N° 139 - Automne

La loi du marché

Quelques supergaleries exposent et vendent aux quatre coins du monde les artistes, morts et vivants, qu’elles défendent. Puissantes et désirables, elles s’affrontent pour assouvir leurs appétits insatiables et ceux de leurs collectionneurs.

Quelques cactus émeraude couvent un œuf rose. En fond, la mer turquoise. Somnolente sous un feuillage, une créature anthracite, gloutonne les éclats de lumière qui rebondissent sur elle. L’air brûlant vibre autour de deux tentacules d’acier rouillé. Une araignée haute comme une maison tient de jolis enfants entre ses pattes acérées. Papas et mamans prennent des rafales de photos de leur progéniture qui découvre l’art contemporain en jouant sous l’insecte géant.

« Spider », l’araignée de Louise Bourgeois.
x
(The Easton Foundation/VAGA at ARS, NY and DACS, London 2021. Photo: Jean Marie Hosatte)
« Spider », l’araignée de Louise Bourgeois qui accueille les visiteurs de la galerie Hauser & Wirth sur l’île de Minorque.

L’ART DE VENDRE

L’œuf rose est un Autostat, une sculpture en plaque d’acier de Franz West, de 1996. La créature de bronze, c’est le Père Ubu tel que Miro l’a imaginé en 1974. Les tentacules ont été pliés par Eduardo Chillida qui a intitulé son œuvre : Elogio del Vacio. Louise Bourgeois a soudé et poli l’araignée qui monte la garde devant la porte des salles d’exposition du complexe inauguré en 2021 par les galeristes zurichois Ursula Hauser et Iwan et Manuela Wirth, sur Illa del Rei, minuscule caillou, posé devant le port de Mahon, à Minorque. « L’art, explique Iwan Wirth, ne doit plus être réservé aux très rares individus qui ont les moyens d’en acheter. Il doit être fait pour la société tout entière. Les galeries se doivent d’être autre chose que des points de vente. Ce qui nous passionne, c’est de faire émerger de nouveaux publics, de les élargir. »

Illa del Rei, ce n’est pas vraiment une galerie d’art : on n’y vend aucune des œuvres exposées. Ce n’est pas tout à fait un musée, non plus. C’est une « galerie-institution » un lieu « avec une intention muséale forte » où le plus large public possible est invité à venir au contact des œuvres et de ceux qui les créent.

La direction des lieux a été confiée à Mar Rescalvo Pons. Cette ancienne directrice de l’Orchestre Symphonique des Baléares a la mission d’organiser le fonctionnement quotidien du centre. « Tout est fait pour que le public, même celui qui se sent le plus hermétique à l’art contemporain, ait l’opportunité de vivre un moment inoubliable. Venir jusqu’ici, en bateau, ne coûte que quelques euros. L’accès aux salles d’exposition est libre. Le public et les associations peuvent participer gratuitement à des ateliers de création animés par les plus talentueux artistes. Ici, tout est à la fois exceptionnel et disponible. Rien ne doit sembler réservé à ces ’élites’ qui impressionnent tant les gens. »

La création d’Illa del Rei s’insère dans un mouvement de fond qui transforme l’art de vendre de l’art, auquel même les collectionneurs parfois si soucieux d’entretenir un lien exclusif avec leurs œuvres et « leurs » artistes ne se montrent pas hostiles. « On a quitté nos tours d’ivoire, explique le galeriste Thaddaeus Ropac. Je crois au grand public. Les collectionneurs veulent faire partie d’un mouvement, d’une dynamique. Il n’est plus vrai qu’ils veulent fréquenter des endroits cachés pour acheter des choses que personne d’autre qu’eux ne verra. L’art doit être au centre d’un débat auquel beaucoup de collectionneurs veulent participer. »

En février 2022, Gagosian inaugurait une nouvelle galerie à Gstaad.
x
(Annik Wetter)
En février 2022, Gagosian inaugurait une nouvelle galerie à Gstaad. Elle s’ajoute aux vingt autres espaces d’exposition que possède le marchand américain à travers le monde.

