Vue de l’exposition de Tadashi Kawamata, Under the Water, Galerie Kamel Mennour, Paris, 2011.
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Vue de l’exposition Under the Water, Galerie Kamel Mennour, Paris, 2011. © Tadashi Kawamata Photo. Archives Kamel Mennour. Courtesy the artist and Kamel Mennour, Paris/London
N° 133 - Automne 2020

Tadashi Kawamata ou l’équilibre du monde

À l’horizon, un chemin de bois crée un passage, vision poétique d’une marche vers un autre monde. Sur une façade d’immeuble, des planches de bois épousent la pierre, excroissance capricieuse venue bouleverser notre rapport à l’architecture et à l’espace. De Tokyo à Paris, d’Abu Dhabi à New York, les œuvres de Tadashi Kawamata détournent notre regard et interrogent sur un environnement plus durable.

Tadashi Kawamata.
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© Karine Delage
Tadashi Kawamata.
Under the Water, 2011. Éléments de mobilier en bois récupérés.
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© Tadashi Kawamata Photo. Archives Kamel Mennour. Courtesy the artist and Kamel Mennour, Paris/London
Under the Water, 2011. Éléments de mobilier en bois récupérés.

Alors que la question écologique est particulièrement prégnante dans les débats sociétaux depuis une dizaine d’années, les installations en matériaux naturels et recyclables de l’artiste Tadashi Kawamata semblent nous dire, comme des souvenirs un peu flous mais insistants, que la nature a toujours été celle qui nous sauvera, celle qui procure chaleur et bonheur. L’aurait-on oublié ?, se surprend-on à se demander en regardant les huttes, nids, cabanes et autres installations de bois érigées à la manière d’élégants totems ou de constructions enveloppantes par l’artiste japonais.

Né en 1953 à Mikasa sur l’île d’Hokkaidô, Tadashi Kawamata se fait remarquer dès l’âge de 28  ans alors qu’il est choisi pour exposer à la Biennale de Venise de 1982. Avec son installation, le pavillon du Japon change d’aspect, enrobé d’un nid de planches qui débordent irrésistiblement par les portes et les fenêtres pour rejoindre, dans un élan presque cinétique, les espaces verts du jardin mitoyen. Une œuvre qui semble nous dire que la nature reprendra de toute façon ses droits et qui fait écho à ce besoin très actuel et de plus en plus urgent de reconnexion de l’homme à l’environnement. Toutefois, il y a plus de trente ans, cette question était-elle vraiment dans l’esprit de l’artiste ?

Collective Folie dans le parc de la Villette, Paris, 2013. L’installation de l’artiste fait écho aux Folies imaginées par l’architecte suisse Bernard Tschumi au même endroit.
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© Tadashi Kawamata
Collective Folie dans le parc de la Villette, Paris, 2013. L’installation de l’artiste fait écho aux Folies imaginées par l’architecte suisse Bernard Tschumi au même endroit.
Collective Folie dans le parc de la Villette, Paris, 2013. L’installation de l’artiste fait écho aux Folies imaginées par l’architecte suisse Bernard Tschumi au même endroit.
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© Tadashi Kawamata

La vision traditionnelle de la culture japonaise accorde une place prépondérante à la nature. Pour l’artiste, c’est une posture spontanée qui ne nécessite pas d’y accoler un terme pour la définir : « Je ne suis pas plus écologiste qu’un autre. C’est juste le sens commun de l’être aujourd’hui », nous dit-il. Ça aussi le monde occidental semble l’avoir oublié et s’en trouve bien désemparé.

Des créations in situ

En 1979 au Japon, Tadashi Kawamata construit une de ses premières installations in situ, By Land, sans permission (elle sera rapidement démontée sur ordre des autorités), constituée uniquement de matériaux de récupération, dans un terrain vague à l’écart des habitations. La recherche du lieu, comme signifiant de l’œuvre, deviendra un élément majeur et récurrent du travail de l’artiste. Bien des années plus tard, en 2018, c’est une tour qu’il érige sur le promontoire rocheux d’Anglet dans le sud-ouest de la France pour La Littorale, biennale d’art contemporain. Face à l’océan, la construction architecturale se dresse, magnifique, et raconte l’histoire du lieu marqué par une légende tragique, celle des amants Saubade et Laorens emportés par une vague meurtrière, alors qu’ils se retrouvaient secrètement dans une grotte, leur « Chambre d’Amour » située juste en dessous de la tour de l’artiste. Impossible de ne pas y penser lorsqu’on monte dans le beffroi et qu’on s’accoude pour admirer l’immense panorama. Kawamata a pensé sa structure comme une métaphore des âmes des amoureux qui s’envolent vers le ciel.

