N° 140 - Printemps 2023

La cinquième symphonique

Ira Berlin, Ethel Waters, Georges Gershwin, ou encore Bob Dylan. Ils ont vécu et chanté la Cinquième avenue. Une histoire de la plus célèbre rue du monde racontée par ses tubes planétaires.

L’enseigne du mythique Chelsea Hotel.
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(Jean Marie Hosatte)
L’enseigne du mythique Chelsea Hotel.

Newbold Morris préférait les brins d’herbe aux brins de voix. Cela n’aurait eu aucune conséquence s’il n’occupait, au début de ce printemps 1961, le poste de haut responsable des parcs, jardins et espaces de loisirs de la ville de New York. Le haut fonctionnaire n’était ni inculte ni borné. Mister Morris était même connu pour être un amateur d’art sincère et curieux. Pourtant, le répertoire des jeunes chanteurs clochardisés qui tentaient de se faire un nom à New York en entonnant leurs protest songs, lui tapait sur les nerfs. Voilà pourquoi, ce 9 avril 1961, Newbold Morris refusa de signer l’autorisation de chanter en public sur Washington Square que lui présentait un certain Izzy Young, libraire, vendeur d’instruments de musique à deux sous, imprésario d’artistes faméliques et gérant du Folklore Center, sur MacDougal Street, au cœur de Greenwich Village.

La Cinquième Avenue.
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Jean Marie Hosatte
La Cinquième Avenue au niveau de Madison Square, en direction de Wall Street.

ÉMEUTE BEATNIK

Morris soupçonne Izzy Young et sa cour des miracles de faire une fixation sur Washington Square, là où commence la Cinquième avenue. L’artère centrale de Manhattan est devenue l’une des plus chics et chères de la planète à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Alors, Newbold Morris aimerait bien qu’Izzy Young et sa troupe se fassent entendre ailleurs, à l’autre bout de la rue, au cœur de Harlem, un peu plus de 11 kilomètres au nord de Washington Square. Son coup de sang va provoquer « The Beatnik Riot » (l’émeute beatnik). Trois mille personnes, dont une majorité de musiciens, décident d’occuper Washington Square et de n’en déguerpir qu’à bord d’un fourgon cellulaire. Leur vœu est exaucé. Les coquards fleurissent et les nez saignent. La presse s’empare de l’affaire. Newbolt Morris est présenté comme un sombre abruti qui interdit des chansons et une musique auxquelles, vu son âge, il ne comprend rien. Jerry Rubin, futur fondateur du mouvement hippie, n’appelle-t-il pas déjà les jeunes révoltés d’Amérique à « ne jamais faire confiance à un vieux de plus 30 ans » ?

L’interdiction de chanter en public sur Washington Square va tenir dix ans. Les musiciens des rues vont se claquemurer dans les bars, les clubs et les bouges que Greenwich Village leur offre par dizaines.

La logique urbaine de New York est respectée. Sur la Cinquième, on travaille dur pour avoir les moyens d’acheter dans les boutiques hors de prix. Dans le Village, on parle, on chante, on peint, on écrit. Parmi, les révoltés gyrovagues du quartier, se trouve un certain Robert Allen Zimmerman, tout juste débarqué de Duluth dans le Minnesota. Quand il décroche son premier engagement professionnel au Gerdes Folk City, une semaine seulement avant l’émeute, ce frêle jeune homme grelotant chante alors : Wintertime in New York town / The wind blowin’ snow around / Walk around with nowhere to go / Somebody could freeze right to the bone / I froze right to the bone.

Ce soir-là, Robert Zimmerman devient Bob Dylan et transforme la musique pop en art véritable. Dylan a choisi son nom de scène en hommage au poète gallois Dylan Thomas, mort quelques années plus tôt dans une chambre du Chelsea Hotel, situé à deux blocs à l’ouest de la Cinquième avenue, à l’extrémité nord de Greenwich Village. Effrayé par une célébrité qui l’emporte dès ses premiers concerts, le barde se réfugie là et y compose Sara et Sad Eyed Lady of the Lowlands.

Washington Square.
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Jean Marie Hosatte
Washington Square marque le début de la Cinquième Avenue.

HÔTEL D’ARTISTES

Au Chelsea cohabitent alors quelques célébrités en quête d’inspiration, des vedettes traversant une mauvaise passe et des dizaines de peintres, de musiciens, de mannequins et d’artistes n’ayant pas encore défini la discipline dans laquelle ils excelleraient.

De ce magma créatif jaillissent génies et chefs-d’œuvre qui, bouleversant le paysage culturel de New York, changent la face du monde artistique. Jack Kerouac y écrit On The Road. Arthur C. Clarke et Stanley Kubrick s’enferment dans une chambre pour rédiger le scénario de 2001, l’Odyssée de l’espace. Andy Warhol et ses groupies y tournent Chelsea Girls. Le doigt du dieu de la gloire n’a pas encore désigné Leonard Cohen quand le poète canadien séduit Janis Joplin dans l’étroit ascenseur de l’hôtel. De ce souvenir, il fera l’une de ses meilleures chansons. Jimi Hendrix traîne dans les couloirs hantés par la plus improbable collection de rêveurs. Après lui viendront Jim Morrison, Patti Smith, Robert Mapplethorpe et des centaines d’autres.

