N° 131 - Printemps 2020

Ni la vieillesse ni la mort…

« Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face », disait déjà Héraclite, bien avant que la formule ne soit reprise par La Rochefoucauld dans ses Maximes. Mais la vieillesse ? Comment la regardons-nous ? Que nous en disent les millions de produits cosmétiques vendus chaque année pour tenter d’en ralentir les effets, sinon que nous sommes de moins en moins enclins à la regarder en face ? Deux spiritualités non religieuses s’affrontent aujourd’hui sur la question du sens de la vie, sur la signification qu’on devrait ou pourrait donner à la lutte contre la vieillesse, voire à une augmentation indéfinie, non délimitée a priori, de la longévité. Car c’est un fait : depuis le début du XXe siècle, l’espérance de vie en bonne santé n’a fait que progresser (que certaines catégories de la population américaine ou russe régressent à cause de la malbouffe ou de l’alcool est un tout autre sujet). Alors qu’elle n’était que de 45 ans en 1900 dans la vieille Europe, elle est aujourd’hui de 79 ans pour les hommes et de 85 ans pour les femmes. Nombre de scientifiques soutiennent que cette courbe ne va ni se stabiliser ni s’inverser dans les décennies qui viennent, car d’énormes progrès sont en cours dans la lutte contre le vieillissement. Sans même savoir si une vie sans fin fixée a priori est factuellement possible ou impossible, on peut se demander dans quelle mesure elle serait souhaitable. Voudrions-nous vivre cent cinquante ans, voire davantage, fût-ce en bonne santé physique et psychique ? À quoi cela pourrait-il bien nous servir ? Cela pourrait-il permettre à l’humanité d’être moins bête, moins violente et moins démoniaque qu’elle ne le fut au cours du XXe siècle ? L’ennui et la paresse ne viendraient-ils pas au contraire gâcher nos vies ? Bref, quel sens pourrions-nous donner à une existence aussi longue, voire à une existence que rien ne viendrait a priori borner ?

Une première spiritualité laïque développe à ce sujet une ligne d’argumentation qui vient de loin. Elle part de la déconstruction des transcendances entamée par les grands généalogistes (Schopenhauer, Nietzsche et leurs divers disciples) vers un « souci de soi » (Foucault) qui débouche inévitablement sur une « éthique des plaisirs », sur cette « bonheurisation » du monde dont la psychologie positive et les théories du développement personnel venues des États-Unis font aujourd’hui la promotion dans tout le monde occidental. À l’image des grands « déconstructeurs », notre Narcisse contemporain s’alimente volontiers au miel des sagesses anciennes d’Occident comme d’Orient. Il redécouvre avec bonheur les leçons de sagesse du stoïcisme et de l’épicurisme, les exercices spirituels des sages bouddhistes et taoïstes. Il les remet au goût du jour à l’aide des découvertes réelles ou supposées des sciences sociales. Selon cette première spiritualité, dont on voit bien qu’elle n’est ni seulement une morale ni une religion puisqu’elle dépasse la question du bien et du mal pour aborder celle du sens de la vie, et cela sans faire appel à un dieu, la sagesse consisterait à chercher à vivre bien, plutôt qu’à vivre longtemps. Dans cette perspective, au lieu de chercher à augmenter la longévité, fût-ce en bonne santé, il faudrait au contraire travailler sur soi jusqu’à être enfin capable d’accepter la vieillesse et la mort avec une sereine résignation, comme le recommandaient les anciens. Dans son De senectute, le petit essai qu’il consacre à la vieillesse, Cicéron posait déjà la question de la longévité en des termes qui consonnent étrangement avec ceux auxquels les idéologies du bonheur nous invitent aujourd’hui à réfléchir : « Pourquoi diable, demande-t-il, la vieillesse serait-elle moins pénible à celui qui vit huit cents ans qu’à celui qui se contente de quatre-vingts ? » Suivant l’enseignement des stoïciens selon lesquels la vie bonne est d’abord et avant tout une vie en harmonie avec l’ordre naturel des choses, Cicéron répondait par la négative. Son argumentation mérite encore aujourd’hui notre attention : « Nous sommes sages, affirmait-il, tant que nous suivons la nature… C’est le meilleur des guides. Il serait d’ailleurs peu vraisemblable qu’ayant admirablement agencé les autres périodes de la vie, elle ait bâclé le dernier acte comme le ferait un médiocre poète ! Il fallait seulement qu’il y eût une fin, qu’à l’instar des baies et des fruits, la vie devînt d’elle-même et à son heure blette avant de tomber à terre. À tout cela, le sage doit consentir paisiblement. Prétendre résister à la nature n’aurait pas plus de sens que de vouloir lutter contre les dieux, comme prétendirent le faire les Géants. » La dernière phrase fait allusion à cet épisode fameux de la mythologie grecque au cours duquel les Géants, fils de Gaïa, gagnés par l’hubris, la démesure folle de l’orgueil débridé, entreprirent de conquérir l’Olympe. Mal leur en prit, car Zeus les fit remettre à leur juste place, dans les Enfers. Pour Cicéron, comme pour ceux qui aujourd’hui préfèrent les enseignements de la nature aux artifices de la technique, le but n’est pas de vivre plus longtemps, mais de vivre bien, et vivre bien, comme on le voit dans le passage qu’on vient de lire, c’est d’abord et avant tout vivre en accord avec l’ordre naturel de l’univers.

