N° 136 - Automne 2021

Perdu, mon centre de gravité !

Depuis qu’au bénéfice de l’âge ou qu’en raison de la confusion des valeurs engendrées par la médiatisation à outrance, certaines personnes feignent de me témoigner quelque considération, la sentence de Thackeray me hante : « Un homme plein de lui-même fait un joli petit paquet. » En ce cas précis je crois avoir été sauvé par les apparences puisque si je ne me suis jamais pris au sérieux, c’est d’abord et surtout parce que j’ai l’hilarité trop facile, parce qu’il me manque vingt centimètres en hauteur, ainsi que des poils sous le nez et au menton. Moyennant quoi, je n’ai pas bénéficié d’un surcroît d’estime chaque fois que l’ancienneté établie ou le mérite supposé me valaient une promotion ou de nouvelles responsabilités. D’ailleurs, patron de rédaction, chef d’entreprise ou meneur de jeu, je ne me suis pas senti vraiment différent du grouillot que j’étais à mes débuts. La nature qui m’a accordé de conserver dans le grand âge une tête pas trop chenue m’a, du même coup, protégé contre la tentation de devenir un notable. Je rencontre chaque semaine des copains d’enfance ou des amis de jeunesse si dignes, si pontifiants, si couverts d’honneurs qu’à leurs côtés j’ai l’impression d’appartenir à une génération antérieure. Leur entourage leur donne du « monsieur le président » ou du « grand-père » alors que mes collaborateurs m’ont toujours appelé par mon prénom et que, pour mes petits-enfants et mes arrière-petits-enfants, je ne suis que « Phiphi ». Mes ennemis auront beau jeu de prétendre que je suis incapable d’inspirer le respect. Or, je respecte beaucoup le respect mais ce sentiment ne me semble concerner que les chefs d’État (à condition qu’ils aient été élus démocratiquement), les centenaires, les mères de familles très nombreuses, les médecins de campagne et les petites sœurs des pauvres. Tout le reste est faux-semblant, protocole désuet et littérature de gare.

ENVIE DE RIRE

Le recours à l’humour et les envies de rire m’ont été d’un grand secours, cependant. L’humour, pratiqué en circuit fermé, débouche sur l’autodérision, c’est-à-dire, sur la précieuse faculté d’avoir une part de soi qui observe et qui écoute continuellement l’autre en ne lui épargnant pas ses plus méchantes critiques. Les envies de rire qui se manifestent dans les circonstances les plus dissuasives (obsèques, crémation, allocution officielle, minute de silence) déstabilisent le centre de gravité et déstructurent la personnalité en bloquant dès la puberté son évolution normale. Ainsi, les sinistrés de la solennité ne cessent-ils de s’écarter des parcours habituels. À 30 ans, ils jouent toujours aux billes avec leurs neveux ; à 40, ils cartonnent encore jusqu’à l’aube ; à 50, ils n’interviennent dans les réunions auxquelles ils sont conviés que pour en raconter « une bien bonne » ; à 60, ils notent sur un calepin les contrepèteries les plus grasses ; à 70, ils se félicitent de n’être pas plus raisonnables qu’un demi-siècle plus tôt. Je note au passage l’influence des activités ludiques qui, même si elles constituent un alibi à des passe-temps parfois dispendieux, prolongent très tard, voire jusqu’à la fin, les mécanismes simplifiés de l’enfance. Un homme qui consacre ses loisirs à un jeu, qui est capable de perdre en un soir ce qu’il a gagné en un mois ou en une année, qui confie une partie de son destin à un pur-sang ou à une dame de carreau ne sera jamais véritablement un adulte. La faculté de s’enthousiasmer pour une idée, pour un projet, pour une personne d’un sexe pas toujours opposé, pour un animal plus ou moins domestique ou pour une équipe sportive conforte le refus de se prendre au sérieux et la reconnaissance d’autrui comme plus importante que l’admiration de soi.

CERTES, J'AI SU TRÈS TÔT QUE LA VIE SE TERMINAIT TOUJOURS MAL, MAIS JE N'EN AI PAS FAIT UN DRAME .

