L’ère des « aérotropolis » a commencé à Memphis, Tennessee. Mais c’est en Asie et au Moyen-Orient que ce mouvement produit ses effets les plus spectaculaires. La Chine disposera d’ici à quelques années de 90 « aérotropolis » géantes.
x
L’ère des « aérotropolis » a commencé à Memphis, Tennessee. Mais c’est en Asie et au Moyen-Orient que ce mouvement produit ses effets les plus spectaculaires. La Chine disposera d’ici à quelques années de 90 « aérotropolis » géantes. © Jeffrey Jacobs
N° 125 - Printemps 2018

À l’échelle des « aérotropolis », le million relève de l’infiniment petit

Le présent se mesure en milliards, le futur s’évalue en trillions de dollars. Rien n’incarne mieux la notion de bigness, développée par l’architecte Rem Koolhaas, que la multiplication à l’infini de ces formes urbaines gigantesques qui s’agrègent autour des aéroports, les « aérotropolis ».

Depuis la naissance de l’aviation commerciale, pistes et avions ont été considérés comme des fauteurs d’intolérables nuisances qu’il fallait reléguer au plus loin des centres urbains. On devrait désormais y voir l’embryon des futures capitales économiques et culturelles du monde globalisé.

Nations, villes et régions, partout dans le monde, sont engagées, qu’elles en soient conscientes ou non, qu’elles le souhaitent ou pas, dans un processus darwinien d’élimination des moins aptes à survivre économiquement. Dans ce « tous contre tous », les adversaires sont dispersés sur tous les continents. Le temps est depuis longtemps révolu où la distance pouvait servir de rempart contre les appétits de concurrents installés à des milliers de kilomètres. Pour survivre, à moindre risque, on pouvait choisir de rester à l’écart de l’empoignade et prospérer en répondant aux besoins de la population de sa ville ou, pour les plus entreprenants, de son pays. Dans le monde globalisé, refuser le combat n’est plus une option. La « géographie n’existe plus » car « la vitesse a réduit le monde à rien », explique l’urbaniste français Paul Virilio qui annonçait, il y a vingt ans déjà, que : « La disparition de la sédentarité va bouleverser les villes. Les lieux qui vont devenir importants sont les pôles de transfert de charge, d’interconnexion. Les gares, les aéroports, les ports vont changer de statut, devenir les véritables centres de ce que j’appelle l’outre-ville, réseau urbain mondial ultraconnecté, fondé sur le temps réel et le mouvement et non plus sur l’enracinement. »

L’outre-ville, réseau urbain ultraconnecté

C’est à Memphis, Tennessee, qu’a commencé l’ère des « aérotropolis ». Au début des années 70, Fred Smith, ancien pilote de chasse et diplômé de Yale, choisit d’y fonder FedEx. Selon les calculs de Smith, Memphis est le point géographique idéal pour abolir les distances au niveau de l’ensemble du territoire nord-américain. Toutes les villes américaines peuvent être desservies en moins d’une nuit de vol à partir du port d’attache où Smith a choisi d’installer sa petite flotte aérienne. FedEx ne vend pas du transport à ses clients. Elle leur vend du temps, de la vitesse, de la productivité. Elle leur permet de transformer les heures perdues à attendre un colis ou des documents en temps de travail. Le succès est phénoménal. Aujourd’hui, la moitié de l’économie de Memphis et du Tennessee dépend de FedEx qui emploie 220 000 personnes. La ville s’est recentrée autour de son aéroport, devenant ainsi la première « American Aerotropolis ».

Neuf ans après la création de FedEx, UPS s’installe à Louisville, une ville somnolente du Kentucky. L’UPS World-port traite désormais 1 million de colis chaque nuit. Des dizaines d’entreprises se sont installées à proximité immédiate des pistes et des aérogares pour pouvoir expédier leurs produits partout dans le monde quelques instants seulement après avoir reçu une commande. À Louisville, une population entière de techniciens et d’ingénieurs s’est regroupée à Geek Squad City pour assurer – « en bout de piste » – le service après-vente de tous les appareils électroniques transportés par UPS. Les ordinateurs et les smartphones défectueux n’ont pas besoin de repartir vers la Chine, la Corée ou Taiwan pour être réparés. Genentech a installé ses entrepôts à proximité des pistes. Ses médicaments anticancéreux peuvent partir en quelques minutes vers n’importe quel hôpital dans le monde. Des montagnes de vêtements, de nourriture, de gadgets, de livres, de matériels électroniques, commandées en ligne, sont prêtes à être expédiées sans délai. L’e-commerce n’existerait pas sans le courrier exprès. Chaque jour, dans le monde, 2 milliards de colis sont distribués à la porte des clients qui ne supportent pas d’attendre plus d’un jour pour recevoir les objets qu’ils ont achetés. Les aéroports où ce tsunami de marchandises est organisé, conditionné avant d’être chargé dans les soutes de milliers d’avions sont devenus des îlots de prospérité. Ni Louisville, ni Memphis n’ont ressenti les effets de la terrible crise financière de 2008.

