits avec l’Archipel, l’annexion de l’île et l’assimilation du peuple Aïnou n’ont eu lieu que pendant la restauration Meiji (1868-89).

Aujourd’hui, Hokkaido est toujours nettement moins peuplée et développée que le reste du pays. Ici, les liens avec la culture japonaise traditionnelle, qui sont considérés comme allant de soi plus au sud, sont largement absents.

L’architecte Sou Foujimoto.
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(DR)
L’architecte Sou Foujimoto.

Sou Fujimoto y a vécu une enfance confortable, – son père était psychiatre et directeur d’une clinique  – et il a passé du temps à jouer dans les forêts de l’île, qui est encore beaucoup plus sauvage que les principales îles méridionales du Japon. Il a 12 ans lorsqu’il découvre l’architecture moderne à la lecture d’un livre sur Antoni Gaudi. « J’ai été très impressionné par ses bâtiments, je les ai trouvés si extrêmes, dit-il. Je n’ai pas décidé à l’époque de devenir architecte, mais je me suis rendu compte que la conception architecturale était une profession réelle et créative. »

En 1990, il entre à l’Université de Tokyo. Il a 19 ans et ne connaît pas encore l’histoire de l’architecture. Plus surprenant, il ignore presque tout des traditions architecturales et artistiques du Japon.

D’abord inspiré par les exemples de Le Corbusier et de Mies van der Rohe qu’il rencontre dans ses cours, il part à la découverte de l’architecture européenne et de celle de son propre pays, notamment celle de Tadao Ando. Fujimoto développe ensuite des idées personnelles sur l’architecture, influencées, par exemple, par les forêts de son enfance, et conçoit un programme plutôt radical visant d’une certaine manière à créer un nouveau monde. Comme Einstein, Picasso et Le Corbusier l’avaient fait avant lui.

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(Iwan Baan)
L’Arbre blanc, un immeuble résidentiel construit en 2019 à Montpellier qui abrite également un restaurant et une galerie d’art.

FORÊT PROTECTRICE

Partant de cette idée, il aime comparer les petites rues denses du Tokyo traditionnel à une sorte de forêt, celle où il a construit le bâtiment Omote Sandō Branches en 2014, qui présente de nombreux arbres en saillie sur sa façade. Il parle de l’aspect « douillet » des bois de son île natale comme produisant un sentiment comparable à celui qu’il éprouve dans la capitale. Il retrouve cette même impression dans les ruelles anciennes de Paris, cette sensation de protection ou de familiarité. Ses récentes constructions européennes, L’Arbre Blanc (Montpellier, 2019) et la Maison de la musique de Budapest (2021), sont également imprégnées de ses idées sur la forêt, ou peut-être s’agit-il d’exemples de l’architecture en tant que métaphore de la nature.

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(Iwan Baan)
La Maison de la musique de Budapest inaugurée en 2021.

Deux de ses projets les plus récents et les plus importants sont le Learning Center de l’École polytechnique Université Paris-Saclay (Palaiseau, France, 2023) et l’Exposition universelle à Osaka en 2025, dont il est le planificateur principal et le concepteur du bâtiment central. Le campus de Paris-Saclay a été créé à environ 25 kilomètres au sud-ouest de Paris en 2019 pour accueillir quatre universités techniques. Les visiteurs du bâtiment sont accueillis par un spectaculaire atrium vitré et un réseau visuellement complexe d’espaces de travail destiné à promouvoir une atmosphère conviviale qui favorise les rencontres impromptues, même le long des escaliers. L’ensemble du projet rejette en fait ce qui aurait pu être un bâtiment universitaire typiquement moderniste avec une hiérarchie établie des espaces – ici, beaucoup plus de place est laissée aux rencontres fortuites et aux moments d’apprentissage inattendus. Le bâtiment peut accueillir 1470  étudiants et comprend un grand amphithéâtre de 250 places, ainsi que trois plus petits (80 places) au rez-de-chaussée. Une grande partie du reste du bâtiment est consacrée à 50 salles de classe, 17 par étage.

La Maison de la musique de Budapest.
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(Iwan Baan)
La Maison de la musique de Budapest inaugurée en 2021.
La Maison de la musique de Budapest.
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(Iwan Baan)
La Maison de la musique de Budapest inaugurée en 2021.

