N° 148 - Automne 2025

Peintre de l’inhumanité

Arrivé à la peinture par la photographie et le cinéma, Luc Tuymans s’est imposé comme une figure majeure de la scène artistique internationale. Inspirée par l’histoire et l’histoire de l’art, son œuvre interroge la condition humaine en prenant pour sujet la violence du monde.

Il est l’un des plus grands peintres de sa génération. Né à Mortsel, près d’Anvers, il y a septante ans, star absolue de la peinture figurative depuis les années 90, Luc Tuymans est l’auteur d’une œuvre aux multiples facettes animée par des obsessions récurrentes comme la mémoire et l’Holocauste, le corps et l’oubli, la violence et la photographie. Dans une démarche proche de celle de Gerhard Richter et de Marlene Dumas, l’artiste belge choisit des images d’archives issues des médias, du cinéma ou encore trouvées sur internet, qu’il photographie avec son smartphone. Ce qu’il peint ensuite apparaît de plus en plus énigmatique, mystérieux, comme suspendu dans le temps.

Si j’étais un de vos élèves, comment vous décririez-vous ?
Comme quelqu’un d’extrêmement timide. C’est pourquoi je travaille avec des images. J’ai un profond respect pour les personnes qui écrivent, car l’écriture est l’une des formes d’expression les plus anciennes. Elle évolue très lentement, mais possède un sens extrême de la formulation et de l’exactitude. En tant qu’artiste, il est important d’essayer d’être sincère dans ce que l’on fait, ou du moins de chercher à être pertinent dans ce que l’on essaie de transmettre. L’art n’est pas quelque chose que l’on fait uniquement pour soi : il s’agit d’extrapoler, et aussi de faire preuve de générosité. Sans cela, il n’y a plus de culture.

Vous parlez de générosité créative?
Oui, mais mise en relation avec des éléments comme le pragmatisme et la précision dans ce que l’on fait, ce que l’on perçoit, et ce que l’on transmet au monde. Ces choses-là relèvent d’une responsabilité pour un artiste, non seulement par rapport à lui-même, mais aussi vis-àvis de ce qui l’entoure. La question de ce qui est pertinent est toujours présente, toujours imminente. Si ce n’est pas le cas, alors cela ne m’intéresse tout simplement pas. Une forme de détachement est nécessaire pour pouvoir créer.

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(Photo Otman Qrita - Courtesy of the artist and David Zwirner)
Luc Tuymans

Avez-vous besoin d’une obsession, comme celle que vous avez pour la Shoah ?
L’obsession, pour un artiste visuel, c’est avant tout le visuel lui-même. C’est une compulsion, un besoin de faire, encore et encore. À un certain niveau, c’est quelque chose qu’on ne peut pas arrêter. C’est une forme d’addiction.

Comment votre travail sur les peintures murales est-il né?
Les peintures murales sont apparues comme quelque chose d’extrêmement pragmatique. J’ai participé à certaines expositions où je n’ai pas obtenu les œuvres que je voulais. J’ai donc trouvé la parade en les peignant directement sur le mur. J’ai également décidé de changer d’échelle, parce que quand j’installe une exposition, j’essaie toujours de m’adapter à l’espace dans lequel elle se déroule. Donc, lorsqu’un commissaire voulait monter une exposition, mais n’avait pas les moyens de payer les prêts, le transport ou quoi que ce soit d’autre, je lui proposais simplement ceci : « Je viens sur place pendant une semaine environ, et je vous peins toute l’exposition directement sur les parois. » Bien sûr, ces œuvres sont ensuite amenées à disparaître. Elles sont éphémères. Elles subsistent dans l’esprit, sous forme de souvenir, de mémoire, et non comme des objets tangibles. Cela leur donne une forme différente, une forme affranchie de la notion de l’œuvre comme marchandise. Il y a aussi cette idée de travailler dans l’instant, avec une forme d’urgence, qui échappe complètement à la logique de l’objet commercialisable.

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(Palazzo Grassi. Photo : Matteo De Fina)
« Schwarzheide », 2019, une gigantesque mosaïque de marbre installée dans la cour du Palazzo Grassi à Venise en 2019.