Dulles est un autre exemple d’« aérotropolis » qui fait miroiter des espoirs de croissance vertigineuse aux villes qui craignent de s’embourber dans une crise sans issue. Le comté de Fairfax dont dépend l’aéroport de Dulles est de loin le plus riche des États-Unis. Sa phase de décollage a été assurée par les contrats de défense que le Pentagone a offerts aux grandes entreprises américaines de l’aviation et de l’électronique à condition que leurs ingénieurs puissent se rendre en personne à une réunion de travail 30 minutes après y avoir été invités. Une fois leur fortune faite, ces géants industriels se sont affranchis de la tutelle du Pentagone en pariant sur le high-tech. Des milliers d’ingénieurs, de techniciens, de cadres, de financiers, de juristes ont choisi de vivre avec leurs familles le long des pistes de l’aéroport de Dulles, des cités idéales malgré le hurlement incessant des réacteurs. Ce qui compte, c’est d’être à moins de 15 minutes d’une aérogare et de pouvoir s’envoler sans délai pour faire des affaires en Chine ou en Europe.

L’universalisation d’Internet aurait logiquement dû rendre inutiles les voyages d’affaires. Pourtant, on n’a jamais autant voyagé par avion que depuis que l’on peut communiquer gratuitement et sans délai avec n’importe qui dans le monde.

C’est en grande partie pour cela que, chaque jour, 102 000  avions transportent 8,5 millions de passagers dans le monde. Les aéroports qui savent orienter ce flux vers eux assurent la fortune des villes dont ils dépendent. Mais les centres anciens peinent désormais à imposer leur suzeraineté sur les « aérotropolis » qui se développent à côté d’eux. Aucune ville aux États-Unis n’a connu de croissance aussi forte que Dallas. L’énormité et l’efficacité de son aéroport international comptent pour beaucoup dans cette réussite. Dallas-Fort Worth est devenu une machine si bien ajustée à la gestion de flux humains que la zone aéroportuaire s’est transformée en ville et concurrence désormais le centre de Dallas pour le logement des cadres supérieurs, des ingénieurs, des banquiers, des juristes dont la réussite professionnelle dépend largement de la possibilité qui leur est offerte de pouvoir voyager facilement, aussi loin et aussi vite que possible. Las Colinas, une ville nouvelle et huppée, s’est construite contre l’aéroport pour y loger, dans les meilleures conditions, des milliers de « relos » – un terme créé à partir du mot anglais « relocation » – et leurs familles. Aux États-Unis, la communauté relos compte déjà au moins 10 millions d’individus qui vivent, travaillent, consomment, se distraient avec les pistes de leurs aéroports sous les yeux.

LES VILLES QUI ATTIRERONT À ELLES LE PLUS D’AVIONS, DE PASSAGERS, DE FRET S’OFFRENT UN ATOUT MAÎTRE POUR S’IMPOSER DANS L’ÉCONOMIE GLOBALISÉE.

En 2011, le reste du monde découvre, envieux ou inquiet, l’émergence des aérovilles américaines. John Kasarda, un économiste enseignant à l’Université de Caroline du Nord, sort d’un relatif anonymat en expliquant que le monde est devenu un immense réseau où les grandes villes dispersées sur tous les continents sont plus facilement en relation entre elles qu’avec les petites agglomérations qui se trouvent dans leur voisinage immédiat. L’aviation commerciale est le lien qui assure la cohérence de ce réseau. Les routes aériennes sont un Internet physique qui se superpose au réseau de communication électronique.

Les villes qui attireront à elles le plus d’avions, de passagers, de fret s’offrent un atout maître pour s’imposer dans l’économie globalisée. La décadence économique, prévient John Kasarda, menace là où l’on ne voit dans l’aviation qu’une activité assourdissante, polluante, en sursis parce que trop vorace en carburant.

