N° 134 - Printemps 2021

À la table du futur

Créateur de la Designer’s Table, le designer lausannois Raphaël Lutz invente des objets pour manger autrement. Une expérience culinaire saisissante et ludique où le contenant décide du menu.

C’est un vaste espace à Écublens où se fabriquaient jadis les friteuses Valentine. D’autres huiles fréquentent désormais ce lieu qui se transforme parfois en restaurant éphémère. Plongées dans une obscurité cosy et calculée, une trentaine de personnes réunies autour d’une table longue comme le cosmos nourrissent leur vis-à-vis en poussant des tacos dans un tube en verre. Juste après avoir dégusté une panna cotta aux crevettes et jus de carotte/gingembre en trempant dans cet appareil gélifié une résistance en aluminium préchauffé au look d’éprouvette.

À la table du futur. Le designer Raphaël Lutz.
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© Odile Meylan
Le designer Raphaël Lutz.

Créateur de la Designer’s Table, le designer Raphaël Lutz nous avait avertis : « Ce soir, on vous emmène dans l’espace. » On ne sait pas si les futurs voyages intersidéraux mettront la gastronomie à leur carte, mais cette expérience culinaire en fausse apesanteur est délicieusement sidérante.

Créatif hyperactif

« C’est la première fois qu’on s’impose une thématique, explique le Lausannois, tandis que derrière lui  tournent en boucle des extraits du film 2001, l’Odyssée de l’espace sur un écran géant. On ne cherche pas à réinventer la façon de manger. On change juste un petit détail qui va amener une manière inhabituelle de déguster un plat et donc une nouvelle gestuelle. » Comme lorsque pour avaler le Trou Normand – un sorbet basilic, concombre et citron vert – il faut aspirer la glace qui fond à travers l’orifice d’une cornue en verre soufflé, mais revisitée façon science-fiction.

« J’ai grandi dans la restauration, reprend le designer qui a baptisé son espace Hyperactiv à l’allemande, parce que se sont mes origines et que j’en suis très fier. Et aussi parce que je fais de mon hyperactivité une qualité. » Tout comme son lieu a été pensé pour être multifonctionnel. Raphaël Lutz prévoit d’y accueillir des expositions d’art et de design et de l’ouvrir à la recherche et au développement, mais aussi à l’éducation dans le domaine de l’alimentation. Au fond de l’ancienne usine, un parc d’imprimantes 3D et de Computer Numerical Control (CNC) peut ainsi sortir en fin de journée un prototype imaginé sur papier le matin même.

À la table du futur. Un tube à tacos qui nécessite que les convives fassent glisser la nourriture d’une extrémité à l’autre.
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© Noé Cotter
Un tube à tacos qui nécessite que les convives fassent glisser la nourriture d’une extrémité à l’autre.

En 2017, le restaurant de Crissier invite ce diplômé de l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL) à dessiner le plat de présentation des Bocuse d’Or, concours international de cuisine auquel son sous-chef participe.

« Pendant six mois, j’ai conçu des objets de table. La Suisse n’a rien gagné, mais fort de cette expérience, moi qui suis fils de restaurateur et qui adore cuisiner, je me suis dit qu’ouvrir une table d’hôte serait une bonne idée. » Mais une table d’un genre particulier où le designer ferait office à la fois de créateur et de Monsieur Loyal. « Vous êtes à la table du designer, vous pouvez lui parler, lui poser toutes les questions que vous voulez. Enfant, observer les gens en train de manger me fascinait. Mon job aujourd’hui consiste à faire en sorte qu’une personne échange avec un objet. Là, l’interaction se déroule entre l’humain et son repas. J’ai donc dessiné de la vaisselle expérimentale que j’ai fait fabriquer par des artisans de la région.»

Nouvelles nourritures

Quatre saisons de la Designer’s Table plus tard, cette gastronomie interactive qui présage la nourriture du futur commence à sortir des frontières helvétiques. « J’ai été invité à présenter mon projet à Copenhague, le guide Gault&Millau m’a demandé de devenir leur Food Design Expert. En tant qu’innovateur, je réfléchis à ce que nous mangerons dans dix, quinze ou vingt ans.

Consommerons-nous encore de la viande ? Ou des shakers hyperprotéinés ? Ce qui est sûr, c’est que nous allons au-devant de nouveaux paradigmes dans l’alimentation. Ici, nous nous trouvons dans une région où un nombre important de start-up liées à l’alimentation se sont installées. Comme Julien Gaillard, qui nous a rejoints en 2018 et qui dirigeait l’innovation chez Nestlé, d’anciens technologues alimentaires ont quitté les multinationales où ils travaillaient pour monter leur propre structure, bien plus en phase avec leur vision. Je pense aux poudres à base d’algues d’Alver. Ou à Kitro qui lutte contre le gaspillage en cuisine grâce à une caméra et des capteurs capables de peser les déchets et de proposer des recettes pour les apprêter. »

À la table du futur. Raphaël Lutz réinvente la manière de manger.
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© Noé Cotter
Avec son nouvel art de la table, le designer Raphaël Lutz réinvente la manière de manger.

Depuis deux ans, Raphaël Lutz travaille aussi avec Kelly Montandon, chef de cuisine au parcours atypique, passée des labos de la criminologie aux fourneaux d’Anne-Sophie Pic à Lausanne après des études à l’école Ferrandi à Paris. Désormais chef à domicile, elle met au défi ses talents culinaires avec l’équipe d’Hyperactiv. Car ici, et contrairement à la cuisine traditionnelle où le contenu tient le premier rôle, c’est le contenant qui décide de tout. « Cela dit, je dois être impliquée dès le départ pour éviter de partir dans tous les sens, explique-t-elle. Raphaël et Julien viennent avec leurs idées que je dois parfois ramener à la réalité concrète de mon métier. Je ne dirais pas que c’est une contrainte, mais plutôt de l’adaptation. Pour la panna cotta servie en amuse-bouche, j’ai multiplié les tests pour trouver le point de gélification idéal afin que que lorsqu’on plonge l’objet dans la substance elle fonde parfaitement. J’aime ce genre de défi s qui m’obligent à sortir de ma zone de confort. »

« Chez Hyperactiv, nous faisons du design prospectif, continue Raphaël Lutz. À la fi n du repas, les gens remplissent un questionnaire de satisfaction qui concerne aussi bien la cuisine et les objets que l’expérience. Il est important de savoir ce qui fonctionne ou pas. J’insiste beaucoup pour que les gens se lâchent, donnent leur avis même si c’est désagréable à lire. » Jusqu’à présent, 82 % des participants ont plébiscité ces agapes dont les plats qui sont servis sont composés en fonction des objets avec lesquels on les consomme. La forme presque avant le fond.

À la table du futur. La chef Kelly Montandon.
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© Julien Gaillard
La chef Kelly Montandon doit composer ses plats en fonction des objets dessinés par Raphaël Lutz.

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