N° 121 - Automne 2016

Un médecin d’avant

Cela s’est passé en un temps où n’existaient ni scanner, ni stéthoscope, ni IRM, ni échographe, aucun de ces instruments prodigieux qui, de nos jours, viennent infirmer ou confirmer un diagnostic. Rien, sinon la science de l’écoute. Il était une fois un sultan tout-puissant qui régnait sur la ville de Gurgandj, dans le Turkestan. Rien au monde ne lui manquait. Rien, si ce n’est que son fils unique, l’héritier de sa couronne, souffrait d’un mal inconnu. Tous les plus grands thérapeutes du pays s’étant révélés impuissants, son vizir lui suggéra de faire venir des contrées lointaines un homme qui passait pour être le prince des médecins. Cet homme se prénommait Ali Ibn Sina, plus connu en Occident sous le nom d’Avicenne. Bien que dubitatif, le sultan accepta. Lorsque Avicenne se présenta, le sultan l’accueillit en ces termes :
– Tu n’es pas sans savoir que je possède déjà de nombreux médecins à ma cour. Tous se disent brillants. J’aimerais donc que tu me prouves ta différence.
Et il ordonna :
– Amenez le malade !

SE PENCHANT À L’OREILLE DU JEUNE HOMME, LE MÉDECIN MURMURA QUELQUE CHOSE QUE NUL N’ENTENDIT.

Un jeune adolescent se présenta à l’entrée de la salle du trône.
– C’est mon fils, annonça le sultan. Voici plus de trois mois qu’il s’étiole. Les plus belles perles de mon harem le laissent froid, les plats les plus rares lui sont indifférents. De plus, depuis quelques jours il s’est enfermé dans un mutisme total, muet comme le désert et personne ne parvient à lui tirer un seul mot. Je te le confie donc.

Soigner un muet ? Ce que le sultan exigeait était à la li-mite de l’impossible. Priver un médecin de l’interrogatoire clinique, c’est l’amputer des armes les plus élémentaires ! Avicenne se dirigea vers le jeune homme et le fit s’allonger sur l’une des banquettes qui meublaient la salle du trône. Il commença par étudier les traits du patient. Ce qui frappait dès le premier abord, c’était l’expression de grande mélancolie et d’infinie tristesse. Il palpa l’élasticité des joues, examina le globe oculaire, la couleur de l’angle interne, vérifia la tension de la paroi abdominale, la température des extrémités, la réaction des réflexes, et, n’ayant rien découvert qui puisse le guider, il entreprit l’écoute du pouls; mais là aussi, il ne perçut aucun signe particulier ; les battements étaient réguliers, souples, absents de toute altération.
Le sultan s’impatienta :
– Du Khorasan au Fars, de Bagdad à Samarkand, jusque dans les bouges de Sougoud, on loue tes mérites, fils de Sina ! J’attends !
Avicenne fronça les sourcils et, sans abandonner le poignet du jeune homme, il demanda au souverain :
– Kharazm-shah, pourrais-tu avoir l’obligeance de répéter les mots que tu viens de prononcer ?
Interloqué, le sultan ne parut pas comprendre.
– Oui, Kharazm-shah, reprit le cheikh. J’aimerais que tu répètes les mots que tu as prononcés. Mais les noms de villes. Uniquement les noms de villes.
– Khorasan ?
– Continue !
– Samarkand ? Fars ?
Avicenne approuva de la tête, totalement concentré sur le pouls du jeune patient.
L’émir continua d’ânonner :
– Samarkand… Bagdad… Sougoud…
– Où se trouve Sougoud ?
– Sougoud ? A un jet de pierre de Gurgandj. C’est un hameau des alentours.
– Possède-t-il un dihkan ? Un chef ?
– Oui. Salah ibn Badr.
– C’est parfait, peux-tu le convoquer ?
– Je vais donner les ordres. Il sera là dans l’heure.
– Dans ce cas, il faudra que le jeune homme demeure parmi nous. Y voyez-vous un inconvénient ?
Le sultan secoua la tête.
Une vingtaine de minutes plus tard, un soldat annonça l’arrivée d’un personnage à la silhouette effilée :
– Voici celui que tu réclamais.
Avicenne regagna sa place auprès du fils du sultan, reprit son poignet et interpella le chef du village :
– Mon frère, il m’a été dit que ton village était minuscule. Est-ce exact ?
Le dihkan fit oui de la tête.
– Tu dois donc connaître parfaitement toutes les rues.
– Bien sûr. Il n’y en a que trois.
– Peux-tu les citer de mémoire ?
– Absolument.
– Alors fais-le, mais le plus lentement possible, pria Avicenne, index et majeur toujours posés sur le poignet du jeune homme.
– Al-Nahr… Al-Jabal… Makran…
– Peux-tu répéter ?
L’homme obtempéra docilement. Après une courte réflexion, le médecin demanda :
– Sais-tu les familles de la rue Al-Jabal ?
– Bien sûr.
– Cite-les-moi, je te prie. Lentement.
– Il y a les Hosayn, les Al-Sharif, les Halabi, et ma propre famille, Al-Badr. Et…
Ali le coupa :
– Ta famille. As-tu des enfants ?
– Une fille et un garçon.
– Leurs noms ?
– Osman et Latifa.
– Latifa, répéta Ali, songeur.
Se penchant à l’oreille du jeune homme, le médecin murmura quelque chose que nul n’entendit.

