N° 125 - Printemps 2018

Du libéralisme : éloge du vice et critique de la vertu

C’est dans La Fable des abeilles de Mandeville (1714) qu’apparaît pour la première fois en pleine lumière la structure morale (ou immorale ?) la plus fondamentale du libéralisme économique. Contrairement à ce que laissent entendre les traductions françaises, le sous-titre exact de cette fable (dont je vous conseille absolument la lecture) n’est pas « Vices privés, vertus publiques », mais « Vices privés, avantages publics » (The Fable of the Bees: or, Private Vices, Public Benefits), ce qui est assez différent et constitue déjà un colossal contresens sur le message de Mandeville.

En effet, il n’est nulle part question dans cette libelle d’un quelconque aspect positif de la vertu, fût-elle publique, bien au contraire : la notion même de vertu y est systématiquement critiquée, et ce tant au niveau de la société civile qu’à celui de l’État. Plaidoyer tout à la fois profond et humoristique, sinon pour la corruption, du moins contre toute espèce de moralisation par l’État de la vie privée comme de la vie publique, contre toute imposition moralisatrice d’un universel qui viendrait entraver la poursuite des intérêts particuliers. C’est peu de dire que Mandeville n’aurait guère apprécié nos récentes tentatives de « moraliser » la vie politique par le moyen d’une loi ! Voyons maintenant pourquoi.

La fable commence par décrire une ruche où les activités des abeilles sont évidemment une allégorie de celles des humains. Or au sein de cette ruche, les affreuses petites bestioles ne font que poursuivre leurs intérêts personnels de la façon la plus égoïste qui soit, sans négliger parfois les moyens de la corruption la plus vile. C’est l’occasion pour Mandeville de tourner en dérision les principaux métiers de la société de son temps, depuis les domestiques jusqu’aux ministres du roi, en passant par les commerçants, les magistrats, les militaires ou les avocats. Chacun en prend pour son grade, le but de la fable étant de montrer que, malgré toute cette corruption, ou plutôt grâce à elle, la ruche est d’une prospérité sans égale, une prospérité dont chacun bénéficie, y compris les plus pauvres. C’est en un sens avant la lettre une thèse qui aurait pu trouver l’assentiment de John Rawls et de sa fameuse théorie de la justice, en même temps qu’on peut y voir la première origine des théories de la « main invisible » qui est censée selon les libéraux harmoniser le marché ou, comme dira Hegel, de la « ruse » de cette raison qui se réalise par son contraire, l’universel, c’est-à-dire le bien commun ou l’intérêt général, se réalisant par le particulier, par le jeu des égoïsmes et des intérêts privés. Pour annoncer d’emblée la couleur, Mandeville récuse, sur le mode ironique qui parcourt toute la fable, la différence entre les « fripons » et les « bourgeois », ces derniers, sous des dehors de respectabilité, ne faisant rien d’autre que poursuivre par tous les moyens comme les premiers leurs intérêts particuliers, le tout au sein d’une société fort inégalitaire.

Il me faut ici citer Mandeville lui-même tant son texte est admirable : « Les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique. Dès que la vertu, instruite par les ruses politiques, eut appris mille heureux tours de finesse, et qu’elle se fut liée d’amitié avec le vice, les plus scélérats faisaient quelque chose pour le bien commun. Les fourberies de l’État conservaient le tout, quoique chaque citoyen s’en plaignît. L’harmonie dans un concert résulte d’une combinaison de sons qui sont directement opposés. Ainsi les membres de la société, en suivant des routes absolument contraires, s’aidaient comme par dépit […] Le luxe fastueux occupait des millions de pauvres. La vanité, cette passion si détestée, donnait de l’occupation à un plus grand nombre encore. L’envie même et l’amour-propre, ministres de l’industrie, faisaient fleurir les arts et le commerce. Les extravagances dans le manger et dans la diversité de mets, la somptuosité dans les équipages et dans les ameublements, malgré leur ridicule, faisaient la meilleure partie du négoce […] C’est ainsi que le vice produisant la ruse, et que la ruse se joignant à l’industrie, on vit peu à peu la ruche abonder de toutes les commodités de la vie. Les plaisirs réels, les douceurs de la vie, l’aise et le repos étaient devenus des biens si communs que les pauvres mêmes vivaient alors plus agréablement alors que les riches ne le faisaient auparavant. On ne pouvait rien ajouter au bonheur de cette société. »

