N° 140 - Printemps 2023

Virgil Abloh, le ciel peut attendre

Plus d’une année après sa mort, le designer américain continue de transformer en or tout ce qu’il touche.

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(Philippe Lopez / AFP)
Portait de Virgil Abloh.

Il en va parfois des designers comme des rockstars : bien que disparus, ils font beaucoup parler d’eux, leurs noms restant la garantie d’un succès commercial. Même quand leur carrière n’a fait que traverser le ciel à la vitesse d’une comète. Prenez Virgil Abloh, décédé d’une forme rare de cancer du cœur en novembre 2021, à l’âge de 41 ans. Un peu plus d’une année après sa mort, le créateur prolifique continue à nourrir le marché, surtout celui des collectionneurs. En février 2022, Louis Vuitton vendait les 200 dernières paires de baskets « Air Force 1 » dessinées par l’Américain en collaboration avec Nike. Le malletier parisien n’avait pas choisi une de ces boutiques pour s’en séparer, mais la maison de ventes aux enchères Sotheby’s. Résultat de la soirée : 25  millions de dollars sous le marteau. Vu aussi au dernier Salon international du meuble de Milan, en juin 2022 : Alessi consacrait une exposition entière aux couverts Occasional Object dessinés juste avant sa mort par le créateur pour la marque d’art de la table italienne. Dernière sortie en date, des figurines inspirées par la série de dessins animés des années 80 Les Maîtres de l’Univers, dévoilée en octobre 2022. Le designer avait imaginé pour le fabricant de jouets Mattel une déclinaison de quatre de ces superhéros dans une palette de couleurs limitée, allant du chocolat au marron glacé.

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(Mattel)
Une figurine des Maîtres de l’Univers « hackée » par le designer américain.

FAN DU BERNIN

Depuis sa disparition, c’est une entité, Virgil Abloh Securities, qui se charge de mener à terme les innombrables projets et collaborations dans lesquels le designer s’était engagé. Combien ? Lui-même l’ignorait, mais facilement plus d’une centaine. « La collaboration est la base de toute entreprise artistique et humaine ! expliquait-il à M, le magazine du Monde en 2018. C’est un outil fantastique, qui génère de la surprise et définit mieux que n’importe quelle communication la nature des deux marques ou personnes qui s’associent. Et, d’un point de vue pratique, cela me permet de renouveler mon offre de produits en permanence. »

CODES DE LA JEUNESSE

Né en 1980 à Rockford dans l’Illinois, à une centaine de kilomètres de Chicago, dans une famille d’immigrés ghanéens, Virgil Abloh est diplômé en architecture et en génie civil, et fan absolu de Rem Koolhaas, de Caravage, de Léonard de Vinci et du Bernin. Attiré par la mode, l’art et le design, il ouvre en 2009 RSVP Gallery. Le rappeur Kanye West le repère. Abloh conçoit pour lui les scénographies de ses concerts, dessine les pochettes de ses disques. Proche de la scène hip-hop, il est aussi DJ. En 2013, ils lancent ensemble la marque Off-White à la ligne graphique radicale – noir et blanc – qui conjugue streetwear et workwear. Particularité de la marque ? Elle affiche en grand ce qui est normalement caché. Chez Off-White, les étiquettes, les indications de lavage, de composition des matières ou de production appartiennent au concept. Les jeunes adorent, malgré des prix parfois hors de portée.

 

Défilé par Virgil Abloh à Paris en 2018.
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(Bertrand Guay / AFP)
Le premier défilé de la collection homme Louis Vuitton par Virgil Abloh dans les jardins du Palais-Royal à Paris en 2018.