Amsterdam a parié sur la première option. Le corridor aéroportuaire qui relie la capitale néerlandaise à Schiphol International a été recouvert par 1,5 million de mètres carrés de bureaux et de surfaces industrielles. L’uniformité de l’ensemble a été brisée par la construction de théâtres, de galeries d’art, de restaurants et d’immeubles d’habitation. 60 000 emplois nouveaux ont été créés par l’émergence de l’« aérotropolis » de Schiphol-Amsterdam. Pour lui donner l’espace dont la jeune cité a besoin pour se développer, on étudie la possibilité de déplacer l’aéroport sur une île artificielle à proximité immédiate. Ailleurs en Europe, on hésite encore à laisser se développer des villes-aéroports. Paris-Roissy aimerait devenir un autre Memphis-Tennessee. Mais cela suppose un bouleversement de toute la géographie de l’Île-de-France. Difficile à imaginer en état de crise économique et sociale permanente. À Londres, les travaux de transformation de Heathrow en « aérotropolis » ont été estimés à 16 milliards de livres. Ce serait un des plus gros chantiers de construction jamais entrepris en Grande-Bretagne. Les gouvernements y sont favorables mais les nombreux opposants promettent une lutte sans merci. Le projet est donc sans cesse renvoyé à un futur de plus en plus lointain.

Schiphol-Amsterdam restera probablement la seule « aérotropolis » européenne. La mutation de Roissy-Charles-de-Gaulle est ralentie par le manque de financements. À Heathrow, l’opposition farouche des riverains paralyse les projets d’extension.
x
© Schiphol / Amsterdam Airport
Schiphol-Amsterdam restera probablement la seule « aérotropolis » européenne. La mutation de Roissy-Charles-de-Gaulle est ralentie par le manque de financements. À Heathrow, l’opposition farouche des riverains paralyse les projets d’extension.

Abou Dhabi, la ville la plus riche du monde

C’est en Orient que la passion « aérotropolitaine » a commencé à rendre obsolètes les cartes de la géographie urbaine mondiale.

Dubaï s’est lancé dans la construction d’un second aéroport qui sera plus grand qu’Heathrow, O’Hare-Chicago et Memphis réunis. Al Maktoum est prévu pour accueillir 120 millions de passagers par an et traiter 12 millions de tonnes de fret. L’aéroport géant sera entouré « d’une cité de hub » capable de loger une population de plusieurs centaines de milliers de personnes. Dubaï espère ainsi devenir le marché où s’approvisionneront les 3,5 milliards d’individus – plus de la moitié de la population terrestre – qui vivent dans le rayon d’action des avions de sa compagnie nationale, Emirates. Abou Dhabi a des rêves à la mesure de ce qu’elle est : la ville la plus riche du monde disposant d’un trillion de dollars investis dans le monde et de cent ans de production pétrolière dans son sous-sol. Saadiyat Island, une île artificielle construite à 5 minutes de l’aéroport international, est devenue l’épicentre de la « starchitecture » mondiale. Jean Nouvel y a construit le Louvre Abou Dhabi et Norman Foster le Musée national Zayed. Frank Gehry a la responsabilité du Guggenheim Abou Dhabi. Le Performing Arts Centre est l’œuvre de Zaha Hadid et le Musée maritime celle de Tadao Ando. L’objectif poursuivi est de faire de cette nouvelle « aérotropolis », où vivront bientôt 150 000 personnes, un pôle culturel et artistique qui éclipsera toutes les autres capitales artistiques du monde. Les plus prestigieuses universités occidentales ont été invitées entre les musées et les pistes. La Sorbonne, l’Imperial College et la New York University se sont déjà installés à Abou Dhabi, amorçant ainsi un basculement du pôle intellectuel du Nord vers le Sud et l’Orient.

Bangkok se prépare à désintégrer un autre monopole occidental, celui de la médecine de haut niveau, en construisant un « Healthport » où des centaines de milliers de personnes qui n’ont pas les moyens de se soigner en Europe ou aux États-Unis pourront s’offrir à coût minimum les meilleurs traitements connus.

Évidemment, c’est en Chine que l’émergence des villes-aéroports prend une dimension tectonique. 20 000 ouvriers travaillent jour et nuit sur le chantier de l’« aérotropolis » de Zheng- zhou. L’ensemble, une fois terminé, en 2030, sera grand comme sept fois Manhattan et intégrera, outre l’aéroport, des usines, des centres de recherche, plusieurs plateformes logistiques et les habitations nécessaires pour loger des dizaines de milliers de personnes. En 2025, la nouvelle ville aura 2,5 millions d’habitants. La Chine a investi 240  milliards de dollars dans la construction de ses 90 « aérotropolis » qui ont été conçues comme de véritables porte-avions capables de projeter en n’importe quel point du monde ses productions de masse et des foules entières de travailleurs ou de touristes.

Dans les trente prochaines années, on construira plus de villes que l’humanité n’en a fondées depuis 9 000 ans. Les « aérotropolis » sont destinées à devenir les capitales de cette nouvelle galaxie urbaine. Ce pari ne pourra être gagné que si l’on trouve les moyens de faire voler, en tous sens, des dizaines de milliers d’avions, à chaque instant, pendant des siècles. Aujourd’hui pourtant, personne ne possède un début de solution économique, écologique et durable à ce problème.

Footnotes

Rubriques
Tendances

Continuer votre lecture