N° 129 - Été 2019

Convulsions françaises

– Alors, ces « gilets jaunes » : révolution ou feu de paille ?
– Ni l’un ni l’autre ! La crise est trop profonde, trop sérieuse, trop grave pour qu’on parle d’un feu de paille. Ce serait plutôt un volcan – celui de la misère, du déclassement, de la rancœur – qui gronde et se réveille périodiquement. Quant à parler de révolution, ce serait clairement exagéré. D’abord parce qu’il n’a jamais été question (sauf chez quelques hurluberlus) de changer de régime. Ensuite parce qu’on ne fait pas une révolution avec 100 000 manifestants, même s’ils défilent tous les samedis !
– Vos sans-culottes, en 1789, étaient-ils tellement plus nombreux ?
– C’est une bonne question, qu’il faudrait poser à un historien ! Les deux phénomènes sont bien sûr sans commune mesure. Mais j’avoue que l’épisode des « gilets jaunes » m’a rendu les sans-culottes, rétrospectivement, un peu moins sympathiques ; et la Révolution française, un peu moins idéale…
– À cause de la violence ?
– Pas seulement. Aussi à cause de la colère, de la haine, du ressentiment, comme dirait Nietzsche, de toutes ces « passions tristes », comme dirait Spinoza, tellement plus mobilisatrices qu’une analyse un peu nuancée ou qu’un programme raisonnable ! Et puis l’inertie de la majorité dite « silencieuse », avec ce mélange de bienveillance, d’incompréhension, de perplexité, de passivité, de lâcheté bien souvent… Les extrémistes, dans ce genre d’événements, tendent toujours à l’emporter. Ils ont la force de l’exaltation, et l’exaltation de la haine. Les autres, par prudence ou désintérêt, les laissent faire…
– Eh oui ! Les mauvais affects sont plus efficaces, en politique, que l’indifférence ou les bons sentiments ! C’est bien pourquoi le « politiquement correct » est tellement dangereux ! À force de confondre ce qui est et ce qui devrait être, de donner des leçons de morale au monde entier (comme vous autres, Français, aimez tant le faire !), à force de prendre de haut ceux qui râlent ou se plaignent, ou simplement d’éviter les sujets qui fâchent, on finit par faire le jeu de ceux qui vont tenir le discours le plus cash, voire le plus trash, disant tout haut ce que tant de gens pensent tout bas et depuis si longtemps !

– Vous avez malheureusement raison. Le politiquement correct fait le jeu du populisme, de l’extrémisme…
– D’où l’élection de Trump, aux États-Unis, et la montée du populisme, de droite ou de gauche, en Europe…
– Surtout de droite ! Comme le politiquement correct est plutôt de gauche, et comme il ne cesse d’être démenti par la réalité, il finit par faire tendanciellement le jeu de la droite, voire de l’extrême droite. Les belles âmes démocrates de la côte Est ont apporté des voix à Trump, dans le Sud profond. Et voyez comme Marine Le Pen et son Rassemblement national se portent mieux que Mélenchon et la France insoumise !
– Mais revenons à vos « gilets jaunes » et à la Révolution française. Vous disiez que votre point de vue, sur celle-ci, avait changé…
– Oui, et pas seulement à cause des « gilets jaunes » ! Quand j’étais jeune, j’admirais Robespierre et Saint-Just, beaucoup plus que La Fayette ou Condorcet. La Terreur m’exaltait davantage qu’elle ne m’effrayait. Maintenant, c’est l’inverse ! Trop de sang versé pour de mauvaises raisons, trop de haine et d’injustices, trop d’horreurs inutiles ou néfastes… Ces dizaines de milliers de morts, par guillotine, massacres ou guerres civiles, cette bonne conscience assassine, ces églises et châteaux vandalisés (combien de chefs-d’œuvre perdus à jamais !), ces intellectuels condamnés à mort (Fabre d’Églantine, Lavoisier, Condorcet, André Chénier…), sans oublier, même si c’est évidemment moins grave, tous ces artistes contraints à l’exil (la plus célèbre est l’admirable Élisabeth Vigée-Lebrun) ou emprisonnés (par exemple le si sympathique et talentueux Hubert Robert)… Il m’arrive de me demander si cela valait la peine !
– Vous regrettez l’Ancien Régime ?
– Bien sûr que non ! Mais les peuples qui ont fait l’économie de cette Révolution ou de cette Terreur, sont-ils aujourd’hui moins libres et moins heureux que nous ? Rien ne l’indique !
– Mélenchon vous répondrait qu’il fallait bien, pour que la démocratie triomphe et se répande, qu’un pays commence…
– Commencer, les Américains l’avaient fait avant nous !
– Et les Suisses, avant les Américains !

