N° 146 - Printemps 2025

Un lieu de jeu et d’enjeux

À partir de la fin du XXe siècle, le musée change de fonction. Du classique conservatoire de chefs-d'oeuvre, il devient un emblème architectural qui doit enrichir l'esprit, mais aussi les villes et les collectionneurs qui les construisent.

Ce sont quatre statues en bronze. Quatre chefs d’œuvres antiques que le pape Sixte IV décida de rendre au peuple de Rome, dont la fameuse louve qui représente la fondation légendaire de la ville éternelle. Le 15 décembre 1471, le prélat qui « dans son immense bienveillance offrit au peuple romain le monument de son ancienne excellence et de sa vertu », ouvre les musées du Capitole afin que la population puisse admirer à travers ces sculptures la grandeur retrouvée du génie romain. L’inauguration exprime ce nouvel intérêt pour des vestiges considérés jusqu’alors comme du simple matériel de construction réutilisable. Et invente dans la foulée le concept de musée, ce lieu consacré à contempler la création artistique du passé dans un but éducatif, mais aussi avec l’objectif de servir le pouvoir à travers la gloire de sa production esthétique.

IMPORTANCE VITALE

Plus d’un demi-millénaire plus tard, le succès des musées n’est plus à démontrer. On en dénombre plus de 100’000, de toutes les sortes, à travers le monde. Parmi ceux-ci, on compte plus de trois cents musées, galeries et centres d’art moderne et contemporain dont plus de la moitié sont concentrés aux États-Unis, en Italie, en Espagne et en Suisse. Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, l’idée du musée n’est plus le seul apanage de l’Occident et s’exporte aussi bien en Asie, en Amérique latine qu’en Afrique, suivant ainsi l’élan de la mondialisation. Comme il n’est plus uniquement le fait des collectivités publiques, mais devient aussi une affaire privée, les grandes fortunes exhibant dans leurs propres lieux leurs goûts affirmés et leur puissance financière à travers leurs collections.

Pendant longtemps, seuls trois types de musées existaient : le musée d’art, le musée d’histoire naturelle et le musée d’histoire, celui de Genève regroupant sous un même toit la première et la dernière catégorie. Vinrent ensuite dans le courant du XIXe siècle les musées d’arts décoratifs (avec l’essor de l’industrie), d’ethnographie (avec celui des colonies), des sciences (dans la foulée des progrès de la recherche) et même des guerres (dans un but à la fois de résilience pour ceux qui les ont subies et de pédagogie pour ceux qui veulent les comprendre). « Le musée est une institution à laquelle nos sociétés modernes confèrent une importance vitale, écrit Krzysztof Pomian, historien de l’art, spécialiste des musées et des collections à qui il a consacré sa vie et une histoire monumentale en trois volumes publiées aux Éditions Gallimard. C’est le musée que l’on rouvre parmi les premiers lieux publics après les guerres ou autres cataclysmes. C’est lui qui déchaîne les passions dès qu’on y touche. On peut ne pas y aller, mais, pour la tranquillité des collectivités et des individus, il faut qu’il reste à sa place avec tout ce qu’il contient et que l’on puisse le visiter dans le respect des règlements en vigueur. »

Zaishui Art Museum.
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(Junya Ishigami Architects)
Posé sur l’eau, le Zaishui Art Museum de l’architecte japonais Junya Ishigami mesure 1 kilomètre.

Un attachement viscéral que l’on constate effectivement partout, de la nouvelle rénovation du Centre Pompidou à Paris qui déchaîne toujours autant les passions presque quarante ans après son ouverture, à celle du Musée d’art et d’histoire de Genève qui poussa le peuple dans les urnes pour savoir si oui ou non l’institution méritait d’être refaite et agrandie. Elle attend toujours sa vaste restauration. Comme le fait remarquer Krzysztof Pomian, pendant plus d’un siècle, le musée classique n’a pratiquement pas évolué. C’est à partir de l’après-guerre qu’un boom survient. Il y a d’abord eu la reconnaissance de l’art moderne, forme bannie par les dictatures, aussi bien hitlérienne que stalinienne, qui poussa les villes à construire de nouvelles structures d’exposition.

Suivie ensuite, dans les années 60, par une nouvelle catégorie, l’art contemporain, qui va motiver l’émergence des Kunsthallen et des centres d’art en Europe, notamment en Suisse et en Allemagne. Le musée devient un signe distinctif de la ville au même titre que la cathédrale, le château ou le palais. Il est un temple de la connaissance dont la richesse du contenu doit servir l’image du lieu où il se trouve et attirer une nouvelle source de revenus : le tourisme. Sans pour autant fouler au pied sa mission scientifique.

« DISNEYLANDISATION »

Il s’agit dès lors de présenter des collections remarquables dans des architectures qui le sont tout autant. Berlin commande en 1963 à Mies van der Rohe la Neue Nationagalerie. Paris construit en 1977 le Centre Pompidou. Amsterdam ouvre en 1973 le Musée Van Gogh. En 1983, le MoMA de New York augmente ses espaces d’exposition de 30%. On en profite pour lui adjoindre un restaurant, une libraire et un auditorium… des équipements indispensables pour le musée désormais décrété emblème urbain et pôle d’échanges et de rencontres. L’accueil du public se développe également, surtout en direction des plus jeunes, ces visiteurs de demain qui doivent assurer la pérennité des institutions. Le musée est aussi pensé, ou adapté, pour servir d’espace de réception pour des événements privés ou des défilés de mode. Ceux consacrés à l’art s’ouvrent à d’autres publics en présentant des monographies de grands couturiers, des expositions de design ou d’automobiles. Certains s’en émeuvent, jugeant que cette approche mercantile nuit à la sacralité de ces endroits en voie de « disneylandisation ». Certes, mais tout cela est extrêmement rémunérateur.

