N° 147 - Été 2025

La philosophie dans le jardin

De tout temps, les penseurs ont réfléchi sur ce carré de terre que l’on bichonne. Cet espace à la fois hors du monde et complétement dedans, qui permet à l’humain de déconnecter et se retrouver seul avec lui-même.

Le jardin comme inspiration majeure pour les philosophes. Comment aurait-il pu en être autrement, lui qui a dès le début de l’aventure représenté le lieu supposé du paradis terrestre (Éden) ? Lui dont la mythologie grecque s’est ensuite chargée d’entretenir la symbolique, avec son Jardin des Hespérides habité par des nymphes et ses pommes d’or qui conféraient l’immortalité. L’histoire, peut-être la légende, en a, elle aussi, remis une couche avec les jardins suspendus de Babylone – bien qu’on soit toujours en quête d’une preuve physique de leur existence. Il n’y avait aucune chance que le jardin puisse échapper aux penseurs de tous horizons, et donc aux architectes. C’est même à se demander comment ces derniers ont pu le snober à ce point par le passé…

La fresque du jardin dans la villa de Livia.
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La fresque du jardin dans la villa de Livia, la demeure de l’épouse de l’empereur Auguste (63 av. J.-C. - 14 ap. J.-C.). Elle dépeint le jardin idéal de l’Antiquité romaine.

LE CALME D’ÉPICURE

Comment embrasser un sujet aussi riche ? Peut-être en commençant par ce qu’on connaît de plus ancien, avec le philosophe grec Épicure. Son jardin au nord d’Athènes, créé en 306 av. J.-C., était ouvert aux hommes, aux femmes, et même aux esclaves. Épicure voulait y enseigner les moyens de parvenir à l’ataraxie, sorte de tranquillité de l’âme, un état plutôt éloigné de l’adjectif « épicurien » qui a vu son sens légèrement dévoyé au fil des ans. Le jardin apparaissait comme un idéal pour cette ambition souvent vaine. La philosophe française Anne Cauquelin l’écrit ainsi dans L’Invention du Paysage (Éd. PUF) : « Le Jardin d’Épicure est une métaphore pour la sagesse d’une vie à l’abri des tempêtes du monde. Cet écart commande une clôture, presque un cloître – une cloison. »

Dans son sens physique : c’est un lieu de savoir-faire, réceptacle des échecs et de leurs enseignements, pour devenir fruit de la réussite des cycles naturels, lents et longs, et donc synonyme d’apaisement. C’est un espace de diversité et de cohabitation entre espèces végétales, presque le symbole d’une philosophie politico-humaniste. Dans la marche de l’univers, le jardin, c’est le lieu du temps suspendu, qui de fait valide son existence – comment abonder dans le sens des penseurs qui prétendent que le temps n’existe pas, alors que c’est lui qui sculpte l’environnement ? C’est l’éloge de la lenteur, de la patience, de la persévérance, des notions toutes temporelles.

Arne Næss.
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Arne Næss. Le philosophe norvégien possédait un jardin de 8 m² qui l’émerveillait et nourrissait sa pensée écologique.

PIED D’HOMME

Nous avons donc mille accès pour philosopher. Autre exemple : le jardin rend-il l’être humain plus noble qu’il ne l’est instinctivement ? C’est oui, pour Anne Cauquelin. « Le jardin est en effet l’image de ce qu’il y a de meilleur chez l’homme ; en y résidant, il devient semblable à ce qui l’enveloppe. Le rire, la douceur de la campagne provoquent le rire intime, la douceur du caractère. » Elle cite Horace (65 av. J.-C.-8 av. J.-C.) pour gommer tout concept d’horizon nécessaire dans ce monde presque parallèle. « Se mesurer chacun à son pied, voici le vrai », écrivait le poète romain. Pour permettre à Anne Cauquelin d’écrire à son tour : « Le jardiniste ne verra pas plus loin que son pied puisque pour lui, le soleil est bien de la largeur d’un pied d’homme. » Le jardin comme poste fixe, peut-être, mais aussi comme une invitation à tous les voyages immobiles.

Arne Næss, philosophe norvégien (1912-2009), amoureux des fjords de son pays natal qu’il visitait en solitaire, possédait un jardin de 8 m² qui l’émerveillait presque autant que les immenses falaises-mâchoires de l’Atlantique Nord. « Il y a une sorte d’égalité de statut entre les organismes. On comprend alors les écosystèmes et on se représente soi-même comme faisant partie de ces derniers. Observer, c’est s’approfondir soi-même et prendre soin de la planète. » Très conscient du caractère utopiste de sa démarche écologiste, il dira, dans un sourire timide : « C’est le privilège des petits pays que de pouvoir dire : le monde devrait être comme ceci ou comme cela. » Il encourageait également les gens à « penser comme une montagne », selon le précepte taoïste. Et à défaut d’y arriver : penser sur 8 m2, au sol…

FABRIQUER SON JARDIN

Le jardin, c’est la légèreté de la rêverie, l’emplacement parfait pour ne rien faire, ou plutôt : ne rien faire pour ensuite mieux faire, tant les idées et inspirations découlent de l’abandon plus que de l’acharnement. C’est là-bas qu’on essaiera de dénicher ce luxe tel un scotch double face : le silence, de plus en plus délicat à installer, couplé à la solitude, la vraie, déconnectée des écrans et des moyens de communication. Et c’est là que le cliché « jardin secret » prend toute sa dimension.

