N° 127 - Automne 2018

Danser avec les turbulences

Le lieu s’apparente à une salle de conférences cachée dans un hall commercial. Autour de la table, une trentaine de visages, de tout âge, genre, métier. Et puis ce sourire, hésitant, inquiet, comme si l’esprit avait hâte d’être débarrassé de lui-même. Car oui, nous sommes tous ici pour une sorte d’exorcisme, inavouable aux yeux de nos contemporains qui ne souffriraient pas du même mal : la phobie de l’avion. Chez le médecin, on vous demande de chiffrer votre douleur entre 0 et 10. Ici, je suis prête à parier que chacun évaluerait sa peur à un minimum de 10.

L’IDÉE QU’UN TEL ACCIDENT PUISSE SURVENIR DE CE CÔTÉ-CI DE L’ÉCRAN NOUS A VIOLEMMENT RATTRAPÉS.

J’ai pris l’avion plus de 150 fois, pour visiter une quarantaine de pays. De ma naissance à l’âge de 28 ans, des petits avions à hélice jusqu’à l’A380, des vols qui me réjouissaient. À l’adolescence, mon frère et moi étions friands de films catastrophes, nous nous accrochions aux accoudoirs sitôt les roues de l’avion posées sur le tarmac en mimant les gestes paniqués d’un pilote hollywoodien hurlant « Les freins, où sont les freins ? » Cela nous faisait rire, immensément, comme si ces accidents cinématographiques étaient sans lien avec la réalité de l’appareil dans lequel nous nous trouvions. Un jour de janvier 2000, sur le point d’atterrir à Zurich après des vacances de Noël au bord de l’Atlantique, l’avion a remis les gaz. Pendant les quarante-cinq minutes qui ont suivi, nous avons aperçu 7 fois la lune à travers le brouillard nocturne et épais, clarté vacillante signifiant que nous tournions en rond. Puis l’annonce : « L’aéroport de Zurich vient de fermer, nous allons atterrir à Bâle. » Le vol 498 de Crossair venait de s’écraser sous nos pieds, sous nos ailes, dans cette mélasse ponctuée de flashs lumineux. Nous n’avons pas ri ce jour-là. Mais l’idée qu’un tel accident puisse survenir de ce côté-ci de l’écran nous a violemment rattrapés.

Devant la petite assemblée de phobiques, je raconte cette histoire, ainsi que celles qui ont suivi. 2003 : un long vol de nuit où je fantasme l’Afrique endormie sous mes pieds – les neiges du Kilimandjaro brillent-elles dans l’obscurité ? – est interrompu par un atterrissage imprévu à Rome, parce qu’un des passagers est en train de mourir. 2005 : la carlingue d’un vol low cost jusqu’à Ouagadougou vibre tant que les hôtesses nous recommandent d’éviter de nous asseoir aux hublots. 2013 : lors d’un simple Genève-Bordeaux pour me rendre à un festival avec mon éditrice, je me rends compte qu’elle me parle et que je ne l’entends pas, crispée sur les accoudoirs et sur l’idée d’une chute potentielle de plusieurs milliers de mètres. Je décide d’arrêter de prendre l’avion. Il n’est pas nécessaire de m’infliger ça.

Quelques mois plus tard, lorsque le vol 815 de Malaysia Airlines disparaît, je suis isolée dans un chalet pour relire le manuscrit de mon deuxième livre, m’astreignant à des journées de travail de douze heures qu’aucun contact avec l’extérieur ne doit interrompre. Je déroge pourtant à la règle pour traquer les moindres nouvelles de l’accident, scrute les photos-satellites de l’océan Indien entre horreur et fascination. Comme tous les phobiques, je connais par cœur l’histoire des grandes catastrophes aériennes, qui s’accompagnent d’une affirmation intérieure vicieuse : je vous l’avais bien dit que j’avais raison de me méfier.

Dans la classe de phobiques réunis pendant trois jours, mon parcours est plutôt l’exception que la règle – une écrivaine-voyageuse qui a peur de l’avion, franchement, ça prête à sourire. À l’inverse, ce couple retraité n’a fait qu’un seul vol, il y a 40 ans – « plus jamais », se sont-ils dit –, et aimerait aujourd’hui traverser l’Atlantique pour rendre visite à ses petits-enfants. Un apprenti en CFC souhaiterait partir en vacances avec ses copains, une avocate parcourt l’Europe en avion pour son travail, mais voudrait se passer de la boule au ventre. Certains ont peur des turbulences et d’autres des bruits, certains du vertige et d’autres de la claustrophobie, du détournement terroriste, de survoler l’eau. Mais parce que nous connaissons tous le caractère irrationnel de cette phobie pour ceux qui ne l’éprouvent pas, ici tout se dit, rien ne se juge. Pour la première fois, je comprends l’intérêt des groupes de parole à l’américaine, où les mécanismes émotionnels profonds de parfaits inconnus sont mis à nu, où la force réside dans le nombre, le constat que nous sommes si semblables dans notre incohérence universelle.

