N° 128 - Printemps 2019

Des raisons d’être riche

Alexandros Stergiou faisait les cent pas dans son bureau. Il fulminait, gesticulait, pestait : « Tous des fainéants ! J’ai affaire à des incapables ! »

Sa secrétaire venait de lui apprendre que les ouvriers du chantier naval avaient décidé de reconduire leur mouvement de grève. Autant dire la fin du monde. Alexandros s’effondra dans son fauteuil.

Un seul coup d’oeil autour de lui lui rappela les sommes de travail et de sacrifices accomplis pour devenir ce qu’il était : l’un des armateurs les plus riches du monde. À combien évaluait-il sa fortune ? Combien de propriétés possédait-il à travers le monde ? À Londres, Paris, New York, Genève, Rio. Bientôt la Lune. Il était incapable de répondre à ces questions avec précision.

En temps normal, il aimait bien ce bureau richement meublé, aux murs recouverts de boiseries, auxquels étaient accrochés de magnifiques tableaux de maîtres. Des objets souvenirs, glanés ici et là. Des photos qui le représentaient serrant la main des grands de ce monde. Tout à coup, comme s’il était assis sur un siège éjectable, il bondit et appuya sur un interphone : « Marios ! En bas dans cinq minutes ! »

Il réglerait cette affaire de grève plus tard. Il avait besoin de respirer.

Le chauffeur lui ouvrit la portière de la Rolls et constata que ce n’était pas un jour à plaisanter avec son patron. Depuis le temps, il connaissait par cœur les moindres expressions d’Alexandros. Il savait lire en elles les jours fastes et néfastes. Néfastes, comme aujourd’hui.

Il s’installa et attendit les ordres.

Assis à l’arrière, Alexandros se frotta les yeux comme s’il allait les arracher. Le chauffeur resta calme et patienta. Finalement, au bout d’un moment, il risqua :
– Une balade en bord de mer, Monsieur… Rien de tel pour…
– Où vous voulez, Marios ! Mais roulez, roulez !

Et Marios roula et le paysage défi la. Au bout d’une heure, la voiture bifurqua sur la droite et s’engagea sur un chemin de traverse.
– Que faites-vous, Marios ?
– Regardez ! Au bout là-bas, il y a une taverne. Elle est tenue par un ami. J’ai pensé qu’un verre d’ouzo…
– Je ne veux pas aller dans une taverne ! Faites demi-tour !

Le chauffeur s’exécuta.

– Conduisez-moi au cap Sounion !
– Très bien, Monsieur.

Ils reprirent la route.

De temps à autre, Alexandros laissait son regard se perdre à travers la vitre, tandis que – sans qu’il pût en expliquer la raison – lui revenaient les bribes d’un poème de Séféris appris sur les bancs d’école : « On nous disait, vous vaincrez quand vous vous soumettrez. Nous nous sommes soumis et nous avons trouvé la cendre. On nous disait, vous vaincrez quand vous aurez aimé. Nous avons aimé et nous avons trouvé la cendre. On nous disait, vous vaincrez quand vous aurez abandonné votre vie. Nous avons abandonné notre vie et nous avons trouvé la cendre. Il ne nous reste plus qu’à retrouver notre vie maintenant que nous n’avons plus rien. »

Il poussa un grognement. La poésie était bien incapable de régler ses problèmes de chantier et à ces vers surannés du poète grec, il préférait de loin la maxime de l’Irlandais, Oscar Wilde : « Donnez-moi le superflu, je me passerai du nécessaire. » Quarante minutes plus tard, sans qu’un seul mot fût échangé, ils arrivèrent en vue du cap dominé par le temple consacré au dieu de la mer. Au pied de la falaise, la mer Égée étendait son bleu incomparable à perte de vue.

Alors qu’ils allaient prendre la route qui serpentait jusqu’au sommet, Alexandros ordonna :

– Déposez-moi ici, au bord de la plage. J’ai besoin de marcher. Marios afficha un air perplexe.
– Il est sept heures du soir, Monsieur. La nuit ne va pas tarder à tomber.
– Qu’elle tombe !

À peine la voiture fut-elle stoppée que l’armateur en descendit et se dirigea vers le rivage.

Un silence quasi absolu enveloppait le décor.