Giotto et beaucoup d’autres ont peint des fresques, souvent des images sacrées. Ces peintures murales, les faites-vous aussi dans un but religieux ?
Tout art peut être sacré dans une certaine mesure, mais ce n’est pas mon objectif. Il s’agit surtout de s’adapter à l’espace dans lequel l’œuvre doit exister. Le théâtre de Dresde est un exemple très particulier. Ulrich Bischoff voulait que je sois le commissaire associé de sa dernière exposition Die Erschütterung der Sinne (Un choc pour les sens), organisée à l’Albertinum. Il avait réuni des œuvres de Goya, Delacroix, Caspar David Friedrich et Constable. Le hall d’entrée du théâtre, qui fêtait alors son 100e anniversaire, comporte deux escaliers par lesquels on pénètre dans la salle. J’ai repris les toutes premières images en couleur du bâtiment qui dataient de 1913, et j’ai placé sur un mur une image de pêches et de fleurs, image dont j’ai également fait des peintures.

Ce que vous avez fait au Louvre en 2024 a-t-il été inspiré de la même manière ?
Je trouvais idiot de faire quelque chose sur le Louvre. J’ai plutôt essayé de faire une proposition qui ait un sens pour le musée et qui parlerait de l’acte de peindre. Le seul compromis que j’ai fait, c’est le tableau lui-même, parce que je l’avais perdu. Il s’agissait de L’orphelin qui représente l’arrière d’une tête de poupée. Au Louvre, je l’ai agrandie jusqu’à 4,5 mètres en la coupant juste sous le cou. Je me suis souvenu que Georges Bataille avait dit qu’une fois que la guillotine avait été rendue opérationnelle, ce lieu précis du Louvre était devenu un espace public. Dans toute œuvre, il y a toujours un élément spécifique.

Comment naissent vos idées ?
En fait, je ne veux plus penser. Je veux juste travailler sur la toile, et que l’intelligence passe directement de ma tête à mes mains. Je sais ce que je vais faire, et comment, parfois des mois à l’avance. Puis, je choisis un jour précis, je me prépare, et à ce moment-là, tout doit sortir. Je suis toujours très nerveux avant de commencer à peindre, comme je l’ai toujours été d’ailleurs. Cela n’a pas changé. En fait, dès que je perdrai cette nervosité, j’aurais tout perdu.

La rapidité d’exécution d’un tableau est-elle similaire à celle d’un auteur de nouvelles ?
Oui, la peinture repose en grande partie sur le timing et la précision. On peut facilement trop travailler une peinture et la « tuer », ce qui fait qu’elle ne paraît plus fraîche. Le Caravage peignait très vite. Sir Henry Raeburn travaillait avec beaucoup de rigueur et de détermination. C’est cette exactitude que je recherche, même si je sais que je ne peux pas faire du Van Eyck. C’est trop difficile. Il s’agit de travailler avec sa propre détermination, tout en ayant conscience de ses limites. Cela ne veut pas dire que je ne reviendrai pas sur une peinture pour y ajouter des détails à peine visibles à l’œil nu. Il y a des ajustements sur le tableau qui interviennent après, parfois un mois plus tard. Mais je veux quitter mon atelier en ayant le sentiment que tout a bien fonctionné.

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(Courtesy of the artist and David Zwirner)
Dans la Basilique San Giorgio Maggiore à Venise, le peintre belge a remplacé deux toiles du Tintoret parties en restauration.

Appartenez-vous à une école d’artistes ou êtes-vous un solitaire ?
Rien n’est vraiment original. Rien ne tombe du ciel. Il y a de grandes généalogies, et celle dont je suis issu vient clairement de l’Europe de l’Ouest. Plus précisément de la région d’où je suis né. La Belgique est un pays très jeune, un peu comme l’Italie. Elle est devenue une nation en 1830, après les guerres napoléoniennes et l’échec de sa restitution au Royaume des Pays-Bas. Avant cela, c’était un territoire envahi par les puissances étrangères. Les gens ont dû faire preuve de beaucoup d’opportunisme pour survivre, y compris sur le plan visuel. Cela a façonné une certaine idée de ce qui est pictural, de ce qui a de la valeur ou de la pertinence, et de ce qui n’en a pas. C’est dans cette lignée que mon travail artistique s’inscrit, en remontant très loin.

