N° 123 - Été 2017

Il y a cent ans : l’abdication du dernier tsar

Jeudi 1er mars 1917, 20 heures. Le train spécial de Nicolas II est bloqué à Pskov, à 200 kilomètres de Petrograd1. Dans la voiture-salon du tsar se joue un drame d’une densité considérable. Une pathétique page d’histoire. La capitale de l’Empire russe est devenue celle de la révolution. Aux revers militaires – la Russie n’était pas préparée à une guerre longue et étendue sur plusieurs fronts –, aux colossales pertes humaines, se sont ajoutées la famine et la misère. Partout, des soviets (conseils d’ouvriers et de soldats) ont été constitués. Le tsar est discrédité par ses erreurs tactiques et stratégiques et il a commis la faute de quitter Petrograd pour rejoindre l’état-major, à plus de 700 kilomètres. Profitant de ce vide institutionnel, les insurgés bolcheviques prennent le contrôle du centre politique du pays. Le tsar avait abandonné sa capitale, elle va l’abandonner.

LE TSAR AVAIT ABANDONNÉ SA CAPITALE, ELLE VA L’ABANDONNER.

Des unités de l’armée les rejoignent et un gouvernement provisoire s’est arrogé le pouvoir. L’autorité et le respect du souverain qui, dans un immense élan patriotique, paraissaient si forts en août 1914, sont condamnés. L’autocratie est balayée. Si le tsarisme existe encore, il n’est plus obéi. Et l’assassinat, aussi théâtral que grotesque, de Raspoutine, en décembre 1916, a aggravé le discrédit du couple impérial. Nicolas II et son épouse, la mystique et rigide Alexandra, ont été aveuglés par les manipulations de cet hypnotiseur débauché qui – c’est exact – empêchait leur fils, le tsarévitch, l’héritier, de souffrir, lors des hémorragies dues à son hémophilie. Mais désormais, l’opinion ne retient que la réputation scandaleuse de Raspoutine : il a souillé la monarchie.

Venu du front, le train impérial a été détourné à deux reprises, sous prétexte de ne pas gêner les convois militaires dont la circulation est prioritaire. Nicolas  II le comprend mais c’est faux, c’est un piège tendu par les aiguilleurs, passés du côté des révolutionnaires. Le tsar est otage. Le matin même, le général Alexeïev, chef d’état-major, a reçu un télégramme du président de la Douma, le Parlement en ébullition : « Les institutions gouvernementales ont cessé de fonctionner à Petrograd. Le seul moyen d’éviter l’anarchie est d’obtenir l’abdication du tsar en faveur de son fils. » Le général envoie une dépêche aux commandants des quatre fronts. Il ne leur pose pas de question, il affirme : « L’abdication de Nicolas II en faveur de son fils est indispensable pour le bien de la dynastie, l’armée et une heureuse conclusion de la guerre. » À la différence des révolutionnaires de Petrograd qui exigent l’abdication et l’arrêt des combats, les généraux les plus proches du tsar, débarrassés de lui et de son incompétence, entendent poursuivre la guerre car, dans cet hiver 1917, il est encore impossible de prévoir lequel des deux camps, celui des alliés de la Russie ou celui de la coalition menée par Berlin et Vienne, va l’emporter. Rien n’est joué. Dans son journal, Nicolas II se résout : « Mon abdication est nécessaire. »

Organisant cet événement majeur, militaires et politiques se sont mis d’accord pour isoler le souverain, afin qu’il abdique loin d’Alexandra, des palais et d’une ville insurgée. Le chef d’état-major reçoit les réponses à ses quatre télégrammes : elles sont unanimes. C’est un véritable ultimatum. L’armée demande à son chef d’abdiquer puisque le souverain avait, entre autres erreurs, pris lui-même le commandement des armées impériales en août 1915 à la place de son oncle le grand-duc Nicolas (très grand, 2,04 m, et très populaire !), qu’il avait exilé sur le front du Caucase.
Dans sa voiture-salon, le tsar est vêtu d’un manteau de Tcherkesse. Son visage ne reflète aucune tension. Amaigri, il est indéchiffrable. Outre son chambellan (un homme âgé qui avait servi son grand-père Alexandre II et son père Alexandre III), sont présents, arrivés de Petrograd, deux parlementaires envoyés par la Douma, Goutchkov, très ému, et le monarchiste Choulguine. Ils s’inclinent. Nicolas II serre les mains et prie les émissaires de s’asseoir, lui-même prenant place à une petite table rectangulaire contre la cloison de soie verte. Il annonce, d’une voix ferme qui surprend son entourage :
– Je me suis décidé. Je renonce au trône en faveur de mon fils.
Puis il corrige un texte qu’on lui avait remis dès que le train avait été immobilisé. Le tsar ajoute une phrase inouïe, imposant que, dans sa prestation de serment, le nouveau monarque fasse allégeance à la… Constitution !

