N° 124 - Automne 2017

Parler d’amour en 2017

L’historien américain Edward Shorter, dans un livre célèbre sur la famille, raconte les mœurs matrimoniales de l’Europe classique ; il nous dépeint une famille de cultivateurs en Anjou au XVIIe siècle. Les hommes dînent assis tandis que l’épouse et les servantes, debout derrière la chaise, attendent la fin du repas pour manger à leur tour. L’auteur se demande si entre les conjoints, astreints à la vie rude des champs, soumis aux caprices des intempéries, passent quelquefois un geste de tendresse, un mot doux, au-delà des brutales conjonctions charnelles. De l’intimité de ces gens-là, nous ne saurons rien : au contraire d’époux d’autres classes sociales, en leur temps, ils n’ont laissé aucun témoignage oral ou écrit et nous ne pouvons que projeter sur ces lointains ancêtres la détresse affective que nous leur supposons.

TOUT LE MONDE SE BÉCOTE, SE TRIPOTE, SE PREND LA MAIN, SE FAIT DES BISES.

Mai 68 avait prétendu dévaloriser deux fois l’amour, comme sentiment et comme tradition. C’était à la fois ridicule – Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe n’avaient-ils pas évoqué « l’abject désir d’être aimé, le pleurnichement de ne pas l’être assez » ? – et mensonger. Quand on disait « Je t’aime », on entendait en réalité « Je te veux ». Et seul le puritanisme judéo-chrétien nous contraignait à de tels subterfuges sémantiques. Le sentiment n’était que le masque d’un désir inassouvi. Il fallait déserter le vieux théâtre des passions et en tenir coûte que coûte pour la liberté d’Éros. Nous sommes revenus de telles sottises et nous savons faire la part aux élans du cœur comme à ceux de la chair. Notre époque à l’inverse, par une sorte de mouvement de balancier, en tient pour l’épanchement public ou privé et utilise souvent la rhétorique de l’épanouissement systématique. Elle est excessivement démonstrative ; nous aimons parler d’amour autant que l’éprouver, nous y voyons la preuve de notre raffinement. N’est-ce pas la candidate socialiste à la présidentielle Ségolène Royal qui terminait en 2007 un meeting au stade Charléty à Paris par cette proposition évangélique : « Aimons-nous les uns les autres » ? Nous sombrons même parfois dans un certain débraillé affectif, une hystérie sentimentale qui jette les anciens protocoles et codes de politesse à la casse. Tutoiement généralisé dans les médias, habitude d’appeler les gens par leur prénom dans l’entreprise ou à la télévision, embrassades générales entre hommes dans les pays méditerranéens suivies d’étreintes démonstratives à la manière des mafieux, sollicitude commerciale des marques qui nous prodiguent leurs vœux de bonheur incessants, profusion lacrymale sur le petit écran où tout le monde se bécote, se tripote, se prend la main, se fait des bises. Les comédies hollywoodiennes nous ont habitués à ces personnages dégoulinants de mièvrerie où tout le monde s’appelle « my love », « my darling ».

C’est bien parce que l’amour est devenu notre code, notre espéranto par où tout passe, les méchancetés comme les douceurs, qu’il est devenu si énigmatique. Tout se dit dans le langage du face-à-face, de la proximité chaleureuse. Derrière cette sensiblerie se joue toutefois un drame plus subtil. Le langage nous joue parfois d’étranges tours. Les couples les plus expressifs en public ne sont pas toujours les plus solides ; ils ont besoin de cette comédie pour recevoir l’assurance dans les yeux d’autrui de leur solidité. Ils surjouent leur entente par manque de certitude. Les mots de l’amour ont rarement la simplicité que nous leur prêtons. C’est qu’ils sont empruntés au double sens du terme : contraints et antérieurs à nous. Ce sont des paroles mille fois ressassées pour dire un sentiment unique, ce qui ne veut pas dire que le sentiment soit faux mais qu’il utilise un véhicule collectif pour une destination personnelle. L’amour est d’abord une rumeur qui nous chuchote à l’oreille les plus belles promesses : nous le vénérons bien avant de le vivre en acte, nous répétons cette pièce des années durant sans la comprendre. Loin d’être un sentiment spontané, il nous est inculqué comme un code par la famille, la société. Nous disposons dès l’enfance d’un stock de mots doux que nous appliquons indifféremment à nos proches, aux animaux domestiques, aux bébés. Expressions risibles, touchantes, qui nous préexistent et entremêlent tendresse et automatisme : mon cœur, mon ange, mon chéri, ce n’est ni toi ni moi, c’est tout le monde et n’importe qui. Dire « Je t’aime », c’est donc entremêler le plus intime au plus anonyme. Il faudrait inventer des mots uniques qui ne vaillent que dans l’instant où je les profère et se désintègrent ensuite. Ce serment, nous allons donc le recréer, nous lui donnerons une signification nouvelle, ce sera notre chef-d’œuvre commun.

