Micro devant un public attentif
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N° 120 - Été 2016

L’art oratoire, entre nécessité et passions

Pour beaucoup d’entre nous, s’exprimer en public relève du cauchemar. Dans un monde du travail toujours plus concurrentiel, c’est pourtant une compétence professionnelle précieuse. Enquête aux États-Unis, où la prise de parole en public est élevée au rang de véritable art. Un art qui demande du travail.

Amy Gervis, 28 ans, pâlit devant son auditoire. Toutefois, loin de laisser la peur l’envahir, elle démarre son discours, volontairement personnel. « J’ai su que je voulais être orthophoniste à l’âge de 16 ans », commence la frêle jeune femme avec une voix et une gestuelle faussement assurées, avant de raconter son histoire, celle qui l’a poussée à choisir ce métier. « Comment puis-je prétendre apprendre l’élocution à mes patients alors que la simple perspective de parler en public me tétanise ? Je dois moi aussi travailler sur mes faiblesses », conclut-elle sous les applaudissements d’un public bienveillant.

C’était le premier discours d’Amy Gervis devant les membres du Toastmasters de New York. Ce club appartient au réseau des Toastmasters International (www.toastmasters.org), la plus importante association dédiée à la communication orale. Créée en 1924, cette association à but non lucratif est aujourd’hui présente dans plus de 120 pays et rassemble près de 300 000 membres. A New York, il existe plus de 240 clubs affiliés, souvent sponsorisés par des entreprises ou des universités. Certains clubs mettent l’accent sur les présentations professionnelles, d’autres s’adressent aux hispanophones, aux germanophones ou aux francophones (www.verbissimo.org). Le Toastmasters de New York est un des plus réputés… et un des plus anciens : le club a fêté ses 60 ans en janvier 2016. Une cinquantaine de membres s’y réunissent tous les lundis pour un peu plus d’une heure et demie de discours. Des discours improvisés, d’autres préparés. Chaque membre doit par exemple se soumettre à une série de dix exposés, chacun se concentrant sur une notion – la gestuelle, la voix, l’organisation de la pensée, etc. L’orateur, au fil des sessions, acquiert ainsi de nouvelles compétences. « Au début, on se concentre surtout sur les techniques de base. C’est comme apprendre le piano : on apprend d’abord à bien placer ses mains et ses bras, à se tenir bien droit. Des détails pratiques qui ont une grande importance », explique Pamela Olsen, la présidente du club new-yorkais.

Démosthène s’entraînait à parler avec des petits galets dans la bouche.

Les Toastmasters ne sont pas les seuls clubs à faire salle comble. Ces dernières années, l’art oratoire est devenu très populaire. « Public speaking », la prise de parole en public, renvoie à plus de 110 millions de pages sur le moteur de recherche Google – pour la plupart, des articles énumérant conseils et astuces pour apprendre à s’exprimer face à un public. Les rayons des librairies débordent d’essais promettant de faire du lecteur un orateur de talent. Et les clubs comme Toastmasters affichent complet. Mais d’où vient donc cette passion, nouvelle ou retrouvée, pour l’art de la communication orale ?

L’art oratoire, toute une histoire

De tout temps, les hommes se sont passionnés pour l’art du « bien parler ». Au croisement de l’éloquence et de la rhétorique, l’art oratoire était un aspect important de la vie publique dans l’Antiquité grecque et romaine – au point de devenir un des « sept arts libéraux » à maîtriser dans le cursus scolaire de l’époque. D’abord au service des discours politique et judiciaire, la communication orale va petit à petit devenir centrale dans toutes les sphères de la vie publique. C’est l’homme politique romain Cicéron, grand orateur, qui le premier a jeté les bases d’une théorie de l’art oratoire – un art, disait-il, dans le sens où il propose une dimension esthétique du discours et qu’il requiert l’apprentissage d’une méthode, donc d’une technique. « Certainement rien ne me semble plus beau que de pouvoir, par la parole, retenir l’attention des hommes assemblés, séduire les intelligences, entraîner les volontés à son gré, en tous sens. (…) Quoi de plus agréable pour l’esprit et l’oreille qu’un discours, tout paré, embelli par la sagesse des pensées et la noblesse des expressions ? », écrivait Cicéron dans son essai philosophique De l’orateur.

Mais contrairement aux idées reçues, il n’y a là rien de magique, comme l’avaient compris les théoriciens de l’époque : l’art oratoire n’est pas inné, il s’apprend. Un des plus grands orateurs de la Grèce antique, Démosthène, n’aurait jamais marqué son temps sans effort. Car cet homme politique grec n’était pas un orateur-né – il était même qualifié de bègue. Pour vaincre son handicap, il s’exerçait à la parole face à la mer, pour braver le bruit des vagues. On raconte qu’il s’entraînait également à parler avec des petits galets dans la bouche. Avec plus ou moins de portée au fil des siècles, avec une emphase tantôt sur la rhétorique, tantôt sur l’éloquence, l’art oratoire a toujours été considéré comme un art crucial.