Un silence total accompagne ces dix minutes historiques et cette situation sans précédent. Avant de relire et de parapher le document, celui qui est encore tsar pour quelques instants fait plusieurs signes de croix selon l’usage orthodoxe. Pense-t-il à Alexandra, angoissée, restée à Petrograd avec leurs quatre filles et leur fils qui souffre d’atroces douleurs aux articulations ? Songe-t-il aux icônes protectrices que son épouse lui envoyait régulièrement de la part de Raspoutine pour bénir jusqu’aux déplacements de son train ? Le texte – une page – est dactylographié sur une feuille de papier ordinaire, sans monogramme, et signé en bas à droite « Nicolas II », au crayon. Les rideaux de la voiture étant baissés comme dans un convoi funèbre, personne, de l’extérieur, ne peut voir le malheureux ex-empereur. Il est impassible, comme étranger à l’événement. Le dix-neuvième tsar de la dynastie Romanov depuis 1613 a cessé de régner après vingt-trois ans de pouvoir. Officiellement, d’après l’heure indiquée, il est 15 h 05. En réalité, tout ne sera parachevé que plus tard, dans la nuit, à 23 h 40. Pourquoi cette manipulation d’ho-raire ? Parce que ni l’état-major ni surtout le pouvoir politique provisoire ne veulent laisser croire que le monarque a signé sous la pression de parlementaires. Mais l’abdication peut-elle contenir la révolution et sauver la Russie ? Le train repart. Celui qui est devenu l’ex-tsar Nicolas II reprend la plume mais pour son journal. Ses propos sont très amers : « À 1 heure du matin, j’ai quitté Pskov avec le lourd sentiment de l’expérience. La tricherie et la tromperie partout ! » L’ambassadeur de France, Maurice Paléologue, écrira : « L’histoire compte peu d’événements aussi solennels, d’une signification aussi profonde, d’une portée aussi énorme. Mais de tous ceux qu’elle a enregistrés, en est-il un seul qui se soit accompli en des formes aussi simples, aussi ordinaires, aussi prosaïques et surtout avec une pareille indifférence, un pareil effacement du héros principal ? »

LA TRICHERIE ET LA TROMPERIE PARTOUT !

Et cependant, ce sacrifice ne suffira pas. En raison de l’état de santé du tsarévitch, l’ancien maître de la Russie doit abdiquer une seconde fois, en faveur de son frère, le grand-duc Michel. Et on ignore souvent que celui-ci abdiquera à son tour, se soumettant à la volonté nationale « sur la base d’élections libres ». Trois abdications en quelques heures !
Par une étrange ironie de l’histoire, le premier et, du point de vue juridique, le dernier tsar Romanov portent le même prénom, Michel. Et quel étrange destin pour ce frère de Nicolas II qui avait été désigné héritier de la Couronne tant que le tsar n’avait pas de fils et qui, treize ans plus tard, est désigné comme son successeur (pendant quelques heures) à cause de ce même enfant… Le grand-duc Michel n’a régné qu’un jour et son seul acte fut sa propre abdication.
On sait que la famille impériale, après une odyssée sibérienne, sera assassinée à Ekaterinbourg le 17 juillet 1918. Quatre-vingts ans plus tard, parmi les conséquences de l’effondrement de l’URSS, Boris Eltsine, président de la Russie post-soviétique, se frappant la poitrine devant les restes alors identifiés des martyrs, demandera publiquement pardon « pour les crimes du bolchevisme, du stalinisme et de leurs successeurs ».

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