Le philosophe français Michel Onfray, dans un cours dispensé à l’Université populaire de Caen, a ainsi repensé Épicure dans le cadre du XXIe siècle. « Il s’agit aujourd’hui de fabriquer un jardin pas forcément sédentaire ou géographiquement repérable, mais plutôt de fabriquer un jardin virtuel autour de soi, partout où on est, sans lieu nécessaire. Le construire partout où on se trouve, questionner les plaisirs, la jubilation, les désirs et leur réduction, faire comme si nous vivions sans cesse sous le regard d’Épicure. Car le génie d’Épicure ne réside pas forcément dans son œuvre écrite. De la grandeur dans les lettres, les sentences et les maximes, oui, mais il me semble que son génie est peut-être dans la vie philosophique qu’il a permis à l’époque, et aussi aujourd’hui. » Que du bonheur dans le jardin, encore plus que dans le pré ? Ce serait bien trop simple, et il ne faut jamais sous-estimer les ravages potentiels du sublime.

Michel Houellebecq n’est pas philosophe à proprement parler, mais certains de ses paragraphes invitent aux plus grandes réflexions. Se mettant en scène lui-même dans La Carte et le Territoire, il justifie ainsi son départ d’Irlande pour redevenir citadin en France : « Au printemps, c’est insupportable, les couchers de soleil sont interminables et magnifiques, c’est comme une espèce de putain d’opéra, il y sans arrêt de nouvelles couleurs, de nouvelles lueurs, j’ai essayé une fois de rester ici tout le printemps et l’été et j’ai cru mourir, chaque soir j’étais au bord du suicide avec cette nuit qui ne tombait jamais. » Quelle représentation de l’éphémère, de l’extase qui ne peut pas durer, de la descente inévitable vers le moins bien !

Le jardin-paysage, la nature à l’état brut, sans contrôle ni altération, c’est la beauté la plus douloureuse qui soit, parfois si dure à encaisser. On s’en aperçoit quand il faut décider de quitter son jardin magique. Quel est le moment le plus propice ? Ce n’est jamais le bon, jamais, les regrets et la mélancolie affleurent à grande vitesse, à chaque départ.

Friedrich Nietzsche songea un temps à devenir jardinier à Leipzig.
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Ici peint en 1894, Friedrich Nietzsche songea un temps à devenir jardinier à Leipzig. Au bout de trois semaines, il abandonna.

NIETZSCHE HORTICULTEUR

Il peut aussi arriver qu’on veuille le fabriquer soi-même, et c’est là que la catastrophe guette. Friedrich Nietzsche a voulu devenir horticulteur après avoir démissionné de son poste à l’Université de Bâle en 1879. « J’ai besoin d’un vrai travail qui exige du temps et provoque la fatigue sans tension mentale », écrivit-il à sa mère, dans un besoin fort compréhensible de s’échapper de l’épuisement intellectuel. Il a donc loué un jardin attenant à une vieille bâtisse à Naumburg, près de Leipzig. Mais au bout de trois semaines, son mal de dos et ses problèmes de vue l’ont empêché de tailler les arbres et de ramasser les feuilles mortes d’octobre. Il a renoncé…Le jardin est absent des dictionnaires de philosophie, et pourtant, il est fondamental selon Michel Onfray : « Comment peut-on vivre hors du monde dans le monde ? Le jardin résout cette aporie et permet de dire comment il faut s’y prendre. »

Michel Foucault l’avait dit autrement avant lui : « Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde, et puis c’est la totalité du monde. » Fuir n’importe où et courir le monde pour espérer mieux vivre ? Une pulsion tôt ou tard vouée à l’échec, car on s’emmène soi-même en voyage, toujours, et on n’est jamais vraiment ailleurs. Le jardin est encore plus attirant qu’une terre promise, car c’est une place qu’on choisit soi-même, virtuelle ou physique, et qu’on peut garder secrète à loisir. Et on l’a tous, devant nous ou en nous, même quand on croit l’ignorer. Anne Cauquelin le formule ainsi : « Car il existe bien un savoir non su, ce que nous ne savons pas savoir de ce que nous savons… »

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