Quand nous disons que ça change, qu'est-ce qui change ? Vouloir répondre à cette question, c'est accepter d'affronter un paradoxe.
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Quand nous disons que ça change, qu'est-ce qui change ? Vouloir répondre à cette question, c'est accepter d'affronter un paradoxe. © iStockphoto/Poike
N° 122 - Printemps 2017

Quand ça change, qu’est-ce qui change ?

Il y a cinq ans, nous avons beaucoup lu et entendu : « Le changement, c’est maintenant. »

Quelque temps plus tard, certains firent remarquer que s’il avait déjà commencé d’avoir lieu, le changement annoncé aurait déjà dû produire ses effets. On leur rétorqua que tout changement prend nécessairement du temps et que ce n’est pas parce que les choses n’ont pas l’air de trop changer que leur changement n’est pas déjà en cours. En dépit des apparences, le changement apparaît donc comme une notion délicate. Il faut dire que si on ne précise pas ce qui va changer quand on dit que ça va changer, ni à quel rythme cela va se faire, on reste dans le vague et toutes les appréciations sont possibles.

Il y a en outre une chose curieuse avec le changement : par obéissance à sa propre définition, il est sans cesse condamné à changer sa façon d’être, le changement, s’il veut continuer d’être le changement, c’est-à-dire lui-même. Étant donné que, par sa nature même, le changement change les choses, il doit sans cesse s’adapter à ce que les choses sont devenues à cause de lui pour pouvoir continuer à les changer. En somme, il doit se changer lui-même s’il veut continuer d’être ce qu’il est, c’est-à-dire ne pas changer…

On voit par là que la question du changement renvoie à celle de l’identité, l’autre grand mot à la mode. Pendant longtemps, l’identité a été une notion simple. Elle consistait à découvrir que deux choses qu’on croyait distinctes n’étaient en fait qu’une seule et même chose : dire que la chose A était identique à la chose B, c’était dire qu’il n’y avait en réalité qu’une seule et même chose, que nous appelions tantôt A, tantôt B. Mais aujourd’hui, il est devenu courant qu’un guide touristique nous dise que « tel quartier a conservé son identité ». L’identité serait désormais une qualité que l’on peut conserver, donc aussi une qualité que l’on peut perdre ou que l’on peut vouloir défendre contre ce qui menace de la détruire. Mais qu’est-ce que l’identité d’un quartier ? Dans un guide touristique plus ancien, on aurait parlé du « caractère » du quartier, voire de son âme, mais pas de son identité. Sans doute le mot identité dit-il quelque chose de plus. Dans l’exemple du quartier, c’est un territoire qui pourrait être absorbé par la masse urbaine qui l’environne mais aussi une population qui y vit. Ce qui permet au mot identité de désigner non seulement une qualité propre à cette partie de la ville mais aussi un attachement des habitants à leur manière d’y vivre.

L’IDENTITÉ, UNE QUALITÉ QUE L’ON PEUT CONSERVER, DONC AUSSI UNE QUALITÉ QUE L’ON PEUT PERDRE.

Que deviendrait le quartier si, comme on dit, il « perdait son identité » ? On répondra qu’il ne serait plus lui-même. Cela si-gnifie-t-il qu’il aurait disparu ? Ou alors qu’il existerait encore, mais de manière indistincte, confondu qu’il serait avec le milieu qui l’entoure ? Le problème est de savoir comment préserver son identité si l’environnement change. En la changeant, nous dira-t-on. Certes, mais si on la change, elle n’est plus la même. Et si elle n’est plus la même, c’est qu’on l’a perdue…

Comme l’a remarqué le philosophe Vincent Descombes1, le concept d’identité engendre bien des « embarras ».

Ces embarras se laissent d’ailleurs entrevoir par une simple lecture de la presse écrite. Car, régulièrement, des journalistes se demandent, à propos de tel ou tel personnage politique, « s’il a ou non changé » : oui, commencent-ils par répondre, cet homme-là ne dit plus les mêmes choses, il a modifié son style, et puis il a changé de marque de costumes, et même de coupe de cheveux ; bref, il est bien clair qu’il a radicalement changé… Mais aussitôt, ils se rétorquent à eux-mêmes, en fait non : au fond, il est resté le même, s’il a changé, ce n’est qu’en surface, le naturel qu’il avait voulu chasser est revenu au grand galop ; pour ce qui touche à l’essentiel, rien ne s’est modifié, il demeure tel qu’en lui-même, l’éternité ne le change pas… En somme, à les lire, tout se passerait comme si on ne pouvait évoquer le changement d’un être qu’en invoquant le fait qu’il n’a pas vraiment ou pas totalement changé. Comme si, pour pouvoir être dite, la notion de changement avait besoin de son exact contraire, à savoir l’invariance, le non-changement.

