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Man showing power and strength. Power in hands. 3D vector illustration for presentations, flyers or posters.
N° 139 - Automne

L’impesanteur et la grâce

Que se passe-t-il lorsque le corps tombe ? Avec l’aide d’Einstein et d’un vol parabolique, récit d’une expérience pleine de gravité.

Un beau jour de novembre 1907, Einstein entame comme à l’accoutumée une sorte de sieste en veillant à demeurer semi-éveillé : il peut ainsi se laisser aller à sa rêverie tout en conservant suffisamment de lucidité pour pouvoir saisir toute bonne idée qui lui viendrait à l’esprit. C’est ainsi qu’à l’issue dont on ne sait quelle succession d’images et de pensées, il eut l’idée « la plus heureuse de sa vie ». « J’étais assis sur ma chaise au Bureau fédéral de Berne et je compris d’un coup que si une personne est en chute libre, elle ne sentira pas son propre poids. J’en ai été saisi. Cette pensée me fit une grande impression. Elle me poussa vers une nouvelle théorie de la gravitation. »

PERTE DE POIDS

Grâce à cette chute imaginaire, Einstein prit pleinement conscience d’une sorte d’évidence compréhensible par tout un chacun, mais jamais formulée par quiconque : lorsque nous tombons en chute libre, tous les objets qui sont proches de nous (par exemple notre parapluie ou notre chapeau) tombent comme nous, à la même vitesse que nous, de sorte que nous ne les voyons pas… tomber ! Ils nous apparaissent comme s’ils étaient en lévitation, comme s’ils n’avaient plus de poids. Tout se passe en somme comme si l’accélération produite par la chute effaçait la cause même de cette chute, en l’occurrence le champ de gravitation local. En clair, le fait de subir la pesanteur sans être arrêté par un obstacle, par exemple par un plancher ou par la terre ferme, met paradoxalement en état… d’impesanteur ! Cette impesanteur n’est nullement l’absence de pesanteur proprement dite, mais l’absence de tout ressenti de la force de gravitation. Rien ne venant plus s’y opposer, cette force nous devient imperceptible.

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Istockphoto / StudioM1

CHOC ÉMOTIONNEL

Considérée sous l’angle de cette révélation, l’expression « chute sans gravité » devient à la fois une contradiction dans les termes (puisqu’il n’y a de chute que s’il y a gravité) et un pléonasme (puisque la chute semble effacer la gravité qui pourtant l’engendre) ! Songe ? Vision ? Cette représentation intérieure, qui permit à Einstein de simplement entrevoir ce qu’impliquaient les lois newtoniennes de la gravitation, n’était pas une découverte à proprement parler. Mais chez lui, elle produisit un choc. Un choc émotionnel autant qu’intellectuel ! L’intuition que, conformément à son anagramme, « la chute des corps » met la gravitation « hors du spectacle » l’amena à postuler qu’il y aurait une sorte d’identité formelle — en fait une équivalence — entre accélération et gravitation : si une accélération peut effacer un champ gravitationnel réel, elle peut aussi créer l’apparence d’un champ gravitationnel là où il n’y en a point.

LA VIE EST LA CHUTE D’UN CORPS.

Paul Valéry, écrivain

DANSE CALME

La formalisation mathématique de cette équivalence le mènera à la théorie de la relativité générale, qu’il publiera en 1915. La compréhension de la gravitation ne fut plus du tout la même : elle n’apparaît plus comme une force agissant au travers de l’espace, mais comme une déformation de la géométrie de l’espace-temps. La fulgurance d’Einstein à propos de la chute des corps pose une question subsidiaire : lorsque nous sommes en impesanteur, nous ne sentons certes pas notre poids, mais sentons-nous encore notre propre corps ? Je veux dire : le percevons-nous encore comme « solidaire de nous-mêmes » ? Ou bien nous apparaît-il alors, en une certaine façon, simplement périphérique, comme en orbite autour de notre moi ? Désireux d’en savoir plus, l’heureux homme que je suis a pu participer le 30 septembre 2021 à un vol dit « zéro-g », effectué dans le cadre d’une résidence de recherche en sciences humaines proposée par L’Observatoire de l’espace du CNES.

