N° 120 - Été 2016

Aime-t-on ? Ou aime-t-on aimer ?

À l’époque des Omeyyades, un beau jeune homme appelé Qays, issu d’une grande famille de Bédouins, tomba éperdument, désespérément, amoureux de sa cousine Leila. Sous l’emprise de cet amour, lui qui n’était pas poète, se mit à noircir des pages et des pages qui, toutes, clamaient sa passion pour sa bien-aimée. Finalement, s’armant de courage, il alla demander la main de la jeune femme. En ce temps-là, les traditions bédouines voulaient que le mariage fût une affaire qui se règle entre les pères de chaque famille et non entre les enfants. On lui annonça que Leila avait été promise à un autre et il fut éconduit. Étrangement, au lieu de retomber, la fièvre du poète redoubla. Son cœur, déjà en feu, s’embrasa de plus belle. Une fois de retour chez lui, il reprit l’écriture avec plus de vivacité encore. Il proclamait à qui voulait l’entendre : « Dans mon corps, ô mon idole, il ne reste plus de place. Jusqu’au dernier repli, ton amour l’a investi. Viendrais-je me faire saigner que dans ton amour, je le crains, la lancette ira s’enfoncer. » Dans tout Bagdad, on ne l’appela plus que le « Majnoun de Leila », c’est-à-dire le possédé par les djinns, les démons.

A se demander si la poésie était devenue prétexte à sa folie amoureuse ou sa folie prétexte à la poésie. Jour après jour, ses vers se transformèrent en des armes qu’il utilisa pour condamner et critiquer ces traditions qui plongent ceux qui s’aiment dans le malheur. Ses poèmes prirent bientôt l’allure de pamphlets. Ils irritèrent tant la famille de Leila qu’elle exigea du calife la permission de tuer l’arrogant. Le calife refusa mais, intrigué, il voulut voir de près la beauté qui tourmentait si vivement le cœur de Qays. Lorsqu’on la lui amena, grande fut sa stupeur de constater qu’il ne s’agissait que d’une jeune fille quelconque, plutôt maigrichonne, à la peau brûlée par le soleil. Il s’exclama : « C’est donc pour toi que Qays est devenu un Majnoun, un égaré ? Mais tu n’es pas mieux que la plus banale des femmes de mon harem ! » Leila lui répondit en levant le menton : « Silence ! C’est que toi non plus tu n’es pas Majnoun ! » Décontenancé, le calife fit venir à son tour Qays et l’interrogea sur les raisons de sa passion pour celle qui, selon lui, était moins belle que la moins belle de ses femmes. Qays répliqua alors : « Ô grand prince, c’est avec mes yeux qu’il faut voir la beauté de Leila et non avec les tiens ! »

En dépit de tous les efforts de la famille de Qays, le père de Leila persista dans son refus de lui donner la main de sa fille. Commença alors pour Qays une longue descente dans le royaume de la folie de Leila. On l’aperçut qui errait en guenilles et refusait de s’alimenter. Son père, désespéré, décida de l’emmener en pèlerinage à La Mecque afin qu’il retrouve ses esprits, mais, une fois là-bas, le jeune homme ne vit rien, n’entendit rien, sinon une voix qui lui criait sans cesse le prénom de son amour : « Leila, Leila ».

Je suis qui j’aime. Il n’y a dans le miroir que nous.