– Et tout cela, en France, pour aboutir à un dictateur (Napoléon), à la Restauration (Louis XVIII, Charles X), à une nouvelle monarchie (Louis-Philippe) et au Second Empire (Napoléon III)… Quel gâchis ! Je doute fort que les Anglais ou les Suisses nous envient !
– J’avoue que vos explosions périodiques, si violentes, si spectaculaires, nous étonnent toujours… Nous apprécions le spectacle, quand il est bon, sans toujours le prendre au sérieux ! Vous savez que nous préférons le consensus à l’affrontement, et trancher nos désaccords par une votation, quand il le faut, plutôt que par la violence.
– Vous apportez de l’eau au moulin des « gilets jaunes » : le référendum d’initiative citoyenne est devenu leur revendication majeure !
– Je peux le comprendre. Mais leur mouvement, vu de Suisse, paraît trop violent et trop déraisonnable pour que nous puissions nous y reconnaître. Baisser les impôts et augmenter les dépenses publiques, les Suisses ont trop de bon sens pour y croire !
– Les « gilets jaunes », s’ils sont de gauche, vous répondront qu’il suffit de faire payer les riches…
– Lesquels viendront enrichir la Belgique ou la Suisse, comme beaucoup l’ont déjà fait ! Nous ne nous en plaignons pas : leur argent nous intéresse !
– … Ou, s’ils sont de droite, qu’il faut supprimer toutes les dépenses liées à l’immigration.
– Donc aussi toutes les richesses que les immigrés produisent et tous les métiers dont les Français ne veulent plus ! Votre Macron a du souci à se faire !
– Je vous l’accorde.
– Pourquoi est-il détesté à ce point ?
– On lui reproche d’être hautain, méprisant, arrogant…
– L’est-il ?
– Ce n’est pas l’image que j’en ai. Il s’est voulu « jupitérien » plutôt que démagogue, prendre modèle sur de Gaulle plutôt que sur Chirac, et ce n’est pas moi qui le lui reprocherai !
– Sauf qu’il n’avait ni l’âge ni le passé glorieux du général !
– D’où le sentiment de présomption qu’il peut donner… N’est pas de Gaulle qui veut !

– Je suis davantage surpris qu’on parle tant de mépris ou d’arrogance. Je l’ai beaucoup vu sur vos chaînes de télévision. Lorsqu’il parle avec des gens simples, je le trouve au contraire respectueux, attentif, patient, presque touchant de gentillesse… Je vous repose ma question : pourquoi tant de haine à son égard ?
– J’ai lu un article intéressant d’une sociologue, Dominique Schnapper. Ce qu’on reproche à Macron, explique-t-elle, ce sont moins ses défauts que ses qualités, moins ses échecs (il est trop tôt pour en juger) que ses succès : d’être si jeune, si talentueux, si compétent, et même si sympathique ! C’est un peu la haine, si fréquente dans nos écoles et collèges, contre le premier de la classe. Il se fait ordinairement traiter de « bouffon », me dit-on, par des élèves moins doués et moins travailleurs, qui lui reprochent de réussir mieux qu’eux…
– L’envie, disait Tocqueville, est la grande passion démocratique…
– Il y a aussi autre chose. Les Français attendent tout de l’État, mais refusent de plus en plus de lui obéir.
– C’est votre côté « Gaulois réfractaire », comme dit votre président !
– Mais qui s’aggrave. Souvenez-vous de la reculade de Sarkozy, qui voulait réformer les taxis, dès que ceux-ci ont bloqué les rues. Ou des « Bonnets rouges », qui ont obtenu l’abolition de l’écotaxe (votée pourtant à la quasi-unanimité par le parlement !). Ou du projet d’aéroport, à Notre-Dame-des-Landes : quelques centaines de « zadistes », occupant illégalement et quasi militairement le terrain, ont eu plus de poids que les élus, et même que les électeurs ! Les trois problèmes sont complètement différents, mais ont en commun l’incapacité de l’État à faire respecter ses décisions quand une minorité déterminée s’y oppose par des moyens illégaux ou violents. Ce n’est pas seulement Macron, qui a du souci à se faire ; ce sont les démocrates !
– C’est vrai que les Français, vus de Suisse, semblent un peuple ingouvernables. Nous savons bien, nous, qu’il n’y a pas de démocratie, ni donc de liberté, sans obéissance !

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