POUVOIR DE CONSÉCRATION

En se faisant connaître et reconnaître par le public, les galeristes espèrent retrouver, intact, leur pouvoir de consécration des artistes. Depuis les années 60, ce privilège leur avait été ravi par les conservateurs qui avaient la possibilité d’accueillir des œuvres monumentales dans leurs musées. À partir des années 90, les marchands contre-attaquent en ouvrant des espaces toujours plus vastes, toujours plus nombreux (Gagosian possède 21 galeries à travers le monde, Hauser & Wirth, 15, Pace, 9, David Zwirner, 7 et Thaddaeus Ropac, 6) et toujours plus somptueux. Bienvenue dans l’ère des supergaleries. Le sociologue Alain Quemin, spécialiste de l’art contemporain, estime qu’aujourd’hui, « au niveau le plus élevé de la notoriété, celui de la consécration, il existe une certaine disjonction entre les deux sphères, le marché ayant nettement renforcé son impact par rapport aux institutions… Le marché s’est imposé comme pôle de création de la valeur. »

L’ancien hôpital naval sur Illa del Rei.
x
(Jean Marie Hosatte)
L’ancien hôpital naval sur Illa del Rei a été transformé en espace d’art contemporain par les galeristes zurichois Hauser & Wirth.

MOYENS DÉMESURÉS

« Il est impossible de suivre un artiste, de faire une carrière si les musées ne font pas partie du tableau. Ils donnent toujours le sceau d’approbation final. Collectionneurs et galeries sont importants au début », continue Thaddaeus Ropac pour qui les institutions ont encore un rôle à jouer dans sa vision du monde de l’art. Cette reconquête par les galeries du pouvoir de désignation des élus a été facilitée par le fait que la critique ne joue plus qu’un rôle mineur dans la définition de la qualité d’une œuvre, de la puissance ou de l’originalité d’un créateur.

Les galeristes entendent exercer avec raison leur pouvoir presque absolu d’organiser la trajectoire des artistes vers la célébrité. Pour cela, ils se sont lancés dans une politique de recrutement de professionnels qui ont fait leurs carrières dans les musées et les institutions. En venant travailler pour les galeries, ces transfuges disposent de moyens financiers, d’espaces et de réseaux qu’ils ne trouvent plus que très rarement dans la sphère publique.

En contrepartie, les nouveaux venus dans le monde des galeries apportent une « respectabilité », une « légitimité académique » que leurs employeurs s’attachent à mettre en scène à travers des expositions aux ambitions et à la qualité que peu de musées peuvent égaler. « Aujourd’hui, les institutions sont placées dans une situation inconfortable face à l’explosion des moyens dont disposent les plus grandes galeries, reprend Alain Quemin. La concurrence ne joue plus forcément en leur faveur. Qu’il s’agisse de Gagosian, Hauser & Wirth, Zwirner, Ropac, Almine Rech les expositions que proposent ces enseignes peuvent rivaliser avec les meilleurs musées que ce soit par les surfaces investies, par les scénographies ou par les œuvres présentées. Certaines parviennent facilement à réunir les trois. »

Ce processus de « muséification » correspond, selon le spécialiste du marketing de l’art contemporain, Magnus Resch, à une évolution en profondeur du marché. « Aujourd’hui, tous les collectionneurs veulent acheter des pièces qui pourraient être présentées dans des musées. Donc, les galeristes s’offrent des espaces qui ressemblent à ces derniers. »

C’est dans le quartier de Chelsea, l’épicentre new-yorkais du marché de l’art contemporain depuis les années 60, que cette évolution a produit ses effets les plus spectaculaires. Les espaces ouverts entre 2018 et 2020 par Marlborough, Hauser & Wirth, Zwirner et Pace affichent des surfaces respectives de 1’400, 3’200, 4’500 et 7’000 mètres carrés. Mais les efforts déployés par les galeristes pour occuper tout le champ de l’art contemporain, de l’excellence académique à la performance économique, sont ralentis par une pénurie d’artistes. « Le marché manque de gros bras capables de satisfaire la demande », observe ainsi le critique d’art Jerry Saltz.

x
(Jean Marie Hosatte)
Valentina Volchkova, directrice de Pace Gallery à Genève.