Notre avion effectua une quarantaine de « paraboles » successives, enchaînant des montées très raides, à quarante-cinq degrés d’inclinaison, et des descentes d’une vingtaine de secondes en quasi chute libre. Pendant les brèves phases d’impesanteur, tout se passait comme si nous avions été en orbite autour de la Terre. Lors des descentes, l’impesanteur ressentie a pour effet que tous les mouvements apparaissent doux, merveilleusement inertiels. Cette sorte de danse calme, de tranquillité cinétique, est psychiquement contagieuse : l’esprit ressent comme une grande paix intérieure. Quel paradoxe de ne plus sentir son poids alors qu’on subit de plein fouet la gravitation ! D’avoir une masse devenue non pesante ! Il s’agit d’une sorte de libération qui permet d’enchaîner les saltos délicieusement, comme si de rien n’était. En impesanteur, la gymnastique n’est plus un sport, seulement une façon tranquille de jouer avec l’économie du principe d’inertie et l’isotropie de l’espace.

COUP DE POMPE

Les phases de montée de l’avion et l’hyperpesanteur qu’elles engendrent (on ressent une accélération presque égale au double de l’accélération de la pesanteur) sont elles aussi très surprenantes : alors que je m’attendais à éprouver un simple « appesantissement », je me suis senti littéralement écrasé. Pendant quelques dizaines de secondes, c’est tout le corps qui faisait profil bas, au sens propre comme au sens figuré. Même mon cœur semblait s’être d’un coup affaissé d’un cran. Quant à mon cerveau, il s’était comme tassé quelque part au fond de mon crâne. J’ai tenté de me livrer à toutes sortes d’exercices physiques. J’ai soulevé lentement mes bras devant moi : ils pesaient un âne mort (« les bras m’en tombaient » !), de sorte que cet exercice a vite ressemblé à une séance de musculation sans altères. J’ai fait des pompes, mais me suis interrompu dès la cinquième tant il est difficile de supporter à bout de bras deux fois son propre poids. J’ai chanté et découvert aussitôt que cela représente un exercice violemment musculaire tant la mâchoire inférieure rechigne à remonter après qu’on a ouvert la bouche. J’ai tenté de marcher et y suis parvenu sans trop de difficulté après une courte phase d’adaptation, mais plutôt que de marcher, j’ai eu l’impression de gravir une pente raide. Alors même que je pratique l’alpinisme, le lien phonétique entre le verbe « gravir » et le mot « gravitation » ne m’était jamais apparu de façon aussi nette. J’ai constaté également que l’hyperpesanteur dilate les durées perçues, comme si la démultiplication des g avait pour effet de ralentir le passage du temps : lui aussi semble s’appesantir, avec des secondes qui, d’un coup, s’enrobent de grammes.

Mais contrairement à ce que je pensais avant le vol, l’absence de poids n’annule pas la sensation d’avoir un corps : les mains, les bras, les jambes, les pieds semblent tout autant nous appartenir que d’ordinaire. On demeure parfaitement uni à eux, enchaîné à eux, même si c’est de façon moins musculaire. En somme, la sensation physique d’avoir un corps ne disparaît pas quand la pesanteur s’estompe, mais elle s’intensifie très perceptiblement quand la gravité augmente. Un vol zéro-g fait physiquement ressentir la différence essentielle entre la masse et le poids, qu’on a tout le loisir de confondre dans la vie courante (ou statique !) Quand la masse du corps se fait sentir sans son poids, subsiste alors ce qu’on l’on pourrait appeler « l’esprit du corps » : une sorte de conscience de soi délicieusement plus légère que d’ordinaire.

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