N° 126 - Été 2018

Le souci de l’autre n’est-il qu’une forme d’égoïsme ?

Comme m’avait dit un jour une amie qui ne manquait pas d’esprit : « Un égoïste ? Mais c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi ! » En effet… À l’opposé, l’altruisme se définirait, selon Auguste Comte dont on croit savoir qu’il fut l’inventeur du mot, comme le fait de « vivre pour les autres plutôt que pour soi ». À première vue, l’altruisme serait donc le contraire de l’égoïsme. Comme on va le voir, ce n’est pas aussi simple, car il existe deux conceptions bien différentes, voire radicalement opposées des rapports entre l’altruisme et l’égoïsme naturel. Selon une tradition qui vient du judaïsme et du christianisme, mais qui trouve son apogée dans la morale de Kant, l’altruisme, la prise en compte de l’autre, supposerait un effort, un arrachement à soi, une décision parfois évidente, sans doute, quand il s’agit de ses proches, mais le plus souvent difficile s’agissant du simple prochain, un choix de vertu et de devoir qui requiert l’exercice de notre liberté entendue ici comme une capacité de lutter contre les penchants naturels.

SPONTANÉMENT, L’HUMAIN EST ÉGOÏSTE. VOYEZ D’AILLEURS NOS ENFANTS.

Spontanément, l’humain est égoïste. Voyez d’ailleurs nos enfants : pour leur apprendre à se soucier des autres, il faut, comme disait Piaget, un long et pénible processus de « décentration ». C’est ce qu’on nomme l’éducation. Car la morale et la civilité sont tout sauf naturelles. À preuve le fait que tout au long de la vie, il faut l’exercice d’une liberté d’arrachement à notre nature égocentrique pour que cette décentration puisse continuer d’opérer. Selon une autre tradition, qui s’incarnera tout particulièrement dans la théorie des sentiments moraux d’Adam Smith, mais aussi chez les utilitaristes anglais comme dans les éthiques d’inspiration darwinienne, l’altruisme ne serait en réalité qu’un prolongement de l’égoïsme, un altruiste n’étant finalement qu’un égoïste qui a fini par comprendre que son bonheur personnel passait par le bonheur d’autrui ! C’est donc par le souci de soi que viendrait le souci de l’autre, mon bonheur supposant que les autres ne soient pas trop malheureux. Nul besoin, dès lors, pour expliquer l’altruisme, d’invoquer une quelconque liberté d’arrachement, le souci de soi suffisant dans cette perspective à expliquer celui d’autrui. Dans les éthiques évolutionnistes, cette thèse s’est renforcée en s’appuyant sur l’idée que l’espèce humaine aurait finalement sélectionné les morales altruistes, les éthiques universalistes. L’évolution naturelle aurait ainsi permis à l’humanité de comprendre enfin qu’elle a plus intérêt à la coopération qu’à la discorde, à la paix qu’à la guerre, à l’entraide qu’à « l’individualisme » et au repli sur soi.

C’est dans cette optique néodarwinienne qu’un philosophe américain, Michael Ruse, a élaboré une « Défense de l’éthique évolutionniste », un essai publié par le biologiste Jean-Pierre Changeux dans un livre collectif dont le titre, à lui seul, fixe déjà tout un programme : « Les fondements naturels de l’éthique » (chez Odile Jacob, 1993). Selon Ruse, fidèle disciple de Darwin, « la morale, c’est-à-dire le sens du bien, du mal et de l’obligation est en fait un fruit de l’évolution. Je veux dire par là qu’elle est un produit final de l’évolution naturelle et de son action sur les mutations aléatoires. » L’humanité aurait, au hasard de ses nombreuses mutations génétiques, finalement sélectionné une morale altruiste, plus ou moins dérivée du kantisme, à la fois égalitariste et universaliste, centrée sur le respect d’autrui et les droits de l’homme. Pour bien se faire comprendre, Ruse propose de distinguer deux sortes d’altruisme, « l’altruisme biologique » et « l’altruisme éthique ». Le premier est celui qui règne déjà dans le monde animal et qui n’a nul besoin de l’intervention de la conscience : il est même présent chez la fourmi, qui aide ses congénères à porter un insecte mort, ou encore chez l’abeille, qui donne une partie de son miel pour nourrir les larves. En revanche, dit Ruse, l’altruisme de Mère Teresa (c’est son exemple) a besoin de la conscience des valeurs que la bonne sœur met en œuvre quand elle se dévoue pour autrui. Mais en vérité, et c’est là qu’on retrouve la continuité avec la nature, les deux altruismes ne font qu’un, car le second, celui des humains devenus philanthropes, n’est lui-même que le résultat d’une évolution naturelle. Cette dernière a sélectionné ce type de morale parce qu’elle était plus favorable que tout autre à la survie d’une humanité qui veut continuer à propager ses gènes autant et aussi longtemps qu’elle le pourra. Comme dit Ruse, « ce que je veux suggérer, c’est que, pour nous rendre biologiquement altruistes, la nature nous a remplis de pensées littéralement altruistes. Mon idée est que nous avons des dispositions innées, non pas simplement à être sociaux, mais bel et bien aussi à être authentiquement moraux. »

