Vitesse, défi physique, adrénaline : autant d’éléments essentiels pour apprendre à apprivoiser la peur. © Play:ground NYC
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Vitesse, défi physique, adrénaline : autant d’éléments essentiels pour apprendre à apprivoiser la peur.
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N° 130 - Automne 2019

À vos marques, prêts, jouez !

Pour lutter contre la sédentarité qui guette les enfants, plusieurs villes et écoles créent des aires de jeux où la saine prise de risque et les éraflures font désormais partie de la vie des petits. Un phénomène qui détonne, dans un monde devenu hyperprotecteur de ses marmots.

Pas de manèges, ni de monstres géants à l’Adventure playground de Calgary, au Canada. L’été, ce terrain de jeu « mobile », qui se déplace de quartier en quartier, donne aux parcs des airs de friches industrielles. Entourés de piles de vieux pneus et de tuyaux de plastique géants, des enfants gambadent autour d’une vieille baignoire, allument des feux de fortune ou manient le marteau pour s’inventer des forts imaginaires. Les géniteurs sont tenus de regarder calmement à distance leurs petits s’éclater en toute liberté. Pères et mère poules, s’abstenir !

Comme quelques autres villes dans le monde, Calgary a emboîté le pas à un mouvement qui vise à réinsuffler un peu d’adrénaline et de risque dans les jeux et activités en plein air offerts aux gamins, souvent couvés et surprotégés en ces temps marqués par la sédentarité et l’obsession numérique.

Il y aurait des dizaines de ces parcs nouveau genre en Europe et une poignée aux États-Unis et dans l’Ouest canadien. De nouveaux lieux ludiques où les structures de jeu formatées, aux couleurs pimpantes, ont été déboulonnées au profit d’étendues gazonnées, de sable et d’eau, où s’empilent des billots de bois épars et autres obstacles à escalader.

Apprendre à planter un clou fait partie des habiletés qui ont disparu du quotidien de bien des enfants.
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© Play:ground NYC
Apprendre à planter un clou fait partie des habiletés qui ont disparu du quotidien de bien des enfants.

C’est le cas du Play:ground, un haut lieu du jeu « à saine prise de risque » érigé sur Governor’s Island, où vont s’éclater les enfants de Manhattan, entourés d’outils et d’objets honnis de la plupart des écoles ou des jardins d’enfants.

« On y retrouve des bâtons, des roches, des palettes de bois, des scies et des marteaux que les enfants utilisent sous l’œil ‹ d’assistants de jeux ›. On peut aussi y créer des barrages et des feux. C’est crucial pour stimuler la créativité et inculquer aux enfants la notion de gestion du risque », avance la docteure Maria Brussoni, chercheuse et professeure associée au Département de pédiatrie de la Faculté de médecine et de l’École de santé publique de l’Université de Colombie-Britannique.

HANDICAP MODERNE

Cette experte mondiale de ce que l’on appelle désormais le risky play est du nombre de ceux qui croient en cette nouvelle approche favorisant le jeu non supervisé pour stimuler l’imagination et l’autonomie chez les enfants, et les exposer à un « risque raisonnable » dans une société de plus en plus abonnée au risque zéro.

Crainte d’enlèvement, d’accidents : les manchettes catastrophistes font mouche et contribuent à la mise sous cloche des enfants, affirme-t-elle. Au final, au Canada, seulement un écolier sur trois met le nez dehors chaque jour pour jouer, et seulement 7% d’entre eux ont l’autorisation de sortir de la maison non accompagnés.

« Les gens affirment que le monde est plus dangereux qu’avant. Or, les statistiques démontrent tout le contraire. En pensant être de meilleurs parents, plusieurs deviennent hypervigilants. Mais cette peur est contre-productive pour les enfants », estime la Dre Brussoni.

Seulement 2% des enfants canadiens se rendent à l’école à vélo et 30% trottinent seuls en y allant, la moitié moins qu’il y a 20 ans. En Amérique, les enfants ont pourtant huit fois plus de risques d’être tués lorsqu’ils sont à l’intérieur d’un véhicule que d’être heurtés lors de trajets à vélo ou à pied, démontrent certaines études.

En Suisse, deux fois plus d’écoliers qu’au Canada font encore le trajet de l’école à la maison à pied. Pourtant, même dans la Confédération helvétique, on s’inquiète du nombre croissant de jeunes qui sont désormais reconduits à l’école en voiture par leurs parents. « C’est le cas d’un enfant de 6 à 12 ans sur dix, c’est encore plus dans la Suisse francophone. On essaie de renverser cette tendance. Sensibiliser les parents à l’importance d’apprendre à leurs enfants à se rendre à l’école à pied est pour nous un souci constant », affirme Jenny Leuba, cheffe de projet Romandie à l’organisme Mobilité piétonne suisse.

Cette association a même récemment lancé un projet pilote pour permettre à des petits de 4 et 5 ans de cheminer seuls vers le jardin d’enfants. « Le but c’est qu’ils s’y rendent sans leurs parents. Dans la partie francophone du pays, ça choque ! Mais ça se fait sur de très petites distances. Autant les parents que les enseignants ont adhéré à l’idée, et les enfants, eux, sont enchantés et fiers. Ce qui est certain, c’est que lorsqu’on demande d’aménager les rues pour les enfants, tout le monde nous écoute ! Au final, ça simplifie les déplacements de tous. »

CARENCE DE JEUX LIBRES

À l’obsession croissante de la sécurité à l’égard des enfants vient parfois s’ajouter une profusion d’activités parascolaires et d’autres sports organisés qui achèvent de transformer l’enfance en Club Med et sonnent le glas du jeu libre.