SANG FRAIS

Les galeristes compensent, en partie, cette carence en tirant de l’oubli des artistes injustement traités par le marché. Ce processus de redécouverte offre une seconde chance à des créateurs âgés ou décédés qui n’ont eu ni la notoriété ni la cote que leur talent aurait dû leur apporter. « À l’époque, on trouvait ça ringard d’exposer des artistes disparus. Aujourd’hui, tout le monde veut son artiste mort », observe le galeriste Christophe Gaillard, qui s’est fait une spécialité de sauver de l’anonymat quelques avant-gardistes des années 60 comme Michel Journiac, Daniel Pommereulle ou Tetsumi Kudo. Sans négliger pour autant les vivants et les jeunes. Le marchand parisien expose quelques nouveaux venus dont il est convaincu que la cote va grimper à mesure que leur personnalité et leur talent vont s’affirmer.

Toutes les galeries importantes parient sur la jeunesse. Des presque débutants dans leur carrière se voient ainsi offrir des contrats mirobolants. Le jeu en vaut la chandelle. Le marché manque tant de producteurs d’œuvres intéressantes que le processus de reconnaissance et d’appréciation des plus prometteurs a été raccourci à l’extrême. Quelques-uns obtiennent au bout de quelques années ce que d’autres ne recevaient qu’au bout de toute une vie. À peine trentenaire, l’artiste Avery Singer a ainsi eu le choix d’être représentée par Larry Gagosian, David Zwirner ou Hauser & Wirth. C’est cette dernière galerie que la très jeune artiste a rejointe. Ses œuvres se négocient déjà autour du million de dollars, mais sa collaboration avec la supergalerie zurichoise annonce déjà un emballement de ses prix. Les galeries sont constamment à l’affût des nouveaux venus talentueux qu’ils pourront intégrer à leurs écuries. Si elles ont repris la main aux institutions, elles sont aussi mises sous pression par les artistes les plus convoités qui peuvent imposer leurs exigences sans grande crainte de se les voir refusées.

Valentina Volchkova dirige la représentation genevoise de Pace Gallery, après avoir eu les mêmes responsabilités à Paris puis à Londres. Elle confirme que la création d’un lien puissant et durable entre les artistes est vitale pour tous les grands acteurs du marché de l’art contemporain. « C’est la condition même de la pérennité d’une galerie. Un galeriste qui réussit est celui que ’ses’ artistes ne quittent pas. C’est le cas d’Arne Glimcher, le fondateur de Pace. Aujourd’hui, si les grandes galeries inaugurent de nouveaux espaces, elles sont moins motivées par le souci de tenir leur rang face à la concurrence que par le désir de préserver une relation forte avec des artistes qui attendent que nous leur offrions une visibilité mondiale. Quand Pace a ouvert une galerie à Paris, l’enthousiasme de l’artiste japonais Yoshitomo Nara pour cette ville a beaucoup compté dans notre décision. Et, si nous envisageons de nous implanter en Afrique, c’est parce que nos artistes veulent être vus et reconnus sur ce continent qui les inspire tant. »

Les galeries qui ne peuvent pas suivre le rythme imposé tant par la concurrence que par les artistes perdent leurs chances d’attirer à elles ou de retenir les créateurs les plus recherchés par les collectionneurs. Jeff Koons n’a pas hésité à mettre un terme à sa collaboration avec Larry Gagosian et David Zwirner pour passer chez Pace qui lui paraissait plus dynamique, après les inaugurations d’un nouvel espace à Séoul et de son gigantesque flagship de Chelsea.

x
(Archives Simon Hantaï/ADAGP, Paris)
Simon Hantaï installe une de ses œuvres au CAPC de Bordeaux en 1981. La succession de l’artiste français est gérée par le galeriste américain Larry Gagosian.

