N° 130 - Automne 2019

L’argent appauvrit les sentiments et ruine les carrières

Le freinage de la hausse des prix prive les salariés du plus gratifiant de leurs plaisirs : la demande d’augmentation, qui est au travailleur ce que le comice agricole est au bovidé, c’est-à-dire l’occasion de savoir ce qu’il vaut. Je me souviens avec émotion de l’époque où l’on voyait ses émoluments progresser de semestre en semestre. Ainsi, ceux qui ne bénéficiaient d’aucun avancement pouvaient-ils croire néanmoins qu’on reconnaissait leurs mérites. La découverte de sa feuille de paie où ne figurait pas encore le montant de charges patronales dont le citoyen-contribuable se soucie comme de sa première période d’essai réchauffait son enthousiasme en même temps qu’elle l’assurait qu’il marchait du même pas que la conjoncture économique. Certes, le pouvoir d’achat avait toujours quelques semaines, voire quelques mois, de retard sur l’érosion monétaire et le ciel ne s’éclaircissait jamais sans que la ligne d’horizon de la prospérité recule. Mais la carotte était là, porteuse d’espoirs théoriques et de rattrapages concrets qui pouvaient aller jusqu’à 10% l’an. Dans les entreprises, on ne rencontrait personne qui pouvait se plaindre de ne pas toucher plus qu’à ses débuts.

En ce temps-là, deux fois par an, en juin et en décembre, on demandait donc rendez-vous au PDG ou au chef du personnel. Puis on patientait. D’abord, dans l’attente d’une date ; ensuite, dans le couloir en compagnie de la plupart de ses collègues. L’entrevue était brève mais satisfaisante. Quand on en ressortait, on ne pouvait plus se lamenter sur la cherté de la vie. Parallèlement, notre vocabulaire s’est, lui aussi, appauvri. Le beau mot d’indexation est passé du langage courant au jargon des vieilles lunes. Naguère, à chaque retour des grandes vacances, les salles de rédaction bruissaient des calculs effectués à haute voix afin de réactualiser l’indemnité kilométrique. Les notes de frais suivaient le mouvement et prenaient rituellement en compte la progression des tarifs du sandwich au jambon pour les reporters débutants ou du lièvre à la royale pour les caciques de l’interview, qui ne s’entretenaient jamais avec un ministre sans avoir convié aussi une jolie femme dans un trois-étoiles. Les voluptés du capitalisme n’étaient pas encore refusées aux épargnants médiocres sans qu’ils deviennent plus riches pour autant. On plaçait son argent au taux du marché et il rapportait 1% par mois. Certains officiers ministériels poussaient la générosité jusqu’à allouer 20% aux vieux clients que n’effrayait pas l’usure. Les économies les plus modestes doublaient tous les huit ans. Les comptes en banque grossissaient en même temps que leurs détenteurs. Bonne fille, la Bourse distribuait des actions gratuites et payait des coupons. La pierre produisait, sans qu’il fut besoin de mobiliser des bulldozers, des plus-values mécaniques. Les fabricants d’étiquettes faisaient des affaires en or tandis que, dans les arrière-boutiques, des apprentis à belle écriture modifiaient chaque mois les prix. La consommation et la croissance cavalaient de concert. Des politiciens, comme l’excellent Raymond Barre, conseillaient de s’engager sur la voie inconnue de la stabilisation afin, prétendaient-ils, de lutter contre un chômage qui devait en réalité s’envoler tandis que diminuaient les dépenses des ménages.

MAGOUILLES, TRIPOTAGES ET COMPAGNIE

Hélas ! l’argent facile et les bénéfices galopants ne vont pas sans rançon. Si le XVIIIe siècle demeure celui des Lumières, on peut appréhender que, dans les manuels d’histoire, le XXe siècle ne soit répertorié que comme celui des tripotages, magouilles et prévarications. Jamais les notables n’ont été autant éclaboussés par la fange concussionnaire. Aucun patrimoine n’est plus examiné à la loupe sans qu’en filigrane de quelques vieux vélos et d’un cabanon familial, on y découvre un riad à Marrakech et une villa à Saint-Martin. Jamais les intérêts ne se sont davantage croisés au détriment de la loi et de la morale. Jamais l’appât du gain n’a fait courir plus vite les pros du suffrage universel hors du droit chemin. Bref, jamais l’argent n’a autant perverti les valeurs qu’on enseignait à l’école, appauvri les sentiments et ruiné les carrières. À croire que, dans certains milieux qui ne rassemblent pas les contemporains les plus défavorisés, la malhonnêteté fait partie des avantages acquis.

