N° 129 - Été 2019

Petite typologie des grands voyageurs

Le TGV n’offre pas seulement le plus rapide des déplacements terrestres. Il accélère aussi la connaissance des hommes en vertu de l’adage « Dis-moi comment tu voyages, je te dirai qui tu es. » Il suffit de regarder autour de soi et de tendre l’oreille car, dans un wagon, il y a autant de caractères différents que de sièges. Depuis La Lison de Gabin, le transport ferroviaire n’a cessé d’évoluer. D’abord, l’électricité a remplacé la vapeur. Ensuite, les liaisons prennent moins de temps et les retards davantage. Enfin, il n’est pas possible, quand on arrive à destination, d’aller serrer la main du conducteur déjà parti. Aujourd’hui, ce ne sont plus les trains qui déraillent mais les hommes.

L’accompagnateur. Il ne sera du voyage que s’il n’est pas redescendu à temps du wagon où il a cornaqué sa jeune épouse ou sa vieille mère. Lorsqu’il choisit d’attendre sur le quai le départ du train, son visage alterne les mimiques de connivence et les signes d’ennui. Si l’attente se prolonge, il va chercher des magazines et des boissons fraîches. Quand le TGV s’éloigne enfin, après un ultime baiser envoyé sur le bout des doigts comme le font les enfants, il rejoint la grande ville avec la double satisfaction de la liberté retrouvée et du ticket de quai économisé.

Le retardataire. Victime d’un mouvement social ou d’un blocage des paupières, il se présente au dernier moment à la porte du dernier wagon alors qu’il a réservé dans le premier. Qu’importe ! Sans la présence d’esprit du chef de gare qui a différé de quelques secondes son coup de sifflet, il aurait été privé de vacances. Condamné à voyager assis sur les marches d’un escalier, il ne distingue pas le panneau de la gare quand il arrive et se heurte pour descendre aux voyageurs en train de monter.

Le pointilleux. Il vérifie plusieurs fois la destination du train, le numérotage du wagon puis de son siège avant de s’assurer qu’il n’y a pas de terroristes bronzés et moustachus dans les parages, qu’aucun bagage suspect n’a été déposé. Quand il va au wagon-bar, il emporte même les magazines qu’il était en train de lire. Lorsque le convoi s’arrête, il va surveiller sa valise pour peu qu’il n’ait pu la garder sur ses genoux ou sous ses jambes. Est-on en retard ? Il exige du contrôleur qu’on lui en précise la cause et la durée.

Le déménageur. Déjà surchargé de bagages à main, il trimballe de surcroît un sac à dos, une canne à pêche ou une guitare. Faute d’avoir trouvé asile au-dessus des têtes, sa grosse valise empêche la progression normale des pieds. L’accroc au sens de la marche. Il n’admire les paysages qu’autant qu’ils viennent vers lui. Il supporte difficilement la position inverse qui lui donne l’impression d’être un enfant tiré par une nounou devenue folle. S’il emprunte le Paris-Nice, il doit s’attendre qu’à Marseille le convoi reparte dans le sens opposé.

L’habitué. Effectuant régulièrement le même trajet depuis vingt ans, il connaît tout du paysage, des horaires, des incidents et de la vie des contrôleurs qui viennent lui serrer la main.

Le distrait. Il s’assoit à n’importe quelle place quitte à en changer – sans s’excuser – à chaque réclamation d’un ayant droit. Plus tard, quand il a trouvé le bon siège, il ne retrouve pas son billet. Parfois, il s’avise au dernier moment que son train va à Amsterdam alors qu’il est attendu à Maubeuge.

Le fraudeur. Arbitrairement surclassé ou démuni de titre de transport, il éprouve, à chaque fois qu’apparaît un contrôleur et quand il ne s’est pas déjà caché dans les toilettes, l’irrépressible envie de changer de wagon. Quand on lui réclame un supplément, il menace de se plaindre à Guillaume Pépy dont il a mémorisé les coordonnées avant d’avouer qu’il a oublié son porte-monnaie chez lui.

Le prétentieux. Il porte à l’annulaire une chevalière armoriée et sur la poche poitrine de son blazer l’écusson d’un collège huppé. Son majordome l’a accompagné jusqu’à sa place. À peine assis, il évoque ses souvenirs du Simplon-Orient-Express et du Transsibérien avant de remarquer que Paris-Nice est sans doute le plus court de ses parcours. Après quoi, il dispose sur la tablette mobile son smartphone pliable, un stylo en or et le dernier essai de l’économiste Piketty. Quand passe le contrôleur, il s’étonne de cette suspicion qui aboutit à vérifier le comportement d’une personne aussi visiblement honorable que lui.