Un homme pratique l'art oratoire devant une foule
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L’effet TED Talks

« Savoir s’exprimer en public est essentiel dans tous les as-pects de notre vie, que ce soit lors d’une discussion en tête à tête ou lors d’une réunion de travail. Parce que dans notre société, si vous ne parlez pas bien, on en déduit que vous n’êtes pas intelligent. Au contraire, si vous vous exprimez bien, on vous considère automatiquement comme un leader. ‹ Cette personne sait de quoi elle parle ›, voilà ce qu’on se dit », avance Pamela Olsen, qui reconnaît volontiers l’importance de l’« effet TED ».

Le succès des conférences TED a indéniablement suscité un engouement pour l’art de la prise de parole en public. Les TED Talks – ces présentations courtes, impeccablement déclamées par des orateurs qui semblent être nés sur une scène – sont devenus des phénomènes, affichant pour certains des millions de « vues » sur Internet. Cette popularité tient autant au message délivré par les conférenciers (« Des idées qui valent la peine d’être partagées », dit le slogan de TED), qu’à la manière dont il est communiqué. Les présentations sont minutieusement préparées et répétées, voire théâtralisées. L’impact des TED Talks sur le public relève presque de l’envoûtement. Les orateurs, entraînés par des coachs, sont perçus comme des génies – quand bien même, critiquent certains, leurs idées ne sont pas si révolutionnaires. Au-delà du contenu, c’est bien l’art oratoire en tant que tel que célèbrent les conférences TED, au point de susciter des vocations : Pamela Olsen confie en effet qu’un certain nombre de membres se sont inscrits aux Toastmasters de New York avec pour ambition de présenter, un jour, un TED Talk.

« Dans un monde où nous croulons sous les informations, l’aptitude à parler en public est plus importante qu’elle ne l’a jamais été », écrit Jason S. Wrench, professeur de communication à l’Université de l’Etat de New York et auteur prolifique d’essais sur l’art oratoire au XXIe siècle. Ce chercheur distingue trois catégories de discours, classés par intention recherchée : l’information, la persuasion et le divertissement. Dans la vie de tous les jours, la plupart de nos prises de parole en public sont informatives – présenter l’avancée d’un projet à nos collègues par exemple. Motiver, convaincre, défendre… nos discours servent souvent cet objectif, que l’on soit un homme politique, un commercial ou un avocat. Enfin, porter un toast lors d’un mariage ou faire rire un groupe d’amis font aussi appel à nos qualités d’orateur. Les plus grands personnages de l’histoire, les meilleurs professeurs, les patrons les plus respectés, les comédiens les plus applaudis… tous ont en commun la maîtrise des codes de l’art oratoire. Et d’avoir su dépasser leur trac, voire leur phobie, de parler devant d’autres.

La peur, notre meilleure alliée

Plusieurs sondages placent la peur de parler en public en tête des plus grandes peurs – devant la mort ! Comme l’a traduit l’humoriste américain Jerry Seinfeld, « si vous devez participer à des funérailles, vous préféreriez être dans le cercueil plutôt que de donner l’éloge funèbre ». Si ces sondages n’ont aucune valeur scientifique, des recherches ont montré que parler en public était effectivement une des phobies sociales les plus communes. Que l’audience soit composée de 5 ou 500 personnes ne change pas foncièrement la donne. On rougit, on transpire, on tremble, on a mal au ventre… les manifestations physiques de cette peur sont nombreuses. En cause : l’adrénaline. Face à une source de stress, notre cerveau ordonne à nos glandes surrénales de produire cette hormone. Diffusée dans le sang, elle va engendrer toutes ces réactions.

Pour autant, la peur ne doit pas être perçue comme l’ennemi de l’orateur, assure Pamela Olsen, la présidente du Toastmasters de New York : « La peur qui est en vous ne disparaît jamais. Que vous soyez un pro ou non, elle vous accompagne. Tout l’enjeu est d’apprendre à accepter cette peur, et même à s’en servir. Au bout d’un moment, elle change fondamentalement pour devenir votre meilleure alliée. »

Là encore, Pamela Olsen est formelle : tout ceci s’apprend. Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, la maîtrise de l’oral est d’ailleurs largement encouragée à l’école. Portés par des professeurs transformés en coachs, les petits Américains prennent très tôt la parole devant leurs camarades et s’expriment par conséquent avec aisance dès le plus jeune âge. Et les bienfaits ne se limitent pas à l’aptitude à parler en public : des études ont montré que l’art oratoire développait – entre autres – l’esprit critique et la confiance en soi. Ecrire et donner un discours accroissent également les capacités organisationnelles, la faculté à analyser et à synthétiser sa pensée. Si vous deviez parfaire une compétence, ne cherchez plus, ce serait celle-là.

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