Trop dégradé et pas du tout rentable, le Chelsea est resté fermé de longues années. Au printemps 2002, l’établissement a rouvert ses portes pour accueillir des clients infiniment plus fortunés et paisibles que ceux qui ont fait sa renommée. La restauration a été conduite de telle façon que demeure un vague souvenir de ces temps fous, parfois heureux, parfois terribles.

Il ne reste, en revanche, presque rien de Tin Pan Alley, située un peu plus au nord sur la Cinquième avenue, au niveau de la 28e rue.

On peut quand même, en levant, les yeux sur quelques façades sombres au milieu de la rue, aujourd’hui tenue par des commerçants chinois, s’imaginer être revenu à la fin du XIXe siècle. À cette époque, une armée de compositeurs-tâcherons dirigée par des éditeurs de musique commence à créer la bande-son de l’aventure américaine.

Dans Tin Pan Alley, ceux qui créent et ceux qui commandent sont, pour la plupart, juifs. C’est sur cette section de la rue, dit-on, que le « peuple du livre devient le peuple de la chanson ». Les immigrants fuyant les pogroms d’Europe centrale arrivent à New York en même temps que des milliers de Noirs qui fuient les États du sud, ruraux et racistes. La rencontre de ces communautés qui partagent les mêmes espoirs de liberté va produire des merveilles. Parmi les prodigieux succès éclos de Tin Pan Alley, il y a Alexander’s Ragtime Band, composé en 1919 par Ira Berlin, un jeune Juif immigré qui reprend un thème développé par Scott Joplin, musicien noir installé à New York en 1907 et inventeur du ragtime, cette musique aux rythmes syncopés qui donnera bientôt naissance au jazz.

Il ne faut pas plus de quelques semaines pour que le morceau soit fredonné par la terre entière. Elle restera encore longtemps sur toutes les lèvres. En 1924, un psychiatre allemand prévient que le morceau provoque « une hystérie morbide qui, quand elles n’en meurent pas, plonge ses victimes dans un état d’imbécillité incurable ». La noblesse russe en exil, organisatrice des pogroms avant la révolution bolchévique, semble particulièrement sensible à cette fièvre « rag ». Ce qui fait beaucoup rire dans les synagogues new-yorkaises.

Le monument dédié à Duke Ellington.
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Jean Marie Hosatte
Le monument dédié à Duke Ellington à l’entrée de Harlem.

UNE RHAPSODIE POUR NEW YORK

Ira Berlin a commencé sa carrière de musicien comme song plugger. Son travail consiste à jouer au piano en plein air – et le plus fort possible – les mélodies tout juste composées dans les ateliers d’écriture des éditeurs de musique. Les disques n’existant pas encore, ces derniers gagnent leur vie en vendant des partitions. Il faut donc que les morceaux que leurs compositeurs produisent à la chaîne soient entendus par les badauds, les patrons de bars et de bordels, les directeurs d’hôtel qui viennent découvrir les nouveaux airs de Tin Pan Alley. Jacob Gershowitz est, avec Ira Berlin, l’un des meilleurs song pluggers du quartier. Son patron le paie 15 dollars par semaine. Un salaire, à l’époque, plutôt confortable. Mais Gershowitz est un pianiste surdoué. En 1919, il compose Swannee. La chanson fait un triomphe. Et Jacob Gershowitz devient Georges Gershwin.

Cinq ans plus tard, Gershwin compose Rhapsody in Blue en cinq semaines seulement. Un critique du Wall Street Journal, enthousiaste, décrit la pièce comme « un portrait du melting pot prospère qu’est le New York des premiers temps du jazz ». Rien, dans Rhapsody in Blue n’évoque les antagonismes sociaux, les haines racistes ou communautaires, la corruption, la lèpre urbaine qui dévore Manhattan, les ruines. L’œuvre de Gershwin n’est qu’optimisme et énergie. New York puis l’Amérique en feront l’hymne de leurs ambitions.

Elle est ainsi un démenti opposé à la réalité que décrivent les premières images de Weegee. Le photographe traque la misère, la mort et le malheur. Chaque nuit, il fait sa récolte d’images violentes de la Bowery à l’Upper East Side. La musique de Gershwin ne colle pas à ces images-là. Rhapsody in Blue annonce la décharge d’énergie folle qui vient frapper New York près de Grand Central, entre la Cinquième, la Sixième et Lexington Avenue. En quelques années, le nouveau quartier d’affaires de Midtown est érigé. Le Chrysler Building est bâti entre 1928 et 1930. Le krach de Wall Street n’empêche pas la construction de l’Empire State Building. La crise ralentira celle du Rockefeller Center, mais ne l’arrêtera pas. Autour de ces trois géants, d’autres gratte-ciels viennent s’aligner les uns après les autres. La Skyline de New York dessinée le long de la Cinquième avenue est désormais reconnue dans le monde entier.

