Penser à tous, tout le temps pour que le foyer fonctionne correctement. Dans le couple, la femme est encore celle qui porte majoritairement la charge mentale, un poids invisible.
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Penser à tous, tout le temps pour que le foyer fonctionne correctement. Dans le couple, la femme est encore celle qui porte majoritairement la charge mentale, un poids invisible. © iStockphoto / Georgijevic
N° 125 - Printemps 2018

Vie privée, vie professionnelle, l’art du jonglage

Malgré des avancées en matière d’égalité hommes-femmes, ces dernières restent souvent seules à gérer et à planifier les tâches domestiques. Une charge mentale qui a refait surface grâce au succès d’une bd numérique.

Début mai 2017, Emma, ingénieure en informatique et blogueuse, croquait sur le Net une scène de la vie quotidienne1. On y découvrait une cuisine encombrée et une mère assurant la préparation du repas, tout en donnant à manger à son bébé et en surveillant les devoirs de l’aîné. Mais ce scénario bien rodé s’enraie lorsque la casserole se met à déborder. Le père, jusqu’alors confiné au salon, arrive éberlué pour lancer un « fallait demander, je t’aurais aidée ». Mise en ligne en soirée, cette BD numérique est partagée par plus de 25 000 internautes dès la première nuit, avant de décoller grâce aux réseaux sociaux et autres articles publiés dans la presse. Aujourd’hui, la page Facebook de la bédéiste amateure affiche plus de 200 000 abonnés et a été commentée par plus de 150 000 internautes. Mais qu’est-ce qui a bien pu faire réagir ainsi et bien au-delà des frontières françaises ? « Je pense que cela vient du fait que les sujets féministes sont rarement abordés dans les médias, nous explique Emma, et c’est encore plus vrai pour des concepts comme la charge mentale qui sont psychologiques, invisibles et difficiles à quantifier. Ces sujets sont considérés comme un peu triviaux par la sphère politique et médiatique. Pourtant, si on s’intéresse à l’égalité des genres, cela doit passer par une responsabilité égale face au travail ménager. Je pense que ce qui a plu dans la BD ce sont les anecdotes dans lesquelles beaucoup se sont retrouvées, de les voir dessinées permet peut-être de ressentir plus facilement les émotions passées dans mon propos. Et le fait d’avoir un mot à mettre sur ce sentiment de crouler sous les responsabilités familiales, mais de ne pas parvenir à aborder ce sujet sans se disputer avec son conjoint. »

UN TRAVAIL INVISIBLE QUI PREND DE L’ÉNERGIE ET DU TEMPS, MAIS SURTOUT QUI EMPÊCHE D’AVOIR L’ESPRIT TOTALEMENT LIBRE.

« Fallait demander »