Une situation qui n’est pas sans effet sur la santé mentale des mômes, selon plusieurs experts. Les enfants de la génération du numérique, « surcouvée » et « surorganisée », présenteraient trois fois plus de risques de souffrir d’anxiété, de dépression et de phobies, que leurs aînés du baby-boom.

« La surprotection peut nuire au développement de certaines habiletés physiques et sociales, mais prive aussi les petits d’opportunités essentielles pour aiguiser leur confiance en eux et la capacité à se dépasser », estime Maria Brussoni. « Côtoyer le risque et l’apprivoiser forge la capacité à gérer le stress et l’anxiété plus tard dans la vie », ajoute-t-elle.

Jeux de rôles et batailles amicales sont de nouveau préconisés par les émules du jeu libre.
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© Play:ground NYC
Jeux de rôles et batailles amicales sont de nouveau préconisés par les émules du jeu libre.

LA SURPROTECTION PRIVE LES PETITS D’OPPORTUNITÉS POUR AIGUISER LEUR CONFIANCE EN EUX.

Son credo : « Regardez ailleurs, laissez vos enfants jouer en paix et compter plusieurs minutes avant d’intervenir ! » Une de ses collègues en Norvège, Helen Sandsetter, spécialiste de la petite enfance au Queen Maud University College, n’en pense pas moins. Elle travaille à reconfigurer les aires de jeux de plusieurs jardins d’enfants de son pays où la hauteur, la vitesse, le contact avec des pièces mobiles et des environnements posant aux bambins un défi physique (pente raide, trous d’eau, rochers) feront partie des éléments clés pour « reconnecter les enfants avec un aspect fondamental de leur humanité », dit-elle.

« Le but n’est pas que l’environnement de nos enfants devienne le plus sécuritaire possible, mais qu’il ne soit pas plus sécuritaire que ce qui est nécessaire pour leur bien ! » insiste Maria Brussoni.

JEUX SUR MESURE

En cette époque allergique au risque, carrousels, grandes balançoires, hautes glissades et bacs de sable (contaminés !) ont peu à peu été proscrits de plusieurs États américains, par crainte de recours légaux.

« Plusieurs aires de jeux sont devenues des univers “stériles” de caoutchouc, de plastique et d’acier si ennuyeux qu’ils n’offrent aucun défi ou possibilité aux enfants de se surpasser », soutient Meghan Talarowski, directrice de StudioLudo, un organisme de recherche et de design américain qui fait la promotion du jeu chez l’enfant. L’architecte-paysagiste a comparé pendant six mois la fréquentation de parcs pour enfants en Amérique et à Londres. Sa conclusion : les parcs londoniens sont deux fois moins fréquentés. « À Londres, de hautes herbes, du sable, de l’eau, des arbres rendent ces endroits stimulants tant pour les enfants, les adolescents que pour les adultes », constate-t-elle.

Mais ces parcs nouveau genre ne sont-ils pas un brin casse-cou ? Il n’y aurait pas plus d’accidents dans ces aires réinventées que dans les terrains de jeu classiques, affirme Maria Brussoni, « les enfants y étant d’emblée plus prudents ».

À Bienne, la place de jeu Robinson, ou « Robi » pour les intimes, précurseur de ces aires de jeux libres, accueille gratuitement depuis les années 1970 des hordes d’enfants. À Bâle, le Kinderburo s’affaire aussi à déployer plusieurs projets destinés à rendre les espaces publics plus stimulants pour les enfants. « Si les rues sont conçues pour être plus accueillantes pour les enfants, les autres citoyens seront eux aussi plus nombreux à réinvestir l’espace public », insiste Jenny Leuba.

TOMBER ET APPRENDRE

Aux États-Unis, on surnomme désormais cette mouvance qui carbure à l’autonomie des petits le « free range parenting ». Certains États ont même commencé à adopter des lois pour « légaliser » cette nouvelle approche, après que des parents eurent été épinglés par les services de protection de l’enfance pour avoir laissé leurs bambins s’amuser seuls au parc.

À Vancouver, au Canada, des parents qui avaient autorisé leurs quatre enfants, âgés de 5 à 11 ans, à prendre le bus sans être accompagnés d’un adulte ont même dû engager une bataille juridique contre l’agence de protection de l’enfance, qui les accusait de négligence. Dans la province du Manitoba, une mère a aussi été dénoncée par un voisin pour avoir permis à ses trois enfants de jouer seuls dans la cour.

« Certaines personnes en viennent à assimiler l’autonomie des enfants à de la négligence. Je trouve triste qu’il faille adopter des lois pour légaliser des choses qui étaient tout à fait normales et courantes durant notre enfance. On assiste en ce moment à un écart générationnel entre la façon dont les parents et leurs propres enfants ont vécu leur enfance », déplore la Dre Brussoni. À son avis, le retour au plaisir de jouer sans adulte, à cette enfance parsemée de rires et de genoux égratignés, de douces batailles et d’incursions en terres inconnues est plus que jamais pressant. Le jeu n’en vaut-il pas la chandelle ?

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