NI LE SOLEIL NI LA MORT NE SE PEUVENT REGARDER EN FACE.

La philosophie, la science et la politique modernes nous ont éloignés de cette conviction selon laquelle la nature serait un modèle éthique. Dès l’époque de la Renaissance, avec Pic de la Mirandole, puis au XVIIIe siècle, avec Rousseau, Condorcet et Kant et plus tard, avec l’existentialisme, l’idée s’est imposée que le propre de l’Homme était d’être par excellence l’être d’anti-nature, le seul vivant qui ne soit pas englué dans la terre, qui soit capable de construire une civilisation à distance d’elle, un monde dans lequel l’idée d’une perfectibilité infinie, d’une éducation tout au long de la vie est devenue possible précisément parce que la nature cessait d’être un modèle. Et de fait, tout ce que nous avons inventé de grand dans nos vieilles démocraties, depuis la médecine moderne jusqu’à la protection des faibles, des personnes âgées et des handicapés, en passant par la lutte contre les inégalités, va à l’encontre de la sélection naturelle si bien décrite par Darwin. À l’opposé du modèle antique que Cicéron a encore présent à l’esprit, vivre bien, pour les libéraux héritiers des Lumières, c’est justement ne pas vivre toujours en accord avec la nature, c’est pouvoir s’en émanciper quand il le faut, et ce, dans tous les domaines de la vie humaine, qu’il soit artistique, politique, scientifique, médical, philosophique, esthétique, moral et même spirituel.

Cela ne signifie évidemment pas que la nature soit toujours funeste et maléfique. Selon le fameux mot d’esprit qu’on prête à Pasteur, « la nature est bonne fille, elle guérit quatre maladies sur cinq et, en plus, elle ne dit jamais de mal de ses confrères… ». Reste que c’est à nous, les êtres humains, de choisir en elle ce que nous aimons (la beauté des îles grecques ou le ronronnement de mon chat) et ce que nous cherchons à combattre ou à éviter (le virus de la grippe, les moustiques tigres et les tsunamis…). Dans cette perspective, le but de la vie humaine se situe moins dans la quête narcissique du bonheur que dans l’idéal de la libération de soi et de l’amour, dans un souci d’amélioration de sa personne, certes, mais aussi par souci des autres, de ceux que nous aimons ou pourrions aimer. Cet horizon d’une éducation tout au long de la vie, d’une perfectibilité qui ne connaîtrait aucune limite a priori, requiert un nouveau rapport au temps qu’une augmentation de la longévité permettrait d’ouvrir. Il ne s’agit plus de sacraliser le présent, comme dans les sagesses anciennes qui nous invitent à « savourer l’instant », comme s’il était toujours savoureux, mais de comprendre le passé (en quoi la science historique acquiert ici ses lettres de noblesse) pour préparer et, pourquoi pas, améliorer l’avenir. Utopie délirante ou sagesse de la liberté et de l’amour ? Telle est la question qu’il va nous falloir explorer et discuter à la lumière des derniers développements des sciences de la vie, de l’intelligence artificielle, et de la philosophie.

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