IL PALPA L’ÉLASTICITÉ DES JOUES, EXAMINA LE GLOBE OCULAIRE.

– Fils de Sina ! s’écria le sultan, impatient. Peux-tu nous expliquer ce que tout ceci signifie ?
Ignorant l’intervention, Ali continua à parler au jeune homme, jusqu’à ce qu’il se produisît chez celui-ci une réaction tout à fait curieuse : ses yeux s’embuèrent de larmes. Alors seulement le médecin se déplaça jusqu’au souverain, et annonça avec un sourire :
– Kharazm-shah, je ne peux hélas rien pour ton fils.
– Comment ?
– Il souffre d’une maladie aussi sacrée que la science que je pratique. Elle frappe sans discrimination princes et mendiants, adolescents et vieillards. Une maladie qui t’a peut-être frappé un jour. Ce qui la rend unique, c’est que de la souffrance qu’elle engendre peut naître aussi le bonheur. Le sultan dévisagea le médecin, bouche bée :
– De quelle maladie veux-tu parler ?
– L’amour, Kharazm-shah. Je veux parler de l’amour.
– L’amour ?
– L’amour. Ton fils est tout simplement épris de la fille du dihkan. Pour des raisons qui ne me concernent pas, cet amour lui semble impossible.
Le souverain bondit littéralement :
– Aurais-tu perdu la tête ? Serais-tu devenu fou ?
Le fils de Sina désigna du doigt le jeune homme :
– Il ne l’avouera peut-être pas, mais c’est ainsi.
Le chef du village, terrorisé, était tombé à genoux et gémissait en se voilant la face.
– Retiens ton haleine ! hurla le sultan. Quant à toi, fils de Sina, que le Très-Haut te pardonne ton impertinence ! Mon fils épris d’une fille de dihkan ? J’ai rarement entendu propos aussi ridicules !
– Sache que je ne cherche en rien à t’offenser, expliqua Avicenne. Tu m’as prié de diagnostiquer le mal de ton fils, je l’ai fait. Je te le redis : il souffre du mal d’amour.
Le sultan, furieux, ordonna :
– Sors d’ici ! Que ton souvenir s’efface à jamais du Turkestan ! Le fils de Sina, très calme, s’apprêtait à obéir, lorsque soudain s’éleva la voix fluette du jeune homme :
– Je l’aime… J’aime Latifa et je veux l’épouser.
Toute l’assemblée se dressa, le sultan le premier, comme si le feu du ciel venait de tomber au milieu d’eux. Le souverain marcha vers son fils en bredouillant :
– Que dis-tu ?
– Je l’aime. Je veux l’épouser, répéta le jeune homme en baissant les yeux.

JE TE LE REDIS : IL SOUFFRE DU MAL D’AMOUR.

Le sultan se laissa tomber parmi les coussins :
– Tu veux dire que tout ce temps-là tu te laissais mourir par amour ?
– Le médecin l’a dit.
Au bord de la défaillance, le sultan plongea sa main dans la retombée de sa manche et en ressortit un mouchoir de soie avec lequel il épongea la sueur qui humectait son front. Il pivota vers Avicenne et demanda :
– Par quel sortilège, par quel miracle es-tu parvenu à ce diagnostic ? Je te croyais médecin, non magicien !
– Majesté, il n’y a rien de magique dans l’incident du rythme cardiaque. C’est d’ailleurs toi qui m’as donné la clé. Dans l’instant où tu as prononcé le nom de « Sougoud », j’ai noté une précipitation des pulsations. En médecine, il faut savoir qu’il y a toujours une raison à une arythmie. J’ai donc tenté de la cerner. Lorsque le dihkan a cité la rue Al-Jabal, l’arythmie s’est trouvée confirmée, et le fut encore au nom d’Al-Badr, et enfin à celui de Latifa. Ayant perçu chez ton fils une grande émotivité, le diagnostic devint pure déduction.

Oui. Cela s’est passé en un temps où n’existaient ni scanner, ni stéthoscope, ni IRM, ni échographe, aucun de ces instruments prodigieux qui viennent infirmer ou confirmer un diagnostic. Rien, sinon la science de l’écoute.

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