Le succès fou démarre vraiment en 2017. LVMH flaire le potentiel de ce fringuant poulain dans un domaine qu’il n’a pas encore touché : le luxe à la française. Il est propulsé directeur artistique des collections homme de Louis Vuitton l’année suivante. Les médias s’emballent. Il est noir, talentueux, pluridisciplinaire, attire la jeunesse dont il connaît les codes, gère ses équipes et ses projets par groupes WhatsApp. Bref, il est nouveau dans cette industrie de la mode parfois compassée où Olivier Rousteing, le designer de Balmain, reste un rare exemple de créateur métis à la tête d’une maison parisienne. Chacun de ses défilés est ainsi pour lui l’occasion d’expliquer sa vision du monde et de la création à travers des livrets remplis d’aphorismes et de textes pédagogiques. L’Américain tranche aussi par sa générosité, sa gentillesse et son humanité. Pour son show inaugural à Paris, le créateur avait convié tout le personnel de Louis Vuitton à y assister dans le jardin du Palais-Royal, chacun portant un t-shirt coloré, mentionnant l’événement en gros caractères. Un défilé dans le défilé, où les employés dessinaient un long arc-en-ciel. Même chose pour les invités qui trouvaient à leur place l’un de ces t-shirts enroulés dans un tube en Plexiglas. Lesquels se retrouvent désormais sur eBay, ou sur les plateformes de vente de seconde main de produits de luxe, à des prix souvent astronomiques.

TICKET-TAPIS

Virgil Abloh touche à tout et, comme Midas, transforme en or tout ce qui lui tombe entre les mains. Son style ? Le hacking, soit le fait de dépoussiérer des pièces iconiques du design moderne. Pour Vitra, il avait changé la couleur et le look de la lampe potence et du fauteuil Anthony de Jean Prouvé. Une intervention minimale pour un succès maximal. On se souvient des invités revenant de la grande fête organisée par l’entreprise suisse au moment de la foire d’art de Bâle en 2019, paradant avec une brique orange à la main, numérotée, mais à l’usage flou.

En 2019, Virgil Abloh revisitait certaines pièces du designer Jean Prouvé pour Vitra.
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(Vitra)
En 2019, Virgil Abloh revisitait certaines pièces du designer Jean Prouvé pour Vitra.

Virgil Abloh n’invente rien, il transforme, mélange des éléments pris à droite et à gauche comme il le fait avec la musique. En art, on le rangerait dans la catégorie des « appropriationnistes » , ces artistes conceptuels qui reprennent des éléments existants venant d’images, de publicités ou d’autres œuvres en les modifiant légèrement… ou pas. Il affirme un goût prononcé pour le slogan et la police de caractères Helvetica. Comme lorsqu’il imprime « WET GRASS » en lettres capitales sur les tapis verts de sa collection Markerad, lancée avec Ikea en 2019. Un principe qu’il pousse à l’extrême en faisant d’un vrai ticket de caisse une carpette, après l’avoir agrandi.

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(IKEA)
Les sacs "SCULPTURE" de la collection Maskerad de 2017, une collaboration entre Virgil Abloh et Ikea.

Markerad s’arrachera en quelques minutes dans les enseignes du géant du meuble suédois.

Cette fétichisation va mettre Virgil Abloh sur le même plan qu’un artiste. Le Musée d’art contemporain de Chicago lui consacrait, en 2019, une vaste rétrospective : Figure of Speech avec une scénographie du bureau OMA, l’agence de l’architecte Rem Koolhaas. En 2020, il était invité par la galerie de design Kreo à Paris. Il avait alors créé des bancs, des chaises, des vases, des tables basses en béton et des miroirs. En tout, une vingtaine d’objets réunis sous l’intitulé Efflorescence, dont la particularité était d’avoir été graffés et perforés. Une manière de faire entrer la dureté de la rue dans l’espace chic de la galerie. Mais aussi de récupérer l’héritage des formes brutalistes en les taguant et en les transperçant. C’était à la fois nostalgique et contemporain, étrange et familier. « Comme une sorte de langage, expliquait-il, conçu pour qu’un puriste ou un touriste le comprenne. »

Vue de l’exposition Efflorescence à la galerie Kreo à Paris.
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(Galerie kreo)
Vue de l’exposition Efflorescence à la galerie Kreo à Paris.

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