Avouer qu’on l’aime à la personne de notre cœur, c’est d’abord avouer une fièvre qui nous emporte, c’est aussi discrètement protester contre le désordre où l’autre nous a plongé du seul fait d’avoir fait irruption dans notre vie. Par sa seule présence, un étranger a fracturé ma vie en deux et je voudrais revenir à moi sans le perdre. Sous l’ivresse de la déclaration se dissimule l’envie d’attraper l’autre pour le contraindre à me répondre. En même temps que je confesse mon trouble, je pose une question : « Et toi, m’aimes-tu ? » Si, par miracle, il répond oui, j’accède à l’apaisement, j’entre dans la jubilation de la réciprocité. « Je t’aime » est un synchroniseur : il ajuste la différence de temps des amants et les installe sur le même fuseau horaire. Il fait de Toi et Moi des contemporains. Il est aussi le passeport que nous tendons à l’autre pour entrer dans son territoire. Mais le mystère résiste à sa défloration : tout est dit, rien n’est accompli. Le serment tient de la confiance et du pari : en sautant par-dessus le doute et la peur, il postule que le couple est un espace possible où les amants pourront s’épanouir ensemble. Mais il les place aussi dans une même insécurité. En déclarant ma flamme, je tombe sous la coupe d’un despote aussi fantasque que charmant qui peut, du jour au lendemain, me renvoyer dans l’abîme. Le don merveilleux qu’il m’accorde, l’être amplifié qu’il me confère en m’aimant n’est qu’un peut-être. Je suis rentré dans un univers à haut risque où la catastrophe peut succéder à la caresse et me frapper à tout instant. L’autre cesse-t-il de m’appeler, manifeste-t-il soudain froideur et distance ? Je me crois perdu. J’avais tort, je m’étais affolé pour rien. Suis-je tranquille, confiant dans mes charmes ? Voilà qu’il me congédie, m’abandonne sans autre forme de procès. Je m’étais aveuglé sur les signes qu’il m’envoyait discrètement, j’étais un mauvais interprète.

IL NE FAUT PAS TRANSFORMER L’IVRESSE EN LOGORRHÉE.

La formule « Je t’aime » peut devenir en effet un passe-par-tout qui fluidifie les échanges quotidiens sans rien signifier, ce qui ne veut pas dire qu’elle est fausse mais qu’elle est indécidable. Secret le plus brûlant, ritournelle la plus rebattue. On n’apprend rien de qui l’on adore sinon l’essentiel : qu’il vous aime encore. C’est la seule science qu’il puisse vous prodiguer et qui est le choix entre la vie et la mort. L’évidence grammaticale est trompeuse : je souhaitais assigner l’autre à résidence, l’incarcérer dans la cellule dorée de notre vie commune. C’est lui qui me met en détention. Je ne m’appartiens plus depuis que j’ai voulu me l’approprier. Il faudra donc réitérer l’aveu. La redite est à la fois conjuratoire et réparatrice. L’apaisement dure à peine, les serments les plus doux se fanent après quelques jours et doivent être répétés. De là que de nombreux amants résistent à la déclaration et suggèrent plus qu’ils n’avouent. Comme notre couple d’Ancien Régime, mais de façon volontaire cette fois, ils retrouvent au silence les vertus d’une interminable interrogation, ils s’engagent dans la politesse de l’esquive. L’amour en revient alors à une vertu que nous avions écartée : la pudeur. La réticence à tout dire, la confiance dans les pouvoirs de l’implicite. Il ne faut pas transformer l’ivresse en logorrhée. Choisir l’amour flou qui tient sa langue plutôt que l’amour fou qui divague et bavarde trop.

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