Désormais, rien d’autre n’exista pour lui que cette passion qui se muait peu à peu en obsession et remplissait tout son univers. Un soir qu’il marchait dans les rues, un derviche le questionna : « Dis-moi, mon fils, quel âge as-tu ? » Qays répondit : « J’ai mille et quarante ans. » Le derviche, interloqué, reprit : « Que dis-tu homme inconscient ? Serais-tu devenu plus fou encore ? » Et le Majnoun d’expliquer : « Les mille ans tiennent dans l’espace d’un souffle, celui durant lequel j’ai pu voir le visage de Leila. Les quarante ans sont la durée de ma vie en pure perte. » Quelque temps plus tard, Majnoun aperçut un chien dans un champ. Il se précipita aussitôt vers lui et pleura de joie. On lui demanda pourquoi il se réjouissait tant. « Ce chien, dit-il, est passé un jour dans la rue de Leila. Il partage ma peine et ma douleur. »

Une autre fois, un ami, s’entretenant avec Qays, l’interrogea : « Combien aimes-tu Leila ? » Il répondit : « Je jure par le Tout-Puissant que je ne l’aime pas. Oiseuse question ! » Abasourdi, son ami fit observer : « Mais alors, composer tous ces vers, rester sans manger ni dormir nuit et jour, demeurer abattu, couvert de sang et de poussière, quelle en est la cause sinon l’amour ? » Majnoun soupira : « Tout cela n’est plus, car désormais je suis Leila et Leila moi. Nous sommes fondus l’un dans l’autre. La dualité ne peut plus pénétrer dans ces lieux. » Et il ajouta : « Leila n’est plus séparée de Majnoun, pas même une seconde, car avant même la création du monde, elle vivait déjà en moi. » Et il conclut par ces mots : « Je suis qui j’aime. Il n’y a dans le miroir que nous. » Et Qays continua ainsi sa vie d’errance, allant le long des routes poudreuses, couchant au pied des mosquées ou à l’ombre des palmiers. Les années passèrent. Et voilà qu’un matin, alors qu’il était plus que jamais en train de rêver à son amour, quelqu’un vint l’avertir que Leila l’attendait devant la mosquée, prête à fuir avec lui. Contre toute attente, Majnoun refusa de la voir : « Dis-lui de passer son chemin. »
Son ami ouvrit de grands yeux : « Veux-tu répéter ? »
Et Qays répéta.
L’autre se récria : « Mais pourquoi ? Ne voilà-t-il pas que ton rêve, celui qui t’obsède depuis tant d’années, se trouve à portée de ta main ? Pourquoi ? » Et le Majnoun de faire cette incroyable déclaration : « Car, en étant à mes côtés, Leila m’empêcherait un instant de penser à l’amour de Leila. » C’est ainsi qu’il demeura dans le désert avec pour seuls compagnons les bêtes sauvages, passant ses journées à adorer l’aimée, jusqu’au jour où son corps sans vie fut retrouvé, avec contre lui un dernier poème dédié à Leila.
Finalement, lequel est le plus fou ? Celui qui aurait couru retrouver Leila ? Ou le Majnoun qui préféra continuer de vivre dans le rêve plutôt que d’affronter le monde réel ? Peut-être avait-il compris qu’aimer signifiait en quelque sorte posséder l’autre, puisque dès l’instant que nous le perdons nous nous sentons perdus et « dépossédés ». Peut-être aussi avait-il perçu qu’en prononçant le mot « je t’aime » nous ne faisons rien sinon de légaliser ce sentiment de possession.

Nous pourrions poser la question à des sages, mais un sage qui connaîtrait l’amour serait-il bien un sage ? Faut-il au contraire interroger les fous ? Ou les médecins ? Mais quoi ! L’amour serait donc une maladie ? S’adresseraiton aux savants ? L’amour n’est pas une science et ne se cache pas derrière les rayons poudreux d’une bibliothèque. Aux amoureux ? Mais celui que l’amour remplit s’amusera-t-il à s’interroger pour nous répondre ? Ou bien, enfin, à ceux qui, n’aimant point, ont pourtant leur cœur tout grand ouvert pour aimer ? C’est possible, un peu de vérité pourrait bien sortir de ces innocents. Mais il existe peut-être une réponse toute simple : Le « fou de Leila » aima si intensément, de façon si démesurée, que la possession de l’autre ne lui était plus devenue essentielle : « Il était Leila, elle était le Majnoun. »

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