Valéry Giscard d’Estaing est notamment connu pour avoir inventé l’expression « changement dans la continuité ». À bien l’examiner, cette formule présidentielle apparaît énigmatique car elle est à la fois un pléonasme et un oxymore : un pléonasme, car un changement sans continuité serait une brisure, une rupture, un remplacement, et non pas un changement ; et un oxymore, car s’il y a une stricte continuité au cours du changement, comment pourrait-il y avoir réellement un changement au bout du compte ? Il ne s’agirait tout au plus que d’un aménagement périphérique, d’une modification à la marge, pas d’un changement véritable.

On voit que sous ses airs badins, le problème philosophique qui se trouve là posé est des plus profonds : Que veut dire, au juste, « changer » ? Quand nous disons que ça change, qu’est-ce qui change ? Vouloir répondre à ces questions, c’est accepter d’affronter un paradoxe, de soumettre notre logique à une épreuve terrible, que les Grecs avaient entrevue. Car de deux choses l’une : ou bien l’être ou l’objet particulier dont on dit qu’il change demeure un et le même, et alors il n’a pas changé ; ou bien il a vraiment changé, et alors on ne peut plus dire qu’il est un et le même. Être ou changer, il faudrait choisir.

Cette incompatibilité que la logique semble nous imposer est aussi celle, sans doute, que ressent Winston, le héros du célèbre roman de George Orwell, 1984, au moment où il décide d’écrire un journal, chose absolument interdite dans la dictature où il se trouve, un journal pour l’avenir, c’est-à-dire pour des gens qui ne sont pas encore nés. Il se pose d’emblée la question : « Comment communiquer avec l’avenir ? C’est impossible intrinsèquement, se répondit-il à lui-même. Car ou bien l’avenir ressemblera au présent, et on ne m’écoutera pas, ou bien il sera différent, et mon enseignement, dans ce cas, n’aura aucun sens. » Communiquer avec ceux qui viendront plus tard suppose en effet qu’il n’y ait pas trop d’écart entre eux et nous, mais alors, s’ils sont presque comme nous, que leur dire qu’ils ne puissent eux-mêmes déjà savoir ? Il semble bien qu’on ne puisse penser la communication avec l’autre que lorsque les différences entre lui et nous ne sont que du second ordre, que lorsqu’elles n’affectent pas l’essentiel. Comme s’il fallait que l’autre, l’autre dans le futur, ne soit pas devenu totalement autre pour demeurer un interlocuteur possible.

Être ou changer, il faudrait choisir. Changer, ce n'est pas être remplacé, ce n'est pas cesser d'être soi, c'est être soi autrement.
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© iStockphoto/Mathisa_s
Être ou changer, il faudrait choisir. Changer, ce n'est pas être remplacé, ce n'est pas cesser d'être soi, c'est être soi autrement.

Mais alors, comment résoudre la contradiction identifiée par les Grecs ? En faisant remarquer qu’une chose peut subir certains changements, c’est-à-dire ne plus être la même, tout en demeurant elle-même. Changer, ce n’est pas être remplacé, ce n’est pas cesser d’être soi, c’est être soi autrement. Par exemple, on peut dire qu’une feuille d’arbre verte change lors-qu’elle devient brune, mais on ne dit pas qu’une feuille verte change si on lui substitue une feuille brune. Le changement présente donc cette caractéristique essentielle que la chose qui lui est soumise conserve son identité à travers lui. Mais cela montre une chose troublante : nous ne parvenons à comprendre le changement qu’au prix d’un jeu verbal, d’un stratagème sémantique, par lequel nous considérons que le sujet du verbe changer – cela même dont nous disons qu’il change – est précisément ce qui ne change pas au cours du changement.

Fascinant tour de passe-passe, au demeurant : quand nous disons que « x change », le sujet du verbe « changer », à savoir « x », est précisément ce qui ne change pas dans le changement opéré sur lui. Ce qui a changé, ce n’est pas lui, seulement quelque chose de lui, une propriété secondaire.

Cette conclusion suffira-t-elle à nous convaincre de n’être ni des obsédés de l’identité statique, ni des zélotes du changement universel ?

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