Il franchit la centaine de mètres qui menait aux premières vagues et se laissa choir sur le sable. Il remonta les genoux vers sa poitrine et se prit le visage entre les mains. Quelle vie ! soupira-t-il. Dire que dans quelques heures, il fêterait ses soixante-dix ans. Un bel anniversaire en perspective. Soixante-dix ans, dont cinquante dévolus au travail. Cinquante ans à bâtir un empire.

Selon la formule consacrée, il était parti de rien, ou presque. Son père lui avait légué à sa mort un modeste patrimoine. Quelques hectares de terres dans l’île de Samos et une maison à Psychiko, le plus vieux quartier d’Athènes. Dans un premier temps, Alexandros s’était tourné vers le commerce du tabac ; un tabac qu’il faisait venir de Turquie. Avec ses premiers gains, il s’était empressé de créer une première manufacture, puis une seconde. Cinq ans plus tard, il gagnait son premier million de dollars. Depuis toujours passionné de bateaux, il avait décidé de réinvestir ses gains dans le fret maritime. Il s’était rendu acquéreur à bas prix de vieux cargos, et après les avoir rafistolés, il les avait confiés à des marins grecs, les moins payés mais les plus compétents de la Méditerranée. Le premier million de dollars accoucha d’un deuxième, puis de quintuplés, puis d’un milliard. Sa réussite avait été si fulgurante que, lorsque des journalistes lui demandaient comment il y était parvenu, il répondait immanquablement : « Je ne me souviens que du premier million. Les autres sont venus naturellement. »

Et pour qui ? Sa femme était décédée. Il ne parlait plus à son fils depuis des années et, comble du comble, sa fille avait épousé un joueur de darbouka turc et vivait à Istanbul. Quelle infamie ! Tout à coup, portée par la brise, une odeur de poisson grillé lui chatouilla les narines.

Il regarda autour de lui et vit un homme sans âge accroupi par terre devant un feu. L’homme le salua d’un mouvement de la tête.

L’armateur lança :
– Vous faites quoi, là ?
– Vous voyez bien. Je fais griller mon poisson. Je viens de le pêcher. Je suis pêcheur.

L’homme montra une embarcation amarrée non loin.
– C’est mon bateau.
– Et vous n’avez pêché qu’un poisson ?
– Je ne suis pas un gros mangeur.
– Un seul poisson de toute la journée ?
– Non ! En quelques minutes.
– C’est absurde !
– Absurde ?
– Si vous en aviez pêché plus, vous auriez pu les vendre.
– Les vendre ? Pourquoi ?
– Pour gagner de l’argent, pardi !

L’homme se frotta le menton, pensif.
– C’est vrai. Je n’y ai pas pensé.

Après un bref silence, il demanda :
– Et une fois que j’aurais gagné de l’argent ?

Alexandros parut déstabilisé.
– C’est pourtant simple ! Vous achetez une seconde barque et vous embauchez quelqu’un.
– Et ?
– Vous gagnerez encore plus d’argent, pardi !

L’homme se frotta derechef le menton. Il semblait dépassé.
– Et que ferais-je de cet argent ?

Décidément, songea Alexandros, ce type était vraiment simplet.
– Vous achèteriez une troisième barque, puis une quatrième. Et un jour vous seriez à la tête d’une flottille.
– Et ?
– Que sais-je ! Vous pourriez bâtir une usine pour congeler vos poissons, ce qui vous permettrait de les exporter dans le monde entier ! Et un jour vous deviendriez millionnaire, comme moi !

Il y eut un nouveau silence.
Le pêcheur hocha la tête à plusieurs reprises.
– Ensuite ? Une fois millionnaire ?

L’armateur, dépité, leva les yeux au ciel.
– Quelle question ! Ce sera merveilleux ! Vous pourrez vous installer tranquillement sur une plage pour faire griller votre poisson, débarrassé de tous soucis matériels. Heureux. Tranquille !

Les yeux du pêcheur s’arrondirent.

Il écarta les bras et dit :
– Mais n’est-ce pas exactement ce que je suis en train de faire ?
Alexandros eut l’impression d’être giflé par une main invisible.
L’homme ajouta avec un sourire malicieux :
– La mer n’achète pas de poissons.

Alexandros voulut répliquer, mais ne trouva pas les mots. Y en avait-il ?
Seuls les vers de Séféris lui revinrent en mémoire.

« Nous avons abandonné notre vie et nous avons trouvé la cendre. Il ne nous reste plus qu’à retrouver notre vie maintenant que nous n’avons plus rien. »

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