CIEL UNIQUE

Expo 2025 Osaka répond aux objectifs de développement durable adoptés par les Nations unies en 2015. « Nous voulons concevoir le site de manière à ce que les visiteurs puissent faire l’expérience de l’unité dans la diversité et d’un monde unique partagé par d’innombrables êtres humains, explique l’architecte. Nous utiliserons ‹ un seul ciel › comme symbole de cette connexion. Car tout le monde, de n’importe où sur la planète, regarde le même. »

Il représente donc l’unité dans la diversité. D’une superficie de 1,55  km2, le site de l’exposition se situera sur l’île artificielle de Yumeshima, sur le front de mer. La contribution directe de Sou Fujimoto concerne la structure principale en forme d’anneau qui unifie la présence des pavillons nationaux et d’autres bâtiments dans l’enceinte de l’événement. Il s’agira certainement de l’une des plus grandes constructions en bois du monde, nécessitant environ 20’000 m³ de bois pour sa réalisation. Situé à 20  mètres au-dessus du sol, le cercle mesurera 700 mètres de diamètre. L’Expo 2025 Osaka ouvrira ses portes le 13 avril 2025 et les fermer six mois plus tard, le 13 octobre.

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(Sou Fujimoto Architects)
Image de synthèse qui présente le projet de Sou Foujimoto pour Expo 2025 Osaka.

De quelle manière avez-vous abordé cette exposition ?

Je m’attends à ce qu’elle soit une vitrine pour la future technologie de l’architecture à faible émission de carbone. La structure principale que j’ai conçue est de forme circulaire et a un diamètre extérieur de 700 mètres. Quant au plan directeur, il est assez simple. Il y a une voie de circulation principale de 30 mètres de large, qui est protégée de la lumière excessive du soleil et de la pluie. C’est pourquoi nous avons besoin d’un toit. Ensuite, tous les pavillons nationaux se trouveront à l’intérieur de cet anneau.

Comment vous est venue l’idée du cercle ou de l’anneau ?

J’ai été nommé planificateur en 2020, à une époque où le monde semblait très divisé. Aujourd’hui, il l’est encore plus. J’ai donc pensé qu’à l’occasion de l’Expo, plus de 150 pays se réuniraient et resteraient au même endroit. Ce pourrait être l’occasion d’une conversation positive et d’un sentiment d’unité, tout en rassemblant une merveilleuse diversité. C’est pourquoi j’ai pensé à l’anneau, comme un symbole d’unité qui admet la diversité sous son toit.

L’impressionnante structure de l’anneau en bois.
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(Sou Fujimoto Construction)
L’impressionnante structure de l’anneau en bois qui abritera l’Exposition universelle d’Osaka en 2025.

Pourquoi avez-vous décidé d’utiliser le bois pour votre structure ?

La question était bien sûr de savoir comment fabriquer l’anneau. Dès le départ, j’ai pensé au bois. J’ai beaucoup travaillé en France ces cinq dernières années et j’ai observé les progrès rapides de ce mode de construction. Le Japon, malgré ses longues traditions dans ce domaine, a pris du retard, du moins en ce qui concerne les projets à grande échelle. Même si dans mon pays, la plupart des petites maisons privées sont en bois, les structures plus importantes restent rares en raison de règlements très stricts. En tant que planificateur, j’ai pensé que ce serait une bonne occasion de réduire notre écart par rapport à l’Europe. Cela dit, la situation a considérablement évolué depuis 2020 au Japon. Le bureau Foster + Partners travaille sur un projet en bois de grande envergure près de Shibuya Crossing, et Renzo Piano sur un autre près de la gare de Tokyo.

Malgré les problèmes de coûts et de réglementation, vous êtes allé de l’avant.

En termes de coût et de technologie, la création du pavillon principal en bois semblait difficile en 2020, mais en effectuant des recherches et en discutant avec les entrepreneurs et les fournisseurs, nous avons finalement résolu les problèmes et trouvé un moyen de rester dans les limites du budget.

LE JAPON A PRIS DU RETARD DANS LE DOMAINE DE LA CONSTRUCTION EN BOIS.

Le recyclage et la durabilité sont des thèmes que vous mettez en avant. Comment abordez-vous ces questions après l’Expo ?

Le bois ne doit pas être gaspillé. Dès le début, j’ai évoqué la réutilisation ou le recyclage, mais ce n’était qu’une idée. Il y a plusieurs scénarios possibles après l’Expo. Le mieux serait de conserver la structure en l’état, bien que ce soit un peu compliqué. Le terrain appartient à la ville d’Osaka, et la ville s’attend à ce qu’après l’exposition, tous les pavillons et toutes les structures soient démontés. Le site a été récupéré sur la mer, et la ville espère que la zone pourra être vendue à un bon prix pour un développement immobilier. Je pense néanmoins qu’en conservant l’anneau, on obtiendrait les émissions de carbone les plus faibles possible, la consommation d’énergie la plus basse. Peut-être que certains promoteurs pourraient alors l’utiliser. Une autre possibilité serait de transporter l’ensemble de l’anneau vers un autre endroit. Cela coûterait plus cher, mais cette solution suscite un certain intérêt. Une autre option serait de diviser l’anneau en unités constitutives, vu que sa structure est modulaire. Chaque unité pourrait être utilisée comme centre communautaire ou à d’autres fins.

