N° 138 - Été

Peintures de guerre

Il figure parmi les plus grands peintres allemands contemporains. Et pas seulement par le gigantisme de ses œuvres. Rencontre avec Anselm Kiefer dans son atelier près de Paris où il travaille à son exposition vénitienne qui marque le 1600e anniversaire de la Sérénissime.

Anselm Kiefer en train de peindre une des toiles exposées au Palazzo Ducale de Venise.
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(Charles Duprat © Anselm Kiefer)
Anselm Kiefer en train de peindre une des toiles exposées au Palazzo Ducale de Venise.

Né à Donaueschingen en Allemagne le 8 mars 1945, Anselm Kiefer figure parmi les peintres germaniques les plus importants de l’après-guerre. Son œuvre géante – tant par la taille que son utilisation des matériaux et sa portée symbolique – est marquée par le poids de l’histoire, la mémoire et l’absolue nécessité de son auteur d’exprimer ses émotions à travers l’art en format souvent XXL. L’artiste vient de montrer à Paris deux expositions consacrées à sa passion pour la poésie de Paul Celan. À l’occasion de la 59e Biennale de Venise, Anselm Kiefer passera l’été dans la Sérénissime sous l’égide, cette fois, du philosophe vénitien Andrea Emo, avec une vingtaine de peintures spécialement créées pour le Palazzo Ducale.

Nous nous trouvons dans votre immense atelier de Croissy, en dehors de Paris. Pourquoi avez-vous besoin d’autant d’espace ?

Parce que mes peintures ne sont jamais vraiment terminées et qu’elles restent avec moi un certain temps. J’ai donc besoin d’espaces très vastes pour ces œuvres en attente.

Comme les immenses tableaux qui se trouvent dans cette pièce ?

Je les laisse ici pendant deux ou trois ans. Le temps pour moi de voir s’ils sont prêts à être exposés. J’ai ici des toiles des années 70 que je n’ai pas encore terminées.

À quel moment estimez-vous qu’une œuvre est achevée ?

Elle ne l’est jamais. C’est un flux, un mouvement. En cela, Le chef-d’œuvre inconnu de Balzac est un livre très important. Il montre qu’une peinture n’est jamais achevée. Le poète Paul Celan, lui aussi, changeait très souvent ses textes. Il pouvait même les modifier, très légèrement, au cours d’une lecture publique.

Vue de l’exposition Questi scritti
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(Andrea Avezzù ©Anselm Kiefer)
Vue de l’exposition Questi scritti, quando verranno bruciati, daranno finalmente un po’di luce au Palazzo Ducale.

En parlant de Paul Celan, pourquoi lui avoir consacré votre récente exposition au Grand Palais éphémère ainsi que celle à la galerie Thaddaeus Ropac à Pantin ?

C’est un auteur qui me trotte dans la tête depuis soixante ans, depuis le jour où j’ai découvert ses écrits au collège. Son poème « Fugue de la mort », qui reste assez classique par rapport à ses écrits tardifs plus abstraits et plus difficiles à interpréter, m’a particulièrement frappé. Pour l’exposition, j’ai essayé d’« être » avec ses poèmes, pour exprimer ce que je ressens lorsque je les entends et que je les vois.

Celan était un juif roumain qui a énormément souffert pendant la guerre. En quoi est-il si important pour vous ?

Sa maîtrise des langues me fascine. Il parlait couramment le russe, le roumain, le yiddish, l’hébreu, l’allemand, le français et l’italien. Et puis Czernowitz, la ville roumaine, aujourd’hui ukrainienne, où il est né, a subi plusieurs bouleversements drastiques au cours de son histoire : elle est passée des Habsbourg à Hitler puis à Staline. Cela fait très longtemps que je peins en pensant à Celan. Certaines toiles que j’ai exposées m’ont pris plusieurs années. Il y a ces tableaux commencés dans les années 80, que j’ai ensuite coupés en deux et que j’ai assemblés différemment. Ma façon de travailler est toujours le fruit d’un processus.

Berenices Haupthaar, 2020.
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(Charles Duprat © Anselm Kiefer)
Berenices Haupthaar, 2020.