Le message délivré dans ces quelques planches numériques va donc bien au-delà du simple partage des tâches domestiques. Il a permis de remettre un nom sur ce travail invisible qui prend de l’énergie et du temps, mais surtout qui empêche d’avoir l’esprit totalement libre. Cette notion n’était connue que d’un cercle d’universitaires et de militants. Elle a été identifiée dans les années 70, grâce notamment aux travaux et aux recherches de Monique Haicault, docteur en sociologie au CNRS : « À l’époque, j’enseignais à l’Université de Toulouse et avec mes étudiants nous explorions le travail domestique en entrant dans les foyers. Je me suis alors rendu compte qu’au-delà des tâches répertoriées, il y avait une gestion de l’ensemble qui représentait un vrai poids, c’est-à-dire une part intellectuelle de gestion qui n’était jamais prise en compte. Cette charge mentale était aussi génératrice de stress et débordait à l’extérieur du foyer, car le travail domestique s’effectue également au-dehors de la maison et pas seulement pour faire les courses. » En 2017, les femmes restent les cheffes de l’espace domestique mais, entre-temps, la famille a mué, devenant une vraie PME ! Les plannings des enfants affichent activités sportives et culturelles, aux côtés de cours d’appui et autres soirées pyjama… et les parents cumulent eux aussi. Bien sûr, les hommes ne rechignent pas à déposer les enfants à l’école, à remplir de temps à autre le caddie ou à descendre les poubelles, et on peut saluer également leur implication plus forte ces dernières années avec les enfants ; mais la plupart du temps, ils ne prennent guère d’initiatives et comme l’a dessiné Emma… « il aurait fallu leur demander ». « Les hommes ne prennent pas en charge l’organisation du foyer, mais se contentent d’être des exécutants », constate la jeune femme avant d’ajouter : « Il y a une situation inégale, qui bénéficie en général à une partie, l’homme dans un couple hétérosexuel, au détriment de l’autre, la femme. Mon but n’est pas de pointer du doigt un responsable, mais de comprendre comment on en arrive là pour dégager les bonnes solutions », poursuit la jeune ingénieure. Mais ces comportements ne sont-ils pas inscrits dans la biologie ? N’y a-t-il pas une capacité des femmes à être « multitâches » et des hommes à être plutôt « monotâche » ? « Absolument pas, s’insurge Monique Haicault. Cette capacité s’apprend très tôt, mais les femmes ne sont pas nées avec. J’ai eu l’occasion de le démontrer à travers mes recherches en constatant que certaines femmes n’y arrivaient pas et que d’autres mettaient plus de temps à apprendre cette gestion complexe.» Les hommes sont donc tout aussi capables d’effectuer cette gymnastique mentale, et certains le font déjà dans l’exercice de leur profession.

Quelques dessins valent mieux qu’un long discours. Éditée sur Facebook puis dans le tome 2 de « Un autre regard », la BD a crée le buzz avec près de 25 000 partages en moins de 24h.
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© Emma
Quelques dessins valent mieux qu’un long discours. Éditée sur Facebook puis dans le tome 2 de « Un autre regard », la BD a crée le buzz avec près de 25 000 partages en moins de 24h.
Quelques dessins valent mieux qu’un long discours. Éditée sur Facebook puis dans le tome 2 de « Un autre regard », la BD a crée le buzz avec près de 25 000 partages en moins de 24h.
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© Emma

Une gymnastique cérébrale qui s’acquiert avec la pratique

En effet, professionnellement, ce n’est pas tout rose non plus, les conditions de travail s’étant profondément modifiées. Près de 150 millions de mails sont échangés chaque jour, sans parler des SMS et autres sollicitations sur écran. Densifié et intensifié, le travail s’effectue aujourd’hui avec une pression temporelle de plus en plus forte. Des chercheurs, comme Cyndie Felio de l’Université de Bordeaux, ont montré combien ces tâches de gestion de l’information empiétaient désormais sur le cœur de métier des salariés, les hommes comme les femmes. Toutes les 6 minutes en moyenne, nous sommes dérangés par un coup de téléphone ou un SMS auquel il faut répondre dans l’instant. La charge mentale professionnelle générée par toutes ces sollicitations finit par avoir des conséquences lourdes. Ceux qu’elle a interrogés ont parlé d’un sentiment de déqualification, d’éloignement de son réel travail. Soumis à ce stress permanent, certains sont amenés à quitter leur emploi quand d’autres sombrent en burn out. Cumulant travail professionnel et travail domestique, les femmes paient donc le prix fort de cette charge mentale. Les études statistiques montrent qu’aujourd’hui encore, elles font plus que leurs conjoints, même quand elles sont aidées. Mais c’est à l’arrivée du premier enfant que la charge mentale explose ! « Dans certains milieux plus éduqués, les compagnons s’y sont mis, mais ils restent encore peu nombreux à assurer la gestion et la planification d’ensemble : généralement, ils accomplissent des tâches liées aux enfants, aux courses, aux machines électroménagères, des tâches précises, limitées en temps et effectuées l’une après l’autre le plus souvent, rarement simultanément comme le font les femmes observées dans nos travaux successifs », observe Monique Haicault. Si la charge mentale n’est pas davantage partagée dans la sphère domestique, c’est qu’elle touche quelque chose de bien plus profond et qui va bien au-delà des rapports hommes-femmes. « Cela nous ramène dans la division sexuelle et sexuée des activités qui s’est installée dès le Néolithique, explique Monique Haicault. La véritable question est : qu’est-ce qui se passe dans la domus ? Cette sphère de la reproduction qui concerne la reproduction des êtres humains, mais aussi leur entretien sur tous les plans, pas simplement manger et dormir, mais aussi éduquer, avoir des loisirs et surtout la capacité de création, a tout un héritage de domination. Elle continue aujourd’hui encore d’être une sphère dominée, car elle n’est pas du tout reconnue comme pouvant produire quelque chose, contrairement à la sphère de la production. » En effet, toutes ces activités domestiques ne rapportent pas d’argent et empêchent les femmes de développer l’expérience suffisante pour gagner correctement leur vie.