Durant toute mon existence, j’aurai joué, et pas seulement au casino. J’ai joué à l’enfant. J’ai joué à l’adolescent. J’ai à peine joué à l’étudiant, car l’exercice exigeait des qualités que je ne possédais pas. J’ai joué à l’apprenti. J’ai joué au professionnel. J’ai joué à être journaliste. J’ai joué à être animateur. J’ai joué à être romancier. J’ai joué à être dramaturge. J’ai joué à être heureux. J’ai joué à être malheureux. J’ai joué à être amoureux. J’ai joué à être un père responsable et certains dimanches j’ai joué à élire des politiciens plus soucieux de leur avenir que du mien. À chaque fois, je me pénétrais de mon rôle, je revêtais le costume ad hoc, j’utilisais des vocables adaptés avant de monter bravement, mais avec des réussites variables, sur les scènes de la communauté, tandis que des comparses plus expérimentés que moi me donnaient la réplique. Actuellement, je joue au vieillard. Je travaille les arrière-grands-pères nobles sans être plus doué que quand je me distribuais dans les jeunes premiers. D’aussi loin que je me souvienne, je n’entrevois pas un seul épisode de mon maigre destin qui n’ait été tributaire de la chance ou de la malchance, ni un instant de tragédie où ne se soit glissé un zest de comédie. Certes, j’ai su très tôt que la vie se terminait toujours mal, mais je n’en ai pas fait un drame.

La société grégaire, les compétitions scolaires et l’ambition d’arriver plus haut qu’au niveau dont on est parti exigent toujours davantage que ce que nous pouvons donner. D’où la nécessité constante d’interpréter un personnage pour faire croire qu’on est différent de contemporains rarement résignés à n’être que ce qu’ils sont. J’ai donc été chérubin, Éliacin et Figaro. Quand l’emploi me convenait, partagé entre le confort de la répétition et l’ennui de la routine, je le tenais durant plusieurs décennies. Dommage qu’on ne puisse pas s’improviser comédien sans ressentir quelques troubles psychiques. À telle enseigne qu’aujourd’hui je ne sais pas vraiment qui je suis. Loin de moi l’idée de me pousser du col sous prétexte que je m’obstine à y nouer une cravate, mais je crois être un modèle de vertu dans une société où l’impudence semble le disputer à la malhonnêteté. Ma franchouillardise ne me fait guère quitter le territoire national que pour me rendre à Monaco. Je ne suis jamais allé en Égypte, me contentant des momies exposées à la place d’honneur dans les dîners en ville. Je n’ai utilisé qu’une seule fois un véhicule officiel sous la forme d’un panier à salade après la dislocation d’une manifestation que j’avais suivie par hasard. Sur le plan des subventions, je suis également irréprochable. N’en ayant sollicité aucune, je ne saurais me plaindre de n’en avoir pas obtenu. Mon seul et innocent passe-droit – désormais supprimé – a été de pouvoir afficher le nombre 13 sur les plaques d’immatriculation des véhicules qui me déposaient devant les casinos. J’ai cessé d’être carnivore en devenant moi-même un légume. Oui, je pense être un Juste. Un peu juste, comme le susurrent parfois dans mon dos les faux amis qui me connaissent mieux que les vrais.

GOÛT DU LUXE

C’est souvent en affichant les signes d’une prospérité qui figurait à mon programme, mais pas encore à mon bilan, que j’ai possédé plusieurs dizaines de voitures moins par passion pour la mécanique que par goût du plus ambulatoire des luxes. Je montais dans des avions privés. Je descendais dans des palaces. Parfois mes notes de frais étaient plus longues que mes articles. Hélas ! le réchauffement de la planète et le dessèchement des générosités m’ont privé à jamais de ce complément de ressources protégé de l’impôt. Bref, j’ai feint d’être riche avant d’avoir accédé vraiment à l’aisance. Alors que j’entamais à peine mon multisalariat, j’avais invité mon père adoptif à venir voir de plus près mon train de vie. Dans la villa que je venais d’acquérir au Vésinet stationnait une grosse américaine décapotable. Après le déjeuner servi par un maître d’hôtel en veste blanche, nous avions fait un tour de jardin. Mon cher papa était moins admiratif qu’inquiet : « Je suis ravi que tu vives aussi bien. J’espère que tu n’as pas fait de bêtises… »

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