Museo Subacuático de Arte.
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(Museo Subacuático de Arte)
À Cancún au Mexique, le Museo Subacuático de Arte et ses 500 sculptures signées par Jason deCaires Taylor se visitent en plongée sous-marine.

VISIBILITÉ MONDIALE

À partir de la fin du siècle, c’est l’emballement. En 1995, les architectes bâlois Herzog & de Meuron remportent le concours de la Tate Modern de Londres et font d’une ancienne usine électrique tout en briques un lieu aussi important que les œuvres qu’il expose. Dès 1997, Frank Gehry métamorphose Bilbao, petite ville espagnole à la frontière française, en une destination mondialement célèbre grâce au musée que lui a commandé la Fondation Guggenheim. Tandis qu’à Riehen, près de Bâle, le galeriste Ernst Beyeler inaugure en 1997 le bâtiment de sa fondation dessiné par Renzo Piano. En 2026, l’institution devrait achever le chantier de son extension signée par l’architecte grison Peter Zumthor.

Pour les architectes, le musée est une aubaine de visibilité internationale. La meilleure des cartes de visite pour décrocher d’éventuels autres projets.

L’Anglais David Chipperfield en compte une dizaine, dont ceux de la Museumsinsel de Berlin et l’extension du Kunsthaus de Zurich. Tout comme Zaha Hadid qui signe le MAXXI à Rome, mais aussi le très spectacu-laire, quoique modeste par la taille, Messner Mountain Museum accroché aux Dolomites dans le Sud-Tyrol. Ou encore Jean Nouvel à qui on doit le Kunstmuseum de Lucerne, le Musée Reina Sofia de Madrid, le bâtiment de la Fondation Cartier pour l’art et le Musée du Quai Branly à Paris, mais qui porte aussi son expérience dans les pays du Golfe que l’idée de musée comme marqueur de puissance politique intéressent. On lui doit ainsi Le Louvre Abou Dhabi (2017) et le Musée national du Qatar à Doha inauguré deux ans plus tard. Ces constructions ouvrent la nouvelle ère des mu-sées fous que l’on peut voir aussi bien à Cancún au Mexique avec le Museo Subacuático de Arte dont les 500 sculptures installées au fond de la mer se visitent en plongée sous-marine, qu’à Rhizao, en Chine, où l’architecte japonais Junya Ishigami dessinait en 2023 les plans du Zaishui Art Museum, bâtiment fantastique de 1 kilomètre de long qui relie, en ondulant sur l’eau, les deux rives d’un lac.

Aux États-Unis, ce sont les privés qui soutiennent, par le système de la donation défiscalisée, les budgets des institutions publiques à hauteur de 50%. En Europe un tel mécénat existe aussi, mais jamais à cette échelle. Face aux villes qui n’ont plus les moyens de construire de nouveaux musées, lesquels voient leurs fonds d’acquisition se réduire comme peau de chagrin, un nouvel acteur entre bientôt dans la danse : l’industrie du luxe qui, comme les princes de la Renaissance, compte bien jouer sa partition en intégrant le musée dans sa stratégie de communication.

Messner Mountain Museum.
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(Zaha Hadid Architects)
Le spectaculaire Messner Mountain Museum dessiné par Zaha Hadid sur les Dolomites dans le Sud-Tyrol.

PRODUITS DE LUXE

On l’a dit, Cartier a fait appel à Jean Nouvel, Prada à Rem Koolhaas pour édifier sa fondation à Milan, tandis que Vuitton engageait Frank Gehry pour celle de Paris et François Pinault, propriétaire du groupe Kering, l’architecte japonais Tadao Ando pour rénover l’ancienne Bourse de commerce, à deux pas de Beaubourg, où il expose désormais une partie de sa collection. Ces grandes fortunes consacrent ainsi des budgets colossaux, inaccessibles au secteur public, pour accrocher Mark Rothko, Matisse ou encore l’Arte povera. Un pari pour l’instant gagnant  qui génère à la fois de l’image et du profit pour ses initiateurs et, du côté des visiteurs, le plaisir de voir de formidables expositions.

Une situation que connaissent bien les États-Unis où, depuis longtemps, les collectionneurs privés accueillent le grand public dans leur propre structure. La Fondation Barnes expose en banlieue de Philadelphie ses 69 Cézanne et ses 46 Picasso depuis 1922. Ouvert en 1929, le MoMA de New York est le fruit d’un trio de mécènes influentes et progressistes, qui perçurent alors la nécessité d’offrir une alternative aux politiques conservatrices des musées traditionnels américains. Jusqu’au Broad, gigantesque bâtiment du bureau Diller Scofidio + Renfro, implanté au centre de Los Angeles depuis 2015 et dont les 140 millions de dollars ont intégralement été payés par ses créateurs, Eli et Edythe Broad, pour y présenter les 2000  pièces d’art contemporain de leur collection.

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