Hélas, une abeille des plus vicieuses et des plus hypocrites invoqua l’aide de Jupiter et, avec elle, tous les fripons se mirent à « crier avec impudence : Bons Dieux ! accordez-nous seulement la probité ! » Mercure, le dieu des voleurs, des journalistes et des commerçants, éclate de rire, mais Jupiter, indigné par tant de faux-semblants, décide de prendre ces fripons au mot et il leur accorde, d’un coup d’un seul, la vertu morale la plus parfaite. De vicieuses, les abeilles deviennent du jour au lendemain des Mères Teresa… et comme on peut s’y attendre, la ruche va en mourir ! Les premières victimes de la vertu sont les magistrats et les juristes : la morale régnant partout, plus de litiges, plus de procès, donc un Barreau dépeuplé et des cours de justice vidées de tous les emplois d’huissiers, d’avocats, de greffiers, de procureurs et d’experts en tous genres… Plus de prisons non plus, donc plus de gardiens, mais aussi plus de serruriers, de guichetiers, de menuisiers, de forgerons de grilles, etc. Plus de vanité, d’amour-propre, donc plus non plus de luxe et, par là même, plus de drapiers, de cuisiniers, de tailleurs, de domestiques, de carrossiers, mais aussi d’architectes, de peintres, de sculpteurs, de modistes, de fabricants de meubles, de couverts, de bijoutiers… Plus de péchés ? Alors plus de prêtres pour confesser les fidèles devenus pieux. Plus d’excès dans la boisson, la nourriture, les drogues ? Beaucoup moins de taverniers, mais aussi de pharmaciens et de médecins. Plus de conflits ? Plus de militaires, de policiers, de gendarmes… Livrée à ses ennemis de l’extérieur comme à ses amis de l’intérieur, la ruche finira par périr.

LES PREMIÈRES VICTIMES DE LA VERTU SONT LES MAGISTRATS ET LES JURISTES.

Le plus amusant dans l’affaire, c’est que, quelques an-nées plus tard, l’opposé absolu de Mandeville va apparaître dans la France révolutionnaire avec ce que Hegel désignera comme la « vision morale du monde » dont la quintessence se trouve dans le gouvernement de la vertu et la Terreur théorisée par Robespierre dans un fameux discours qu’il prononce le 5 février 1794 (le 17 pluviôse An II) devant la Convention. En voici la substantifique moelle : « Quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire, c’est-à-dire le ressort essentiel qui le soutient et qui le fait mouvoir ? C’est la vertu ; je parle de la vertu publique qui opéra tant de prodiges dans la Grèce et dans Rome, et qui doit en produire de bien plus étonnants dans la France républicaine[…] Il est vrai encore que ce sentiment sublime suppose la préférence de l’intérêt public à tous les intérêts particuliers ; d’où il résulte que l’amour de la patrie suppose encore ou produit toutes les vertus : car sont-elles autre chose que la force d’âme qui rend capable de ces sacrifices ? Et comment l’esclave de l’avarice ou de l’ambition pourrait-il immoler son idole à la patrie ? » De là une politique d’épuration morale et de terreur étatique assumée explicitement comme telle par Robespierre : « S’il existe un corps représentatif, une autorité première, c’est à elle de surveiller et de réprimer sans cesse tous les fonctionnaires publics. Mais qui la réprimera elle-même sinon, sa propre vertu ? Plus cette source de l’ordre public est élevée, plus elle doit être pure. Il faut donc que le corps représentatif commence par soumettre dans son sein toutes les passions privées à la passion générale du bien public… » De là le glissement de la France de 1793 vers la Terreur, à l’opposé non seulement de cette Monarchie que les révolutionnaires voulaient abattre, mais plus encore du libéralisme et des théories du marché que notre vieux pays combattra sans relâche jusqu’à nos jours, devenant ainsi l’exception que l’on sait dans le concert des autres nations européennes.

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