N° 125 - Printemps 2018

Quel avenir pour la personne humaine ?

Un contexte paradoxal

Le contexte actuel est d’autant plus paradoxal que nous pensions, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, qu’une page allait définitivement se tourner, que le décompte cumulé des morts de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, à savoir environ 70 millions de morts, devait calmer à tout jamais les désirs belliqueux. Nous avions mis un grand espoir dans la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 10  décembre 1948. Elle devait être là comme une réponse définitive à ce cri profond de l’humanité : « Plus jamais cela, plus jamais la guerre, plus jamais tant de morts ! » Nous espérions que la Déclaration universelle des droits de l’homme allait suffire pour protéger à l’avenir la dignité de la personne humaine. Septante ans plus tard, nous devons constater que même s’il n’y a plus de guerre mondiale, il y a la guerre un peu partout, ce que le pape François appelle « la guerre morcelée ». Un rapide tour d’horizon géopolitique suffit à nous en convaincre. Chose encore plus déconcertante : la Déclaration universelle des droits de l’homme s’est elle-même égarée. En effet, nous pouvions légitimement espérer que les Droits de l’homme étaient affirmés en faveur de la vie et seulement de la vie, et nous devons malheureusement constater aujourd’hui que l’avortement, l’euthanasie, le suicide assisté et d’autres manières de donner la mort sont de-venues normales et semblent même être assumées par l’esprit et parfois par la lettre des Droits de l’homme. Bref, septante ans après, la guerre continue et la mort violente aussi, même si c’est sous d’autres formes et selon d’autres modalités.

S’IL N’Y A PLUS DE GUERRE MONDIALE, IL Y A LA GUERRE UN PEU PARTOUT.

L’impasse individualiste des Droits de l’homme

Manifestement, les Droits de l’homme sont dans une impasse, celle de l’individualisme. Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont plus compris comme exprimant et protégeant à la fois la dignité fondamentale de toute personne humaine et un projet cohérent de vie en société, ce qui passe par un ensemble de droits et de devoirs que chacun doit respecter. Les Droits de l’homme ont en effet été réduits à l’expression de droits individuels d’autant plus revendicatifs qu’ils sont affranchis des devoirs corrélatifs. Le pape François a insisté, dans son discours au Parlement européen à Strasbourg le 25 novembre 2014, sur le danger que constitue la réduction des Droits de l’homme à des droits purement individuels : « Promouvoir la dignité de la personne signifie reconnaître qu’elle possède des droits inaliénables dont elle ne peut être privée au gré de certains, et encore moins au bénéfice d’intérêts économiques. Mais il convient de faire attention pour ne pas tomber dans des équivoques qui peuvent naître d’un malentendu sur le concept de droits humains et de leur abus paradoxal. Il y a en effet aujourd’hui la tendance à une revendication toujours plus grande des droits individuels, qui cache une conception de la personne humaine détachée de tout contexte social et anthropologique, presque comme une ‹ monade › (μονάς), toujours plus insensible aux autres ‹ monades › présentes autour de soi. Au concept de droit, celui – aussi essentiel et complémentaire – de devoir ne semble plus associé, de sorte qu’on finit par affirmer les droits individuels sans tenir compte que tout être humain est lié à un contexte social dans lequel ses droits et devoirs sont connexes à ceux des autres et au bien commun de la société elle-même. » Le pape François pointe là le risque encouru par une société dans laquelle les droits individuels sont revendiqués pour eux-mêmes et dans une mentalité purement égoïste, sans assumer les devoirs qui vont avec, ni rechercher le bien commun. Une société fondée sur cette compréhension des droits individuels est une société qui prend de grands risques : perdre de vue peu à peu la dignité fondamentale de la personne humaine, voir dans le concret les droits des uns s’exprimer au dé-triment des droits des autres, se diviser au point d’être mise à feu et à sang.

Les impasses de demain

Au-delà de cela, d’autres dangers se font jour et se révèlent comme les défis que la personne humaine devra relever si elle ne veut pas que son identité la plus profonde soit broyée. Ces dangers sont le véganisme et le transhumanisme.

Le véganisme

Le véganisme commence à être connu par ses habitudes alimentaires restrictives qui sont fondées en fait sur l’idée qu’aucun vivant ne peut être mangé. C’est la partie visible de l’iceberg. Au fond, le véganisme est un anti-spécisme, c’est-à-dire un courant philosophique qui ne reconnaît plus l’existence de différentes espèces, mais plus qu’une seule : le vivant. Tout vivant, du moustique à la personne humaine, appartient donc à la même et unique espèce. Le véganisme revendique l’égale dignité de tous les vivants : la personne humaine et le moustique ont la même dignité. En conséquence, la personne humaine n’est plus reconnue dans sa spécificité, mais à l’inverse elle est diluée dans l’unique espèce qu’est le vivant. Avec le véganisme, mouvement très présent sur les réseaux sociaux et qui se structure de manière fortement communautariste, la personne humaine disparaît dans le grand tout du vivant.