De l’œuvre de 1979 à celle de 2018, peu de similitudes en apparence. À y regarder de plus près, elles sont toutes les deux des conteuses d’histoires, des créations de refuges. Cette idée se retrouve à travers toutes les formes de bois que l’artiste égrène autour du monde : « Je travaille de la même manière depuis 1980, depuis mes études à l’école d’art de Tokyo, et j’ai toujours fait les mêmes projets », souligne-t-il. Toujours des constructions, éphémères le plus souvent, sans arrogance ni effet spectaculaire, dont les silhouettes s’élèvent vers le ciel ou se posent sur une terre hospitalière pour y inventer un habitat ou y tracer un passage. « La tour pour moi est une structure repère, elle s’élance vers le ciel, il y a quelque chose de l’ordre d’une montée au Paradis. »

Vue de l’installation pérenne à Uster en Suisse en 2010. Une discrète promenade de bois qui épouse le paysage naturel.
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© Tadashi Kawamata
Vue de l’installation pérenne à Uster en Suisse en 2010. Une discrète promenade de bois qui épouse le paysage naturel.

Dès ses débuts, Tadashi Kawamata avait dans l’idée d’investir un espace, d’y dessiner des lignes graphiques, composées par ses planches qui s’assemblent à la manière d’un jeu de mikado. Découpage de la zone, recréation de formes minimales pour habiter le vide, comprendre les interstices architecturaux. Débordement ou intégration, mais sans surenchère, et toujours avec une étonnante poésie.

Après tout, ces fragiles et légères planches de bois pourraient prendre feu et disparaître en un instant, mais posées là, face à nous, elles défient les constructions modernes et nous hypnotisent par leur force de persuasion. Des enchevêtrements à la manière d’échafaudages, ces installations, d’abord réalisées dans des appartements japonais, prendront petit à petit plus d’ampleur jusqu’à se greffer à des architectures existantes, se les accaparant, se jouant de leurs pleins et de leurs vides. Elles deviendront tours, nids, cabanes, ponts, passerelles, nuées de bois serpentines…

« J’ai réalisé de nombreux nids. Pour moi, ils représentent la sécurité, le confort, ils sont comme des cocons, c’est une métaphore de la chambre », explique l’artiste dans une vidéo à l’architecte d’intérieur Pierre Yovanovitch qui l’a invité à intervenir dans un hôtel particulier parisien. Sa récente exposition à la galerie Kamel Mennour qui le représente depuis de nombreuses années s’intitulait justement Nest. Les trois salles d’exposition étaient complètement investies par un immense nid constitué de plus de 100’000 baguettes chinoises en bois de pin enchevêtrées. Tadashi Kawamata aime questionner notre rapport au monde à travers la notion d’habitat. Précaire, éphémère, celui-ci traduit d’autant plus notre fragilité et notre impermanence. Qu’y a-t-il de plus important qu’un toit sur la tête et qu’une assiette bien remplie ? Chaque occurrence de l’artiste nous invite à poser notre regard différemment sur ce qui nous entoure. Elle pointe du doigt une réalité ou ouvre notre esprit vers d’autres possibles. Avec sa série Tree Huts, par exemple, qu’il a déclinée dans plusieurs villes du monde, il a créé des cabanes de bois dans les arbres de Madison Square Garden à New York, dans ceux du Jardin des Tuileries à Paris, sur les façades du Centre Pompidou et de la Monnaie de Paris, sur la colonne Vendôme. Ses petites constructions se sont aussi amusées à regarder « de haut » les visiteurs d’Art Basel en 2007. Sous leurs airs de « baronnes perchées », ces cabanes rappellent aussi les forme s d’habitats primitifs et nomades et se font l’écho, plus engagé, des cartonnages de fortune des SDF ou des favelas faites de planches précaires, une référence que Kawamata avait déjà choisi d’évoquer dans son installation People’s Garden à la Documenta IX de Cassel en 1992 et dans sa série des Field Works présentée dans plusieurs villes, dont Tokyo, Forth Worth, Montréal, Chicago et Hanovre. Sur le sol cette fois, dans la rue, abandonnés à leur sort, les abris en carton de l’artiste dénonçaient l’injustice sociale et la pauvreté. Ses œuvres discrètes, qui se fondent presque dans le paysage, agissent aussi comme des points de vue différents qui interpellent notre relation à l’espace urbain, questionnant en même temps l’architecture moderne.

Project at Colonial Tavern Park, juillet-octobre 1989.
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© Tadashi Kawamata. Peter McCallum. Courtesy the artist and Kamel Mennour, Paris/London
Project at Colonial Tavern Park, juillet-octobre 1989.