Vous vous intéressez notamment au lien entre Paul Celan et la poétesse autrichienne Ingeborg Bachmann. Pourquoi ?

C’est une histoire longue et passionnante. Paul Celan et Ingeborg Bachmann s’aimaient éperdument, mais ne pouvaient pas vivre ensemble, bien qu’ils aient essayé une fois à Paris. Des rudiments de la poésie de Paul Celan se trouvent dans celle d’Ingeborg Bachmann et vice-versa. Ils ont également écrit des poèmes l’un pour l’autre. Beaucoup de leurs textes que j’ai appris par cœur me reviennent en tête quand je suis dans mon atelier. Tout comme il m’arrive souvent d’interroger les poètes sur ce que je suis en train de faire. Je demande à Ingeborg Bachmann : « Que penses-tu de ce tableau ? » La plupart du temps sa critique est dévastatrice.

Comme une sorte de critique imaginaire ?

Pas du tout imaginaire. Pour moi, tout cela est la réalité. Je suis vraiment là avec les poètes.

Vous êtes né en 1945 à Donaueschingen en Forêt-Noire, deux mois avant la capitulation du régime nazi. Vous avez grandi dans un pays en ruine. Avez-vous ressenti un sentiment de culpabilité dans cette Allemagne de l’immédiate après-guerre ?

Au début, il n’y avait aucune manifestation de culpabilité. Vraiment aucune. Je n’ai jamais rien entendu de tel. Vous imaginez ?

Même pas de la part de vos parents ou de leurs amis ?

Même pas. L’atmosphère était très autoritaire. Personne ne parlait de ce traumatisme ni n’abordait le sujet. Mon père était capitaine dans l’armée. Pour lui la Wehrmacht était sacro-sainte. Il me disait qu’il n’avait pas été engagé dans des tueries. Alors que nous savons aujourd’hui que la plupart des soldats s’y étaient retrouvés impliqués. Je n’avais aucune information. Je ne savais rien de ce qui s’était passé. À l’école, nous n’avions que deux semaines de cours sur le nazisme, alors qu’on en passait trois à étudier la vie d’Alexandre Le Grand.

QUAND J’ÉTAIS ENFANT, JE VOULAIS ÊTRE PAPE. MAIS À CETTE ÉPOQUE, SEULS LES ITALIENS POUVAIENT DEVENIR SOUVERAINS PONTIFES.

Anselm Kiefer, artiste

À quel moment avez-vous décidé de devenir un artiste ?

Quand j’étais enfant, je voulais être pape. Mais à cette époque, seuls les Italiens pouvaient devenir souverains pontifes. À un certain moment de ma vie, j’ai hésité entre l’écriture et la peinture. J’avais eu quelques succès avec mes textes. J’avais reçu un premier prix pour un journal que j’avais écrit à l’âge de 17 ans. Grâce à l’argent gagné, j’ai pu voyager aux Pays-Bas, en Belgique et en France. Plus tard, Walter Jens – qui était considéré comme le roi des critiques littéraires allemands – a proposé de me publier. Ces encouragements m’ont motivé à poursuivre dans cette voie. Mais je ne pouvais pas à la fois écrire et faire de la peinture.

Vous peigniez déjà à ce moment-là ?

Oui, tout le temps. Adolescent, je copiais des œuvres de Van Gogh qui était pour moi un maître. Après le collège, je suis parti étudier la loi constitutionnelle à l’Université de Freiburg. Je pensais que je n’avais pas besoin d’apprendre l’art. Je faisais une sorte de complexe, travaillant beaucoup seul. Il a fallu que je me rende à l’évidence que j’avais besoin de montrer ce que je faisais et d’en discuter. Je me suis finalement inscrit dans une école de beaux-arts.

Vous avez étudié à Düsseldorf, notamment auprès de Joseph Beuys. En quoi les œuvres de cette période sont-elles différentes de celles que vous avez produites plus tard en France ?

Il n’y a aucune différence. Mon travail a toujours parlé de l’histoire. Pour moi, elle est comme l’argile pour le sculpteur. L’objectivité de l’histoire n’existe pas, dans le sens où elle est le plus souvent écrite par les vainqueurs.