Des solutions individuelles et politiques

« Si nous sommes face à un tel constat aujourd’hui, c’est parce que les représentations liées au travail domestique sont négatives et infériorisées, poursuit la sociologue. Il s’agit pourtant d’un nombre d’heures supérieur au travail professionnel et sans lesquelles le monde s’écroulerait. Ce secteur est donc considéré comme naturel, sans contenu économique, sans compétences, purement manuel et sans exigence de rationalité. Il est réservé aux femmes parce que considéré comme dans l’ordre de leur nature, mais dont est niée, méconnue, masquée la part organisationnelle qui est centrale et source d’une charge mentale invisible aux yeux des femmes elles-mêmes et qu’enfin dans certains milieux, cultures ou moments de l’histoire, ces activités étaient perçues comme impropres aux hommes voire dégradantes. Les rapports sociaux qui organisent les sexes entre eux, leur place, leurs représentations reposent sur une doxa, c’est-à-dire un système de croyances. La doxa de sexe est inculquée très tôt, dans une pluralité de signes souvent peu visibles, incorporés dans des manières de penser, d’agir, de dire et de représenter. » En effet, une enquête menée en Suisse en 2014 ² sur le choix sexué des métiers montrerait l’importance du rôle joué par les parents. Leur mode de vie, leurs réactions influenceraient leurs enfants dès le plus jeune âge. À l’école, malgré des manuels scolaires qui prennent un peu plus en compte la représentation hommes/femmes, des efforts restent encore à faire pour instaurer l’égalité, notamment au moment de l’orientation professionnelle. Dans certains cantons, des actions comme « Futur en tous genres » ou « Élargis tes horizons » tentent de gommer les stéréotypes en proposant aux jeunes une large palette de métiers.

Vers une relation contractuelle

Un vrai travail de couple doit être entrepris si l’on souhaite faire bouger les lignes. « Il est nécessaire que les hommes prennent leur part de charge mentale, explique Emma, et qu’ils se sentent responsables de leur foyer. » Du côté des femmes, il convient de lâcher du lest. Les commentaires laissés sur le profil Facebook d’Emma montrent que beaucoup d’hommes ressentent une pression de la part de leurs conjointes jugées exigeantes et insatisfaites. « J’ai toujours la sensation que quoi que je fasse, ce n’est jamais fait comme il faut », raconte Bertrand R. Et Jeremy M. d’ajouter : « Souhaiter partager la charge mentale, c’est aussi accepter que certaines choses ne soient pas faites comme on les aurait réalisées soi-même. Il me semble que nous évitons parfois de pesants conflits en restants de (très actifs) exécutants. »

Ce dialogue à deux ne suffit pas. Il doit s’accompagner d’une prise de conscience beaucoup plus globale. « Les solutions ne sont pas seulement individuelles, confirme Emma, elles sont aussi politiques. » Et de mentionner l’allongement du congé paternité, davantage de places en crèches, une proposition de temps partiel pour tous ou une éducation non genrée, à la maison comme dans les écoles…

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