N° 120 - Été 2016

Laurent

Ce qui était bien avec Laurent, c’était sa façon de considérer les femmes. Elles étaient des objets pour lui. Laurent avait affaire avec la matière, pas avec les personnes. Être dans son lit me permettait de prendre de sacrées vacances. C’était pour cette raison, j’imagine, qu’autant de femmes étaient attirées contre lui : en sa présence elles pouvaient fuir la complexité de leurs vies. Ce n’était pas comme il le croyait parce qu’il était beau (il était soigné, élégant, mince), ce n’était pas pour son magnétisme (son crâne rasé, ses sourcils épais), mais pour ce rétrécissement de la vue dans lequel il était resté coincé, sûrement depuis son enfance. Laurent collectionnait les conquêtes. Il se disait sensuel. Il croyait déguster le féminin. Il s’était seulement limité de lui-même à la surface. Il aurait été vexé de savoir qu’à mes yeux il était borné, et un peu plat. Je ne le lui ai jamais dit.

Je payai son café quand même, pour lui faire voir qu’il était mesquin.

Je n’avais jamais pu débrouiller ses activités, professeur, diplomate, chercheur, journaliste ? Il y avait fait quelques allusions et de toute manière je m’en fichais. Il me suffisait de passer devant sa très grande bibliothèque aux livres rangés juste comme il fallait. Ni trop désordre ni trop peu. Les phrases et les mots étaient comprimés dans le papier. L’anti-chambre idéale pour le vide de l’esprit. Laurent donnait des ordres calmes, d’une voix neutre : Déshabille-toi. Pas comme ça. Mets-toi là. Il maniait l’autorité avec un abstrait parfait. C’était ce que je prenais chez lui : l’absence totale. La possibilité d’être nulle. L’abolition de tout choix. Se laisser faire. Se laisser guider. Devenir chaise ou tapisserie. Être jaugée comme une toile. Lui s’imaginait que j’étais séduite. Je le trouvais surtout froid. Et je ne l’aimais surtout pas.

Je devais aller pour mon travail de temps en temps à Paris. Il m’avait abordée sur une terrasse, de la façon minimaliste et directe du dragueur qui croit que c’est déjà dans la poche. Il portait le veston-cravate et sentait fort l’after-shave. J’avais tout de suite décelé chez lui ces barrières, qui sont comme une maladie : il n’entendait rien de ce que je disais, me parlant il ne songeait qu’à mon corps et à ce dont il avait envie. Il en oubliait que je pouvais avoir des pensées aussi. J’aurais pu lui en faire la remarque, mais par un réflexe féminin je faisais semblant que je n’étais qu’en surface et je riais à ses plaisanteries. Une phrase me tournait dans la tête : l’observant ne doit jamais oublier qu’il est aussi observé. Je me demandais où et quand je l’avais pêchée. De toute façon, je ne pouvais pas la dire. Aucun espace en ce lieu n’était disponible pour l’ironie. Laurent était en pleine séduction et je devais faire attention de lui laisser l’avantage. Je souriais de plus belle pour faire croire que tout marchait bien. Mais tout n’allait pas si bien : j’avais encore l’illusion que je pouvais m’échapper et que, toujours souriante, j’allais bientôt me lever et le laisser planté là. Laurent était beau, mais ce n’était pas pour moi. Il était trop bien habillé. Il avait l’air d’avoir de l’argent, même si, lorsque j’annonçai que j’allais partir, je notai désagréablement qu’il n’insistait pas pour payer ma consommation. Je payai son café quand même, pour lui faire voir qu’il était mesquin. Quelques euros de mes doigts sur la table, et ce petit geste de ma part avait suffi pour que nous nous croyions liés. Sans comprendre ce qui était en train de se faire, j’acceptai de me rasseoir et de reprendre un verre avec lui. Si j’acceptai aussi plus tard de le suivre à son appartement et de m’asseoir dans son salon, c’est parce que je me sentais prise dans un courant. Je suivais les dizaines de filles qui s’étaient assises ici avant moi. Je sentais que nous étions pareilles et qu’il n’attendait pas davantage. C’était un sentiment de repos. Je n’avais rien de spécial à faire. Il fallait seulement veiller à ce que Laurent se sente libre. Il n’y avait rien de plus confortable. Chaque femme sait comment il faut être, je le fus donc et Laurent ne vit aucune différence.