Est-ce comparable à ce que l’on dit souvent de Magritte et du surréalisme ?
Cela n’a rien à voir avec le surréalisme, en réalité. Magritte a peint une pipe avec, en dessous, l’inscription « Ceci n’est pas une pipe. » Bien sûr que non ! C’est l’image d’une pipe. Il y a donc là un élément de pragmatisme, une manière d’aborder le réel. On retrouve cela aussi chez Ensor, qui n’était pas vraiment fou ou grotesque, mais un précurseur de l’expressionnisme. La plupart des peintres dans ce contexte et dans cette région étaient des solitaires, des individus plutôt qu’un groupe constitué. Leur fil conducteur, c’était le réel. Et une autre idée importante, c’est celle d’authenticité, de sincérité. C’est cela qui compte le plus : essayer d’être vrai.

Comment vous situez-vous en tant qu’artiste ?
En utilisant juste ce qu’il faut de subtilité, pour que le travail puisse être compris par strates, en profondeur, et non de manière univoque, frontale, avec des images trop évidentes. Les signifiants doivent être multiples, mais ils doivent en même temps porter une forme de position. Cette lignée remonte à des artistes comme Manet, Goya, et même Van Eyck dans une certaine mesure, car chez lui, il n’y a pas de pardon possible : sa devise était Als ich can (« Si je peux »). Ce qui signifie : je prône l’humilité ou je fais semblant d’être humble, mais derrière cela se cache une ambition immense !

Pensez-vous vous améliorer avec le temps ?
Cela reste à voir. L’avenir le dira. Je viens tout juste de faire cette exposition au UCCA Center for Contemporary Art à Pékin, avec 90 peintures, intitulée The Past. C’était une sorte de rétrospective de mon travail. Une expérience très bouleversante, car tout était réuni dans un même espace, et on voyait clairement le choc entre les œuvres très anciennes et les plus récentes. Ces dernières ont gagné en taille, mais elles sont aussi peintes de manière complètement différente: les couleurs ont changé et elles paraissent deux fois plus grandes. Alors que les petits formats plus anciens fonctionnent à distance, d’une manière étrange et particulière. En tant que peintre et artiste, on ne peut pas revenir en arrière. Même si je suis physiquement et techniquement capable de refaire toutes ces anciennes œuvres, leurs intentions, elles, ne seraient plus là. C’est cette limite à laquelle on se heurte. Est-ce que c’est mieux ou pas, je n’en sais rien; ce n’est pas à moi d’en juger. J’essaie toujours d’aller un peu plus loin dans ce que je fais. Et puis, l’espace d’exposition n’est plus le même. Il est devenu énorme, institutionnalisé, démesuré, ce qui a forcément un impact. Mon propre atelier a changé aussi. Mon premier studio était un petit appartement, ce qui me limitait à une certaine échelle. Aujourd’hui, je travaille dans un grand atelier. Ainsi, je produis des œuvres plus grandes, en pensant faire un geste plus fort. Mais est-ce que c’est vraiment le cas? Je ne sais pas.

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(CEC)
En 1995, Luc Tuymans, invité par le Centre genevois de gravure contemporaine, réalisait une série de 11 lithographies intitulées « Le Verdict » et collées sur les parois comme des papiers peints.

Le dessin constitue-t-il toujours la base du travail d’un artiste visuel ?
Le dessin est très important. En voyage, je prends des photos avec mon iPhone, comme tout le monde, mais je fais aussi beaucoup de dessins. D’un point de vue informatif, en termes de conservation ou de tentative de compréhension, ils sont essentiels. Ils sont également absolus. Un dessin, on peut l’effacer. Une peinture, on peut repeindre par-dessus. L’urgence du dessin est en cela très particulière. La plupart du temps, je n’expose d’ailleurs pas mes dessins en même temps que mes peintures, car il s’agit d’un médium complètement différent dont l’évaluation du temps est singulière.

La manière dont un jeune Picasso ou Van Gogh dessinaient – pour ne citer que ces deux artistes – est quelque chose de vraiment impressionnant.
C’est vrai : on reconnaît immédiatement quand un dessin possède une certaine « physicalité », une authenticité. Prenez Egon Schiele, par exemple. Ses dessins sont incroyablement puissants, ils sont même plus forts, à mon avis, que ses peintures. Il a su traduire un dessin en peinture, et il y a une réelle différence entre une ligne dessinée et une ligne peinte, c’est certain. Dans les dessins de Klimt ou d’Ensor, on perçoit leur talent brut, une sorte de savoir intuitif qui n’est pas uniquement ancré dans l’idée de dessiner à partir de la perception ou de chercher à être juste. J’ai eu la chance d’avoir un bon professeur, pas un grand artiste, un sculpteur assez médiocre en réalité, mais un excellent pédagogue, qui m’a toujours dit : « Regarde d’abord, dessine ensuite».