Winter für Paul Celan, 2017-2020.
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(Charles Duprat © Anselm Kiefer)
Winter für Paul Celan, 2017-2020.

Comment travaillez-vous ?

Parfois la nuit, parfois le jour. C’est variable. Tout dépend également de la dimension de l’œuvre. Je produis aussi beaucoup de pièces de petit format, comme des livres et des aquarelles.

Et aussi de très grandes peintures pour lesquelles vous êtes très connu !

Grandes pour vous, peut-être, mais allez au Palazzo Ducale à Venise où j’expose en ce moment. Le Paradis que Le Tintoret y a réalisé mesure plus de 24 mètres de long !

Comment chez vous naît une œuvre ?

Normalement d’un choc. Cela peut être un paysage, un poème, un air de musique qui le provoque. Et me donne envie de me mettre au travail.

Quel genre de musique crée en vous un tel besoin de peindre ?

Celle de Wagner que j’ai entendue pour la première fois quand j’avais 15 ans. C’était Lohengrin que diffusait la radio de ma mère. L’histoire d’un être à qui personne ne doit demander d’où il vient. Et qui disparaît lorsque sa femme lui pose la question.

Mais comment transformer en matière visuelle la musique qui est par essence immatérielle ?

Je ne sais pas. Quelque chose se passe quand j’écoute de la musique, mais sans que je puisse analyser mon propre processus auditif. Je ressens une sorte de transition, un flux permanent d’impression qui grandit en moi.

Vous parliez de Lohengrin. Les légendes et la mythologie vous intéressent-elles ?

Oui, parce que ces histoires expliquent le monde bien mieux que la science et qu’elles sont ouvertes à toutes sor tes d’imaginaires.

Et vous, avez-vous beaucoup d’imagination ?

Je ne parlerais pas d’imagination. Disons que je suis imprégné par des choses qui me traversent et qu’elles m’affectent.

Diriez-vous que votre œuvre est un message clair qui dénonce ce qui s’est passé en Allemagne ?

Avant toute chose, je veux savoir qui je suis, et ensuite savoir ce que j’aurais fait dans une telle situation.

Comme une interrogation sur la génération de vos parents ?

Non, celui que j’interroge, c’est moi-même. Comme je vous le disais, je n’ai jamais eu de discussion avec mon père au sujet de ces événements.

En Allemagne, on vous a reproché certains de vos tous premiers travaux. On vous a beaucoup critiqué…

En 1975, Interfunktionen, un journal de Cologne, a publié une photo de moi participant à un sitin à la fin des années 60. Des lecteurs ont mal interprété cette image. J’ai été accusé d’être un néofasciste et un sympathisant nazi.

Pourquoi cela ?

Parce que je faisais le salut hitlérien. Mais c’était une provocation. Joseph Beuys, que j’ai rencontré en 1971, a été le premier à la comprendre. Je lui ai dit : « Les Allemands me détestent. Ils pensent que je suis néonazi. » Il m’a répondu : « C’est ridicule. Tu es comme Charlie Chaplin. » Comme il avait fait la guerre, il m’a montré à quoi ressemblait le vrai salut nazi. Du coup, je suis parti aux États-Unis. En Allemagne, je n’aurais jamais réussi à percer.

Im Herz des Bergs, 2021.
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(Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris Salzburg · Seoul Photos: Charles Duprat © Anselm Kiefer)
Im Herz des Bergs, 2021.

Comment votre carrière s’est-elle déroulée ?

Après ma participation à la Biennale de Venise en 1980, j’ai eu des expositions chez Ileana Sonnabend et Marian Goodman à New York, qui sont toutes les deux juives. Plus tard, dans les années 80, on m’a proposé de montrer mon travail à Jérusalem. Le ministère allemand des Affaires étrangères a tout fait pour empêcher cette exposition. Un néonazi dans la capitale d’Israël ! Il craignait un scandale.

Quelle relation entretenez-vous aujourd’hui avec votre pays ? Vous est-il toujours hostile ?

Les critiques y sont parfois encore négatives.

Est-ce que cela vous blesse ?

Non, ce serait faire preuve de nostalgie. Et puis de toute façon, je ne vis plus en Allemagne.