Je reçus un message de Laurent à chacun de mes déplacements durant toute cette année. C’était moi qui lui indiquais quand j’arrivais à Paris. J’allais à mes rendez-vous et à l’heure convenue je me rendais chez lui. Laurent ne vint jamais me rendre visite dans mes chambres d’hôtel. Même s’il essayait de s’en cacher, j’avais remarqué qu’il se souvenait à peine de mon nom. C’était quasiment un miracle qu’il conservât mes coordonnées. Je m’attendais à chaque voyage à ne plus avoir de ses nouvelles. Puis, de nouveau, je recevais un message. Nous ne parlions de presque rien et nous n’allions nulle part ensemble. Je suis certaine qu’une fois que j’avais refermé la porte il m’oubliait totalement. C’était très simple : il fallait seulement que j’apparaisse et que je disparaisse de sa chambre.

De mon côté ce n’était pas par inconscience que je revenais chez lui. J’en savais précisément la raison. Chaque fois que j’étais couchée sur son lit, que Laurent s’approchait de moi, je sentais que mon esprit s’en allait. Je n’appréciais pas ses gestes. Je n’aimais pas particulièrement ses mains. Il n’avait pas de chaleur. Nous n’étions pas amoureux. Ce n’était pas la question. J’avais une sorte de frisson et de relâchement en même temps. Devant moi s’ouvraient de grands espaces. C’était pur, glaçant, vide, frais, oui rafraîchissant. J’y puisais un nouvel élément. Une chose qui n’était nulle part. Quelque chose qui n’existait pas. C’était une respiration qui se faisait hors de moi. Je devenais l’observée et j’observais en même temps.

Dans sa vie et dans son intérieur, Laurent ne se cachait pas de moi. En ce sens, il se montrait généreux. Je crois qu’il ne m’aurait même pas reconnue s’il m’avait croisée dans la rue, mais chez lui j’avais accès à tout : son bureau, son smartphone, son ordinateur, ses relevés bancaires, ses papiers. Il n’avait jamais hésité à me laisser seule dans une pièce. Plusieurs fois il avait dû sortir et en l’attendant j’avais ouvert ses tiroirs. J’avais vu ses photos. Je l’avais vu jeune, moins jeune, bébé. J’avais vu sa femme, son mariage, les baptêmes, les papiers du divorce. Je connaissais les visages de ses enfants. Je voyais évoluer sa famille. J’analysais son milieu. Je ne ressentais pas de tendresse. Ce monde était sans surprise. Il ne cachait rien. J’étais rebutée par son conformisme.

J’étais devenue comme un cristal qui aurait jauni.

Laurent laissait son écran ouvert et je pouvais m’amuser à suivre sa correspondance. J’avais deviné une partie de son emploi du temps et les choses que je ne savais pas je jouais à les inventer. Les inventions non plus je ne devais pas les dire. Ma qualité par-dessus tout était de rester transparente.

La fin de nos rendez-vous sonna le jour où cette transparence fut brisée. Laurent vit ma photo dans la presse. J’avais été consultée pour une affaire. J’étais près de lui quand il alluma son écran. Ce fut foudroyant, violent, drôle. Bizarrement la seule pensée qui me vint fut qu’il avait tout de même reconnu mon visage. Laurent ne fit aucun commentaire, mais je vis dans ses yeux qu’il était aussi surpris que moi et qu’il n’aurait pas non plus souhaité cette issue. Mon travail et ma vie hélas s’étaient présentés dans la sienne. Il n’y avait pas de place pour eux. Les rapetisser n’était plus possible. C’était tacite depuis le début, il n’y aurait pas de retour en arrière. Je m’habillai et saluai Laurent comme les autres fois. Je ne donnai ensuite plus de signe de vie et Laurent non plus ne m’a plus rappelée. J’aurais bien sûr pu le faire, j’ai encore ses coordonnées. Mais j’étais devenue comme un cristal qui aurait jauni. Ma valeur et mon intérêt s’étaient perdus. Je parle d’une histoire qui s’est passée il y a des années. J’ai choisi d’oublier Laurent. L’homme avec qui je vis apprécie mon caractère. Avec lui il est bon que j’aie une vie et une personnalité. Il m’arrive toutefois d’avoir de la nostalgie. On peut ressentir le besoin, à certains moments dans une vie, de n’exister pour personne et de n’avoir rien à donner. De n’avoir rien à dire ou à faire, simplement profiter de ce que l’observant ne sait pas qu’il est observé.

Footnotes

Rubriques
Chroniques

Continuer votre lecture