Que sont ses majestueuses cathédrales de chaises si ce n’est le moyen de nous amener à ouvrir notre esprit, à regarder différemment, à ressentir l’enthousiasme du projet collectif ? Réalisées dans la chapelle Saint-Louis de l’hôpital La Pitié Salpêtrière à Paris en 1997, au Domaine Pommery à Reims en 2007 puis à Abu Dhabi en 2012, ces installations-performances forment d’immenses structures en équilibre dont la réussite a été possible grâce au concours de plusieurs personnes. « Les gens que j’invite à participer à mes projets, surtout les locaux, ont des idées différentes et le sens des lieux. J’apprends toujours beaucoup d’eux », explique l’artiste qui convoque les habitants, ceux qui vivent aux abords des endroits qu’il souhaite investir, ou des étudiants (il est professeur à l’École des beaux-arts de Paris) pour les initier à l’effort collectif. Chacun y fait sa part sous l’œil du chef d’orchestre. Cette communauté improvisée de bâtisseurs participe au montage de l’œuvre. Un acte collaboratif digne d’un contrat social. La liberté de chacun s’y exprime au profit du bien commun, représenté par une œuvre qui habille en quelques jours le paysage.

Nouer le dialogue

Tadashi Kawamata a ainsi monté plusieurs tours à travers le monde et, chaque fois, le processus a été filmé par son fidèle compagnon de route, le réalisateur Gilles Coudert : la Collective Folie dans le parc de la Villette à Paris, qui fait écho aux Folies déjà imaginées par l’architecte suisse Bernard Tschumi, la Log Tower à Frauenfeld en Suisse, composée de plus de 2000 bûches, la tour de Essen en Allemagne qui a même incité les pouvoirs publics à requalifier le territoire de la campagne environnante en zone à protéger… Plusieurs de ces projets étaient très bien présentés à travers plusieurs exemples de maquettes de l’artiste dans la petite exposition intitulée Anti-Chambres qui s’est tenue à l’été 2018 à Anglet à la Villa Beatrix Enea. Cette pertinente introduction au travail du Japonais amenait le visiteur à comprendre comment ses œuvres intègrent, épousent, nouent le dialoguent, font ressentir ce sentiment originel de liaison intime de l’homme avec Mère Nature.

Vue du projet de Chaumont-sur-Loire installé en 2011.
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© Éric Sander
Vue du projet de Chaumont-sur-Loire installé en 2011.
People’s Garden, 1992, Documenta IX, Cassel.
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© Tadashi Kawamata. Leo van der Kleij. Courtesy the artist and Kamel Mennour, Paris/London
People’s Garden, 1992, Documenta IX, Cassel.

Cependant, n’allons pas croire que toutes les créations de l’artiste dessinent un lieu rêvé, voire sacré dans certains cas, en particulier pour les constructions en formes de tour de Babel, éminemment symboliques. Si elles invitent à la méditation, elles sont aussi parfois le miroir de l’inachèvement, de l’erreur, le renvoi à une forme de culpabilité issue de notre soumission à une société de consommation irrévérencieuse envers le respect de notre environnement ou d’autrui.

Chaque réalisation est d’ailleurs détruite quelque temps après son achèvement, comme un cycle sans fin. Au sein de cette dichotomie, Tadashi Kawamata construit son univers. « Construit », oui, car l’acte de construction est aussi important que l’œuvre finie. Mais il répare aussi, ou plutôt restitue, comme pour retrouver un équilibre, dans la ville ou dans la nature, ce dont témoignent par exemple son installation à la Documenta VIII de Cassel en 1987 où l’artiste comble le vide d’une église laissée en ruine par la Seconde Guerre mondiale ou bien son œuvre monumentale sur Roosevelt Island au large de Manhattan venue habiller de bois les restes d’un ancien hôpital de pierre. Éléments fragmentaires ou prolifération de chaises, de bûches, de cagettes, créations monumentales et envahissantes ou discrètes passerelles méditatives au sein de la nature, les « sculptures » de Kawamata, puisque c’est ainsi qu’il nomme ses œuvres, nous font rêver et voyager. C’est la générosité dans l’acte créatif qui nous séduit. Mais aussi, la force spirituelle qui nous immerge au sein d’un paysage, au bord du lac d’Uster en Suisse ou dans les bois du domaine de Chaumont-sur-Loire, deux œuvres pérennes cette fois. Nous marchons sur ces chemins de bois, les sens en éveil, ouverts à la réflexion. « Je veux juste amener les gens à penser différemment », conclut l’artiste. Objectif atteint. Grâce à ses œuvres, nous regardons notre environnement autrement.

Love Tower réalisée à l’occasion de La Littorale, biennale d’art contemporain d’Anglet. Cette tour, sur le promontoire rocheux face à la mer, est construite au-dessus de la grotte qui abrita les amants légendaires Laorens et Saubade, emportés par une vague meurtrière.
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© Karine Delage
Love Tower réalisée à l’occasion de La Littorale, biennale d’art contemporain d’Anglet. Cette tour, sur le promontoire rocheux face à la mer, est construite au-dessus de la grotte qui abrita les amants légendaires Laorens et Saubade, emportés par une vague meurtrière.

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Rubriques
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