Vous êtes donc satisfait des progrès réalisés à ce stade ?

Je pense modestement que la structure de l’Expo exerce déjà une influence positive. Les règles doivent cependant encore être mises à jour. Pour des raisons de protection contre les incendies, nous devons toujours appliquer quelque chose – du béton, du plâtre ou une autre surface ignifuge – autour des colonnes en bois massif, mais d’un point de vue psychologique, il est important que le bois reste visible. La structure étant temporaire, nous ne sommes pas tenus de respecter ces règles. La conception de la structure en bois est bien liée à la tradition japonaise, les joints par exemple, s’inspirent de la conception traditionnelle des temples locaux.

L’École polytechnique de l’Université Paris-Saclay.
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(Iwan Baan)
L’École polytechnique de l’Université Paris-Saclay.

Revenons à l’École polytechnique à Paris. Lorsqu’on y pénètre, on pense tout de suite aux gravures d’architectures enchevêtrées de Piranèse.

Oui, on pense à Piranèse ou à M.C. Escher. C’est un réseau tridimensionnel qui permet la circulation des personnes. Il y a beaucoup de salles de classe dans ce bâtiment, mais lors du concours, le client a demandé qu’il y ait quelque chose au-delà, un nouveau type d’espace éducatif. Dans une salle de classe normale, l’interaction reste unidirectionnelle – le professeur est d’un côté et les élèves sont assis en face. Or, aujourd’hui comme demain, l’éducation devrait être un processus davantage multidirectionnel, non seulement horizontal, mais aussi plus spatial et vertical. C’est ce qui nous a inspirés en premier lieu, c’est pourquoi nous avons créé un immense atrium à l’intérieur de l’école.

L’intérieur de l’École polytechnique.
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(Sergio Grazia)
L’intérieur de l’École polytechnique et ses enchevêtrements d’escaliers évoquent les gravures de Piranèse.

Vous avez également donné aux escaliers d’autres fonctions.

Les escaliers ou les marches peuvent servir de sièges, dans un ensemble tridimensionnel, de sorte que beaucoup de choses différentes peuvent se produire dans cet atrium. Les gens passent, se joignent à une conversation, écoutent ou voient quelque chose. Créer des espaces qui encouragent ces interrelations entre les étudiants ou entre les étudiants et les enseignants est le concept de base de ce projet.

Depuis que vous avez commencé vos études à l’Université de Tokyo, vous avez fait de la culture japonaise l’un des éléments importants de votre réflexion.

La culture japonaise est, bien sûr, l’une des bases très importantes de ma pensée architecturale. Fondamentalement, j’ai appris à la connaître en tant qu’étranger. Ma pensée conceptuelle s’est développée pendant ma période d’inactivité après l’université et avant que je ne crée mon propre bureau. À cette époque, le développement durable devenait un sujet de plus en plus important, au moment même où internet commençait à devenir incontournable. J’ai alors eu le sentiment que la complexité des réseaux représentait une sorte de nouvelle géométrie ou un concept pour l’ère à venir, qu’il existait certainement un lien entre le développement durable et les réseaux numériques. Le Corbusier ne se souciait pas de la nature. Il disait : « S’il vous plaît, coupez les arbres, car ils cachent mon bâtiment. » Mais après cela, dans la seconde moitié du XXe siècle, nous avons commencé à comprendre que la situation n’était pas si simple.

Cela implique-t-il une vision plus complexe de l’architecture ?

Plus complexe parce que la nature relie tout. Ce qui se passe d’un côté de la Terre influence ce qui se passe de l’autre côté. Il ne s’agit donc pas seulement de conserver un arbre ou une forêt, mais aussi d’influencer les mouvements de l’air ou la température des océans. Je pense que ce type de réflexion sur la complexité, ou le fait d’essayer de considérer une situation complexe comme un tout, est le concept clé du développement durable, et c’est aussi la base d’internet. Les hommes créent quelque chose qui dépasse la simple compréhension du monde, à la fois positivement et négativement. Récemment, c’est le côté négatif qui semble dominer. Il y a cinquante ans, nous ne pouvions pas gérer autant d’informations, mais aujourd’hui nous avons plus de connaissances et des ordinateurs qui peuvent commencer à appréhender la complexité réelle. Pour moi, ce n’est pas une contrainte, bien au contraire : c’est l’ébauche de l’avenir.

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