Vous êtes arrivé en France en 1992 et vous avez acheté une propriété à Barjac, près d’Avignon, dans laquelle vous créez de nombreuses installations, mais aussi creusez un vaste réseau de tunnels souterrains. Pour quelle raison ?

Pour retourner en Allemagne ! Non, je plaisante. Mon idée était de construire des ponts et des tunnels comme de l’art conceptuel. Un peu comme dans le livre The Underground Railroad de Colson Whitehead que j’avais alors en tête.

Au Pirelli HangarBicocca à Milan, vous exposez de manière permanente sept tours spectaculaires en ciment. Quels sont leurs significations ?

Elles font référence à la Merkabah qui appartient à la tradition juive. Elle raconte l’histoire de mystiques qui sont invités à traverser sept palais. Au premier, leurs pieds brûlent, au second, ce sont leurs mains. Et ainsi de suite jusqu’à la fin où seuls leurs esprits survivent.

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(Courtesy Pirelli HangarBicocca. Photo Agostino Osio)
I Sette Palazzi Celesti 2004-2015. Les tours monumentales sont inspirées de la Merkabah juive. Une installation permanente de l’artiste allemand dans le Pirelli HangarBicocca à Milan.

On vous qualifie de « nouveau symboliste » ou de « nouvel expressionniste ». Êtes-vous d’accord ?

J’espère être plus que cela. Être expressionniste, c’est faire les choses de manière spontanée, directe, sans profonde réflexion alors que je réfléchis tout le temps. Je suis impulsif, mais cela ne se voit pas dans ce que je fais.

Pourquoi la plupart de vos paysages sont-ils représentés comme en ruines ?

Parce que je ne peux pas voir de paysages sans penser à la guerre. Pour moi, ils sont imprégnés des traces des batailles qui s’y sont déroulées.

Des champs de bataille synonymes de bains de sang sur lesquels poussent des fleurs brisées.

Les fleurs dénoncent cela. Elles participent à l’idée que les paysages sont des champs de bataille, celles d’il y a mille ans, celles d’hier et celles du futur aussi.

Pourtant, vous appartenez à une génération qui n’a pas connu la guerre.

Elle était pourtant partout. Dans les années 90, la Yougoslavie a été déchirée et avant cela, il y a eu la Corée quand j’étais enfant. Je me souviens que ma mère achetait de gros sacs de sucre et de farine parce qu’elle pensait que la guerre recommencerait.

Peut-on dire que votre travail est une dénonciation de l’humanité ?

Je pense que les êtres humains sont mal « fabriqués ». Il y a certainement quelque chose qui ne va pas chez eux, vu les conflits qu’ils continuent sans cesse d’ouvrir.

Vous associez souvent des mots avec des écrits que vous appréciez. Des éléments que vous intégrez par la suite et qui créent une image.

C’est cela. Mes peintures ne sont jamais une seule image, ce sont des couches d’images. Certaines zones de la peinture révèlent ce processus de la même manière que les forages géologiques montrent les strates qui se sont accumulées au cours des âges.

Comme ce paysage avec beaucoup de couches et de matériaux différents… Comment doit-on regarder vos peintures ?

Comme un assemblage de différents éléments. Ce que vous voyez dans la partie inférieure du tableau est un paysage d’hiver. La petite maison au centre est la cabane de Heidegger. Dans la partie supérieure, ce qui semble être le ciel est en réalité un paysage désertique inversé. C’est une peinture du désert. Mes toiles sont toujours composées de plusieurs parties.

Contrairement aux écrivains dont le temps de concentration reste limité, pouvez-vous travailler plusieurs heures sur une œuvre ?

Cela dépend. Je peux passer beaucoup de temps dans mon atelier. C’est vrai que le travail de l’artiste est différent de celui de l’écrivain qui n’utilise pas d’outils, pas de matériel. Ce qui peut vous aider à continuer, en tant qu’artiste, à trouver l’inspiration lorsque vous en manquez.

Regrettez-vous aujourd’hui d’avoir choisi la voie de la peinture plutôt que celle de l’écriture ?

Le contraire aurait été aussi vrai : je serais devenu un écrivain qui regretterait de ne pas être un peintre. C’est pour cela que, chaque jour, j’écris un peu.

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