Le cinéphile. Il pose son écran tout de suite après son séant, effectue quelques branchements et coiffe un casque. Moyennant quoi, il ne parle à personne, ne regarde pas ses voisins et préfère un navet policier aux champs de coquelicots.

Le gros dormeur. Équipé de boules Quiès et d’un masque de Zorro, il perd conscience avant que son train ait quitté la gare. Ses ronflements occultent le bruit du convoi. Les mieux organisés disposent leur titre de transport sur la tablette ouverte devant eux afin que le contrôleur ne soit pas obligé de les réveiller.

Le nomade urinaire. La petitesse de sa vessie lui interdisant le principe de précaution, il se lève toutes les heures pour satisfaire ses besoins en dérangeant des grincheux pour lesquels seule l’Europe est un continent. Il piétine souvent devant des toilettes occupées ou hors service. On sait qu’il réalise une miction jusque-là impossible lorsqu’un petit voyant rouge s’allume dans le wagon. On imagine alors son calvaire : la vaine recherche d’un portemanteau, d’un rouleau de papier, de la chasse d’eau et de l’eau de toilette offerte jadis par la SNCF.

L’agité de première classe. Il abandonne la position assise toutes les cinq minutes pour aller au wagon-bar, pour téléphoner (s’il est bien éduqué) ou pour extirper un dossier de sa valise, pour alerter le contrôleur sur la présence d’un mégot éteint entre les lèvres d’un voyageur quitte à se précipiter sur le quai à chaque arrêt afin d’en griller une petite. Sil n’a pas prévu de louer un siège proche de la travée centrale, il enjambe autoritairement ses voisins parfois endormis. Il était déjà à la gare une heure avant le départ du train. Il s’apprêtera à descendre trente minutes avant l’arrivée.

Le bénévole du wagon-bar. Après avoir attendu patiemment son tour sans évoquer la belle époque révolue des wagons-restaurants, il passe rapidement commande, grignote debout afin de laisser les places assises aux dames et, une fois la dernière bouchée de son croque-monsieur avalée, jette non seulement sa vaisselle en carton dans l’orifice prévu à cet effet mais également les détritus abandonnés par des consommateurs moins soigneux que lui.

Le ronchon. Il se plaint de tout. D’abord à la cantonade puis auprès du contrôleur (dont il déplore qu’il ne porte plus de gants blancs), de l’horaire jamais respecté, de la sonorisation inaudible et de l’éclairage défectueux, de la clim en panne, de son siège cassé, de la tablette bloquée, des enfants mal élevés, des portables insupportables ainsi que de l’anarchie des prix du billet et du tracé de la LGV repoussé très au-delà des calendes macroniques.

Le distant. Par mépris ou par fatigue sociale, il ne dit ni bonjour ni au revoir à des gens qu’il côtoie durant plusieurs heures et qui ne demanderaient qu’à échanger d’aimables propos. Tout au plus émet-il des grognements chaque fois qu’un bébé pleure. On est en droit de supposer que personne ne l’attend à la gare. Ni plus loin.

DIS-MOI COMMENT TU VOYAGES, JE TE DIRAI QUI TU ES.

Le bavard. Modèle de sociabilité, il entreprend de lier conver-sation avec ses voisins, le contrôleur, la femme de ménage qui ramasse les papiers, les mères de famille et les proprié-taires de petit chien en rappelant qu’il a trois enfants et un teckel. Impossible de fermer l’œil si l’on est à ses côtés car il tient à faire connaître son avis sur la politique, l’écologie, le pouvoir d’achat, tout sujet dont on ne saurait se désinté-resser sans impolitesse ou insensibilité à l’actualité. Les plus liants font don de leur carte de visite et vont jusqu’à pro-mettre à leurs compagnons provisoires d’aller les voir sur leur lieu de vacances.

Le jeune père de famille nombreuse. Tandis que la jeune mère s’emploie à faire chauffer le biberon du dernier-né, il utilise le couloir central pour apprendre à marcher à son pe-tit frère. Si celui-ci manifeste par des sanglots bruyants son hostilité au jogging ferroviaire, il le promène sur ses épaules. Le dragueur. Il a l’art de repérer les femmes seules. Il les suit quand elles vont au wagon-bar où il leur offre galamment un verre avant de s’enquérir de leur situation matrimoniale. Si le mari attend à la gare, il n’insiste pas. Si la dame paraît disponible, il propose de la déposer chez elle en taxi et il lui fait cadeau du bouquet de mimosas cueilli le matin même à Bandol à l’intention de sa vieille mère.

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