L’ARGENT DE L’AU-DELÀ

Pour exorciser leurs craintes, autant celle d’être abandonnés que celle d’une pénurie de sang frais, les galeristes recrutent donc beaucoup dans l’au-delà. La course aux estates, c’est-à-dire aux successions d’artistes décédés, a commencé il y a une dizaine d’années, juste après la crise financière de 2008. « Pour se sortir de cette mauvaise passe, explique Michael Shnayerson, dans son livre Boom, Mad Money, Mega dealers and the rise of contemporary art, les marchands ont commencé à s’écharper pour se réserver le plus d’artistes modernes et contemporains, célèbres et morts. Parce qu’ils présentaient évidemment moins de risques que les vivants. L’avenir financier du monde de l’art se trouve là, dans le business des successions et il promet d’être fabuleusement lucratif. » Hauser & Wirth a été la première à voir dans ces estates un formidable potentiel de développement. La galerie affiche son ambition en prenant le contrôle des successions de Louise Bourgeois, Arshile Gorky, Philip Guston. Aujourd’hui, les œuvres de 36 artistes disparus sont gérées par les Zurichois. Et aucun de leurs confrères ne fait mieux, pour le moment. Pour autant, aucun ne songe à leur abandonner le monopole de leurs successions. La concurrence dans ce domaine est faite, selon Charlotte Herr, directrice d’Almine Rech, « de sollicitations de l’ombre, très confidentielles… ».

Pour silencieux et courtois qu’il soit le plus souvent, l’affrontement n’en est pas moins féroce. Arne Glimcher, le fondateur de Pace, a conquis les successions de Robert Rauschenberg et Willem de Kooning sur le territoire de Larry Gagosian. Lequel Gagosian, doyen des supergaleristes, a pris l’estate de Simon Hantaï à la galerie Jean Fournier qui lui a pourtant consacré 18 expositions personnelles et 18 expositions collectives entre 1955 et 2006. La force du lien tissé entre le galeriste et l’artiste pendant plus de cinquante ans n’a pas résisté longtemps, aux yeux des ayants droit, face à la puissance du marchand américain, qui dispose d’espaces d’exposition somptueux, partout dans le monde. En accordant à ce dernier la gestion de la succession de Simon Hantaï, son héritier s’offre la certitude « de donner une plus grande visibilité internationale » à l’œuvre de l’artiste disparu en 2006. Et donc de faire exploser sa cote.

Ce « mercato des défunts » devient, au fil des semaines, une chronique actualisée aussitôt qu’elle s’écrit tant se succèdent les épisodes de pertes et de conquêtes. Très logiquement, les successions les plus intéressantes et les plus rentables sont presque toutes raflées par les supergaleristes. Au sein de ce cercle très fermé, un étalage de puissance ne suffit pas à inciter les ayants droit à accorder une succession à l’un plutôt qu’à l’autre des très grands marchands. Pour se distinguer de leurs pairs, ceux-ci doivent apporter la garantie que l’œuvre qui leur est confiée recevra une place dans l’histoire de l’art. Le marché remplace ainsi les académies. C’est désormais aux galeristes qu’échoit la responsabilité d’expliquer, de promouvoir et d’exposer les œuvres dont ils deviennent les gardiens. Et d’en fixer les prix.

FAIRE DU BRUIT

« Dans le cadre d’une succession d’artiste, explique Marc Payot, président de Hauser & Wirth, vous devez faire avec un nombre déterminé d’œuvres, sans aucune nouvelle production. Pour que l’artiste conserve la place qui lui revient, il faut trouver les moyens de valoriser l’œuvre existant. Si vous perdez de vue cet objectif, il disparaît, quelle que soit son importance. Il faut faire du bruit à la place de celui qui n’est plus là. »

Pour le moment, le public n’a qu’à se féliciter de cet investissement aussi érudit que tonitruant. L’exposition – gratuite – des œuvres de Simon Hantaï organisée par Gagosian a été qualifiée par la critique de « spectaculaire, magistrale, muséale. » Des milliers de visiteurs se pressent au musée-parc créé par Eduardo Chillida près de Saint-Sébastien et que Hauser & Wirth a sauvé de la faillite en prenant la gestion de la succession de l’artiste. David Zwirner fait vivre sa collection d’artistes minimalistes et conceptuels en organisant des expositions qui sont le prétexte à la publication de magnifiques livres d’art. Pace rend accessibles les œuvres de Calder au grand public, de New York à Genève. Sur Illa del Rei, des milliers de visiteurs peuvent passer autant d’heures qu’ils le souhaitent au contact d’une exceptionnelle collection d’art contemporain. « Mourir, c’est la chose la plus embarrassante qui puisse vous arriver, disait Andy Warhol. Mourir, c’est vraiment gênant parce que vous êtes obligé de confier vos intérêts à quelqu’un d’autre que vous… »

Footnotes

Rubriques
Architecture

Continuer votre lecture