Greenwich Village, le quartier des artistes.
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Jean Marie Hosatte
Greenwich Village, le quartier des artistes.

UN THÉ CHEZ TIFFANY

En 1929, Ethel Waters, la « mère de toutes les chanteuses de jazz », peut-être parce qu’elle fut la première interprète noire à faire un tabac auprès du public blanc, assoit sa notoriété avec I can’t give anything you but love. La chanson raconte l’histoire de deux amoureux qui regardent la vitrine d’un bijoutier du nouveau Midtown sans pouvoir s’offrir quoi que ce soit. Gee, I’d like to see you looking swell, baby  / Diamond bracelets Woolworth doesn’t sell, baby  / Until that lucky day, you know darned well, baby / I can’t give you anything but love…

Elle devient emblématique des années de la Grande Dépression, à New York. Mais la chanson évoque aussi le retour des jours heureux. Les New-Yorkais qui subissent l’effroyable crise ont l’intuition que c’est dans le nouveau quartier des buildings que sonnera la fin des temps difficiles. Chacun alors pourra se réinventer. New York est faite pour ça. La ville appartient à tous ceux qui veulent s’offrir un destin différent de celui auquel ils ont été condamnés par la naissance, la couleur de leur peau ou le fardeau du passé.

C’est le thème de Breakfast at Tiffany’s, sublime carte postale de la Cinquième avenue et du Midtown des années 60. Moonriver, la chanson du film, devient instantanément un tube planétaire. La rivière évoquée dans le texte écrit par John Mercer, c’est la New York puissante comme un fleuve indompté. Et gare à celui qui veut nager à contre-courant : il verra ses rêves anéantis et son cœur brisé. Moon river, wider than a mile  / I’m crossing you in style some day / Oh, dream maker, you heart breaker / Wherever you’re goin’, I’m goin’ your way.

Un des nombreux clubs de Greenwich Village.
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Jean Marie Hosatte
Ambiance jazzy dans l’un des nombreux clubs de Greenwich Village.

DÉSIR D’HARLEM

D’autres s’obstinent à croire en la chance que New York finira par leur apporter. Quand elle chante Autumn in New York, en 1934, Billie Holiday devient la porte-parole de ceux qui choisissent de s’accrocher.

La chanson a été composée par Vladimir Dubelsky, un immigré russe à qui Georges Gershwin, son meilleur ami, a conseillé de changer son nom en Vernon Duke. Autumn in New York / Why does it seem so inviting? / Autumn in New York / It spells the thrill of first-nigh-ting / Glittering crowds / And shimmering clouds / In canyons of steel / They’re making me feel / I’m home. L’auteur y exprime la tendresse que lui inspire une ville, toute de fureur et d’acier, qui s’apaise à la lisière de Central Park, à la hauteur du Reservoir, entre le Plaza et Harlem.

Au début des années 30, ce segment de la Cinquième est une confluence. La culture blanche, classique, moderne et contemporaine que les milliardaires mécènes de Manhattan popularisent à travers les institutions qu’ils posent sur le « Miles of Museum » vient se jeter là. En 1934, quand Autumn in New York devient un succès, cultures noire et blanche ont depuis longtemps appris à battre la mesure, ensemble, sur la Cinquième.

Tout a commencé avec les intellectuels, les étudiants, les artistes qui fréquentent la somptueuse Public Library et le Metropolitan Museum. Ce public curieux s’est peu à peu aventuré au-delà de la limite nord de Central Park, dans les clubs de jazz. Les représentants des dynasties les plus puissantes de Manhattan ont suivi. Le public blanc découvre, ébahi, la puissance et la richesse de la pensée, de la littérature et des musiques de Harlem qui vit au début des années 20 une période de renaissance.

Cette parenthèse heureuse s’ouvre avec la prohibition et se referme après le krach de 1929. Harlem appauvri, le climat y devient violent. Les meilleurs musiciens fuient. Ils cèdent la place aux usuriers et aux voyous. En 1935, Gershwin écrit Porgy and Bess pour raconter cette nouvelle plaie qui vient affliger la communauté noire que Duke Ellington lui a appris à connaître. Dans ce premier grand opéra américain, c’est Sportin’Life, le proxénète, trafiquant de drogue qui va envoûter la pure Bess en chantant New York et la Cinquième avenue. ’ll buy you the swellest mansion / Up on upper Fi’th Avenue / An’ through Harlem we’ll go struttin’. Et Bess suit Sportin’. Elle n’a pas pu résister à la magie de la Cinquième. Elle ne fut pas la première ni la dernière. Après elle, des foules entières ont espéré, comme elle, que tout recommencerait enfin pour le meilleur entre Washington Square et la Harlem River.

Un immeuble de la fameuse Tin Pan Alley.
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Jean Marie Hosatte
Un immeuble de la fameuse Tin Pan Alley, une section de la 28e rue où s’est écrite la bande-son de l’Amérique.

Footnotes

Rubriques
Évasion

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