C’est ainsi que la morale, qui n’était naturelle au départ que sous forme de dispositions virtuelles, est devenue réelle, actuelle : elle serait passée de la puissance à l’acte grâce au long processus de l’évolution et de la sélection naturelle de sorte qu’au final, il y a bien continuité parfaite entre nature et culture, entre biologie et morale, entre altruisme éthique et altruisme biologique. Si l’on veut bien redescendre du niveau des arguments philosophiques à celui des simples faits observables : à regarder l’histoire du monde telle qu’elle va, j’avoue avoir quelques doutes touchant l’idée que les morales du respect d’autrui auraient été sélectionnées par l’évolution.

L’HOMME RESTERA L’ÊTRE DES POSSIBLES, UN ÊTRE DE TRANSCENDANCE, MI-ANGE, MI-BÊTE.

Voyez le XXe siècle, le génocide des Arméniens par les Turcs, la Deuxième Guerre mondiale et ses 60 millions de morts, la Shoah, le communisme qui en fit 120 millions, ou encore, plus récemment, les massacres dans l’Amérique latine des années 1960, en Inde, au Cambodge, au Rwanda, en Algérie, en Yougoslavie, en Syrie, en Centrafrique, au Liberia, au Mali, en Irak, bref à peu près partout dans le monde hors de nos paisibles contrées démocratiques : sommes-nous absolument certains que la préoccupation majeure de l’humanité soit la coopération et l’entraide, la solidarité, la paix et la fraternité ? On peut sans doute penser de la sorte si l’on s’enferme dans une bonne université en Californie, entouré de gentils étudiants et de collègues sympathiques dans un pays riche et en paix, mais si l’on met un peu le nez dehors, que peut-il rester d’une telle vision du monde ? À mon avis, à peu près rien. Si des dispositions altruistes existent en l’Homme, et je suis tout près de l’admettre, elles sont, contrairement à ce que prétendent les éthiques darwiniennes, tout sauf naturelles. Elles sont au contraire, dans la plupart des cas, le résultat d’un arrachement douloureux à la nature, l’effet d’une éduction hypersophistiquée, du reste encore trop souvent limitée sur le plan collectif et politique à l’Europe contemporaine, démocratique et à ses épigones occidentaux, de sorte que l’idée selon laquelle l’être humain n’aurait pas besoin de lutter contre sa nature pour prendre en compte l’intérêt d’autrui me paraît assez comique, pour ne pas dire franchement délirante au regard des faits qui jalonnent l’histoire humaine. La vérité, c’est que l’être humain, très probablement, n’est pas programmé tout entier par sa nature, qu’il possède une marge de liberté, ce qui lui donne la possibilité de choisir sans cesse entre le bien et le mal, d’apparaître par moments comme l’être le plus généreux qui soit, mais parfois aussi, comme infiniment pire que les animaux les plus sauvages, un être qui peut se dévouer pour autrui, mais qui s’avère tout aussi capable d’assassiner et de torturer dans des conditions inimaginables de cruauté dont aucune bête n’est capable. Tant que l’humanité continuera d’exister, l’Homme restera l’être des possibles, non pas un animal programmé par l’histoire pour être bon grâce à je ne sais quels « fondements naturels », mais un être de transcendance, mi-ange, mi-bête, comme disait Pascal avec plus de lucidité que ces esprits, non pas scientifiques, mais scientistes, quand ils se mêlent naïvement de philosopher…

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