Comme pour une allergie, dont la désensibilisation passerait par une exposition progressive à ce qui la cause, il s’agit avant tout de côtoyer l’univers aérien au maximum. Connaître les métiers, s’habituer aux couloirs sinueux de l’aéroport et aux gilets fluorescents du personnel autorisé, visiter le cockpit d’un avion, apprendre à déverrouiller la cabine des WC de l’extérieur. Alors qu’ils représentent le paroxysme de la phobie pour plusieurs participants, je confie qu’ils m’ont au contraire l’air d’être le lieu le plus sûr de l’appareil, interférence cinématographique d’un vieil épisode de Lost où un personnage survit au crash aérien en restant cloîtré dans l’étrange parallélépipède sanitaire. Pour écouter les explications de nos formateurs, nous nous asseyons dans les larges sièges de la First Class, qui suscitent un constat unanime : on aurait tous moins peur si on voyageait dans ces conditions. L’équipe du stage le confirme : ce n’est pas un hasard si on place les passagers qui ont payé le plus cher à l’avant, là où les turbulences se ressentent moins.

La structure même du stage est articulée entre deux pôles, nécessairement liés : 1) le rationnel, qui peut être compris (technique, procédures, réglementations), 2) l’irrationnel, qui doit être amadoué tel un animal sensible (par des rituels, gestes, parfums). Si répéter à un phobique que « l’avion est le moyen de transport le plus sûr » est insuffisant, c’est parce que la consolidation de 1 est indépendante des croyances en 2, et notre formatrice le sait bien : « Si on vient vous parler alors que vous êtes en vol, c’est l’horreur puisque c’est vous qui contrôlez l’avion avec votre esprit. Tant que vous avez peur, l’avion vole, mais si on vous dérange, c’est là que ça va mal aller. » Rires complices et gênés, les regards pris en flagrant délit se croisent – elle sait de quoi elle parle.

LA PEUR N’ÉQUIVAUT PAS AU DANGER QUI N’ÉQUIVAUT PAS AU RISQUE.

On démonte ainsi des égalités : la peur n’équivaut pas au danger qui n’équivaut pas au risque. L’avion, c’est impressionnant (le mot met tout le monde d’accord), mais ce n’est pas dangereux. « Selon les statistiques, vous avez plus de risques de mourir en faisant le ménage ou parce que vous êtes marié qu’en prenant l’avion. » On déconstruit aussi un vocabulaire populaire, souvent à l’aide de métaphores révélatrices. Le « trou d’air » n’existe pas, les « turbulences », c’est une voiture qui roule sur une petite route caillouteuse à 200 km/h. « Mais ce n’est pas pour autant que vous allez tomber sous la route, dans le sol. » L’image hollywoodienne de l’avion qui chute comme une pierre est encore passée par là, mais il est en réalité beaucoup plus difficile de faire descendre un avion que de le faire monter. Un nouveau lexique prend corps : portance, conditions, instruments, redondance des systèmes.

Le dernier jour est prévue la confrontation suprême : un vol Genève-Zurich aller-retour pour l’ensemble des participants. Cette programmation a failli me décourager de m’inscrire au stage, mais ce genre de mécanisme phobique n’a aucun secret pour notre formatrice : « Je suis sûre que les 3/4 d’entre vous se sont dit ‹ au pire je ne viendrai pas le dernier jour ›. » Nouveaux rires coupables. Et lorsque l’avion s’élève dans l’aube genevoise, le résultat, pour certains, est immédiat : plaisir de voler, de reconnaître les phases de vol désormais assimilées. Pour moi, c’est un peu plus compliqué, et je dois mélanger toutes les techniques – respiration, huiles essentielles, scoubidou – pour ne pas retomber dans mes anciens schémas. Mais quand nous approchons du second atterrissage et qu’une unique secousse, comme un nid-de-poule, nous fait descendre d’un coup, je me surprends à rire. On nous a recommandé de laisser le corps danser avec les turbulences.

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