Il en est toutefois de la prévarication comme du cancer. On doit, avant toute chose, se demander si le mal était moins répandu hier ou si le diagnostic est plus fréquent aujourd’hui. L’informatique a amélioré l’inspection des comptes à la même allure que l’échographie l’examen des corps. Aucun détournement de fonds publics n’échappe à la vigilance des vérificateurs. Et si certaines magouilles jouissent d’une longue impunité, c’est parce que les contrôleurs négligent parfois d’étudier les documents livrés par des machines dont ils oublient qu’elles ont été programmées pour leur précision mais pas pour leur vertu. On l’a bien vu avec les pertes abyssales du Crédit Lyonnais, établissement qui refusait un découvert de 1’000 euros à un cadre en difficulté mais qui prêtait sans garantie des milliards aux escrocs. Or, les responsables de ce laxisme se sont vu offrir qui une confortable retraite, qui une spectaculaire promotion.

On traque mieux les culpabilités politiciennes. D’abord, on a pris conscience que les titulaires d’un mandat électif touchaient en fin de mois des chèques trop modestes au regard des intérêts suspendus à leur paraphe. Ensuite, on s’est avisé qu’il n’y avait pas plus de corrompus sans corrupteurs que d’enrichissements sans préméditations. Les corrompus acceptent ou quémandent une part d’un pactole immobilier subordonné au bon vouloir des administrateurs locaux. Les corrupteurs ne font jamais de petits cadeaux sans s’être versé de gros dividendes. Enfin, les parlementaires sont soumis – surtout depuis qu’ils ont dû renoncer à la défiscalisation de leurs indemnités – au désolant paradoxe que connaissent la plupart de nos compatriotes : un pouvoir d’achat de plus en plus rogné par les impôts et un besoin non moins croissant de confort. Dans le monde des affaires, la situation est aussi menaçante, car l’invention de l’abus de biens sociaux aide à coincer les dirigeants qui, invitant des clients au restaurant, ont omis de soustraire de l’addition la sole meunière servie à l’épouse qu’ils n’ont pas voulu laisser à la maison.

DE MOINS EN MOINS SEULS DANS NOS POCHES.

Philippe Bouvard, journaliste et écrivain

Le pire est que, de quelque façon qu’on les ait remplies, on est de moins en moins seul dans ses poches au fond desquelles se bousculent les organisateurs de galas donnés au bénéfice des organisateurs de galas dans le besoin ; les dirigeants d’associations caritatives convaincus que charité bien ordonnée commence par soi-même ; les assureurs sur la vie qui ne pensent qu’à gagner la leur ; les conseillers fiscaux si habiles qu’on débourse le minimum pendant trois ans et le maximum durant le reste de son existence ; les marchands d’autographes qui proposent une lettre de Confucius félicitant Hergé pour son album intitulé Le Lotus bleu ; l’agent immobilier prêt à garantir la vue sur mer si on passe ses journées juché sur la commode.

Le bon côté de cette suspicion permanente et légitime réside dans la satisfaction éprouvée en constatant que mes craintes ne sont pas fondées quand un contrat n’est pas léonin, lorsqu’un investissement rapporte un peu plus que le taux d’inflation et quand les commerçants modèrent leurs exigences parce qu’ils ont compris qu’une seule culbute permettait de duper plusieurs fois le même client. Tout désagrément qui devait normalement se produire avec des billets de banque dépourvus de traçabilité où ne figurent jamais les moyens employés pour se les procurer

Footnotes

Rubriques
Chroniques

Continuer votre lecture