Vous avez été professeur. Qu’enseigniez-vous à vos élèves ?
C’était il y a déjà pas mal de temps, mais quand j’enseignais, je commençais toujours par leur expliquer mon travail pour qu’ils comprennent qui je suis à travers ma pratique artistique ou professionnelle. Ensuite, je leur disais que ce que je peux leur transmettre est à la fois limité et subjectif. Donc, s’ils ont une conviction forte, ils doivent la défendre avec fermeté. Et si cela a du sens, je l’accepterai sans hésiter. Si ce n’est pas le cas, je la remettrai en question, mais finalement, cela reste leur conviction. Ce qui compte, c’est de reconnaître que tout cela est profondément subjectif, qu’il n’existe pas de véritable objectivité. C’est cette ouverture qui rend le dialogue possible dès le départ.

Diriez-vous que la vie est plus difficile pour les jeunes artistes aujourd’hui ?
Oui, parce qu’il y a beaucoup plus d’informations et d’institutions qu’avant. Cette abondance peut parfois rendre difficile de se concentrer et d’évoluer à un rythme, disons, un peu plus humain. Les jeunes artistes sont soumis à une forte pression, dans le monde de l’art, mais aussi dans le monde en général. Et cette pression n’est pas toujours bonne. Il faut être une personne forte et résiliente pour réussir.

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(Musée du Louvre. Photo : Florent Michel)
« L’Orphelin », une peinture exécutée directement sur un mur du Louvre en 2024.

Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Récemment, deux personnes de la basilique San Giorgio Maggiore à Venise sont venues me voir avec un projet in situ. Ils ont retiré de l’église les deux Tintoret – La dernière Cène et Les Juifs dans le désert – pour les restaurer et m’ont demandé de les remplacer par autre chose dans un délai d’un mois. C’est ce que j’ai fait, en deux semaines, avec deux nouvelles toiles désormais accrochées dans cette église. Ce projet s’est inscrit dans un processus plus large, car je travaillais sur une nouvelle grande exposition chez David Zwirner à Los Angeles qui ouvrira l’année prochaine, avec une œuvre intitulée The Fruit Basket.

La corbeille de fruits, comme le petit tableau de Caravage ?
Non, il s’agit au contraire d’un très grand tableau composé de neuf panneaux qui devront être assemblés sur place, car c’est impossible dans mon atelier. Il y a quelques années, j’ai été invité à participer à un projet dans la Casa Malaparte. Nous étions à Capri pour visiter la villa où nous avions été conviés à la remise du Prix Malaparte, qui est décerné chaque année. L’écrivain américain Daniel Mendelsohn en était alors le lauréat. La veille de la cérémonie, il y avait une sorte de rituel avec un panier de fruits fermentés qui passait dans les mains de l’auditoire. Chaque participant devait également prononcer un discours en italien et présenter un film italien. Derrière eux, un écran plat composé de neuf panneaux affichait l’image du panier et puis, d’un coup, l’image est devenue bleue. C’est cette scène que je suis en train de recréer. La toile aura les dimensions du Radeau de la Méduse de Théodore Géricault. C’est mon projet principal en ce moment.

Y a-t-il d’autres projets plus modestes ?
Je travaille sur un petit projet au Japon et un autre pour mon 70e anniversaire, la ville d’Anvers, ma ville natale, voulant m’offrir une grande exposition au Musée des beaux-arts. Ce que voudront probablement faire le Stedelijk Museum d’Amsterdam et aussi le Kunstmuseum de Bâle. Cela me fait évidemment très plaisir, même si l’histoire jugera ce qui est le meilleur dans mon œuvre. Il est clair qu’aucun artiste de ma génération n’aura le même héritage que Velazquez, Rubens, ou même Picasso. Parce que le monde est devenu complètement différent. Ce qui signifie qu’en tant qu’artiste, lorsque vous êtes encore en vie, vous devez prendre soin de cet héritage.

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