Le transhumanisme

Fondamentalement, le transhumanisme, qui veut parvnir, par la technologie, à augmenter l’homme afin qu’il puisse vaincre la mort, est un matérialisme. Il ne voit dans la personne humaine qu’une matière, qu’un corps. Il ne reconnaît en elle ni la dimension de l’âme, à savoir ses facultés que sont la raison et la volonté, ni la dimension de l’esprit, qui est cette fine pointe de l’âme ouverte à la transcendance et donc à la relation à Dieu, ni même la dimension psychologique. Le transhumanisme, comme idéologie matérialiste, se contente de considérer l’être humain comme une matière modifiable, améliorable, augmentable, transformable par la technologie, en particulier par les nanobiotechnologies et par l’intelligence artificielle. Dès lors, la personne humaine n’est plus protégée dans son identité et dans son intégrité, elle devient une réalité manipulable et, ultimement, « machinable » par autrui. La tendance qui pousse à la robotisation de l’homme et à l’humanisation du robot crée une confusion de plus en plus profonde sur l’identité même de la personne humaine.

Au fond, quel est le danger et que faire ?

Dans ce contexte où d’une part le moustique et d’autre part le robot tendront toujours plus à être présentés comme égaux à la personne humaine, surgit ce mouvement large et diffus, et ô combien dangereux, de dilution du concept de personne humaine. Face à cette situation particulièrement difficile pour la personne humaine, la tentation consisterait à se laisser submerger par l’inquiétude et par le découragement. En fait, il s’agit de relever le défi de poser un regard neuf sur la personne humaine : la regarder à l’œil nu, et non plus à travers les microscopes les plus puissants, afin de contempler ce qui lui donne ce caractère tout à fait unique, ce qui fait sa grandeur, sa noblesse, sa beauté intérieure.

La spécificité de la personne humaine

Le regard à l’œil nu posé sur la personne humaine donne de contempler trois dimensions fondamentales qui font sa spécificité à la fois par rapport à tout autre être vivant non humain et par rapport au robot le plus sophistiqué : sa rationalité, sa liberté d’action, sa relation aux autres.

La rationalité

La rationalité est le propre de la personne humaine. En effet, seule la personne humaine est capable de rationalité, c’est-à-dire d’avoir une pensée, donc de réfléchir, de concevoir, d’imaginer, de chercher et de trouver un sens, de se rapporter au bien et au mal, d’exprimer sa réflexion par la parole. La rationalité peut être en devenir au début de la vie ou être diminuée à la fin de la vie, cela ne l’empêche pas d’être le propre de la personne humaine. L’animal, de son côté, ne pense pas : il ne se pose pas la question de l’origine de l’Univers. L’animal ne vit que de son instinct. De même une machine, un robot, ne pense pas : on n’a jamais vu un robot chercher le sens de ce qu’il fait. Un robot ne fonctionne que par sa programmation.

La personne humaine se distingue des autres êtres vivants et des robots d’abord par sa rationalité et ensuite par sa capacité d’agir d’une manière tout à fait propre.

La liberté d’action

En effet, la personne humaine est douée de liberté dans son agir. Cela la distingue de l’animal qui adopte certains comportements, mais en réaction face à un environnement : l’animal n’agit pas, il ne fait que réagir. La machine et le robot n’agissent pas non plus. Ils se contentent de fonctionner. Seul l’homme qui est un être doué de rationalité, et donc de liberté, agit au sens propre. Sa liberté lui donne de pouvoir prendre des risques, avoir des initiatives, agir par lui-même, assumer des responsabilités. Il est vrai que cette liberté peut être altérée, par exemple en raison d’une maladie psychique, mais cela n’enlève rien au fait que la liberté appartient en propre à la personne humaine.

Avec la rationalité et la liberté d’action, il y a aussi la relation aux autres.

La relation aux autres

Quand on conçoit l’homme comme un simple individu, on le conçoit en faisant abstraction de ses relations à autrui. L’homme est alors un en-soi fermé sur lui-même, alors que, dans la réalité, l’homme vit en relation avec d’autres hommes. Mais quand on conçoit l’homme comme une personne, on inclut, dans le regard que l’on porte sur lui, le tissu de relations concrètes dans lequel il se trouve inséré. Cette composante de la relation est pour ainsi dire dans l’ADN historique du terme même de personne : la personne, dans le théâtre antique, était le rôle bien identifié joué par un acteur, le masque qu’il porte et qui le fait reconnaître comme jouant un personnage précis. Or la personne comme acteur de théâtre n’est pas seule sur scène : il y a plusieurs acteurs, plusieurs rôles, qui racontent une histoire ayant cohérence et unité. Autant dire qu’il appartient à l’être même de la personne de ne pas être seule sur scène, mais d’agir de manière coordonnée avec d’autres personnes.

Si ces trois dimensions – rationalité, liberté d’action et relation aux autres – démontrent bien l’impertinence de l’individualisme et du véganisme, elles ne suffiront pas à démontrer celle du transhumanisme, contre lequel il faudra oser affirmer et assumer la vulnérabilité de la personne humaine.

LE MOUSTIQUE ET LE ROBOT TENDRONT TOUJOURS PLUS À ÊTRE PRÉSENTÉS COMME ÉGAUX À LA PERSONNE HUMAINE.

Le défi de la vulnérabilité

Nos contemporains sont tentés par le déni de la vulnérabilité, car ils la perçoivent comme une réalité négative, qu’il faut faire disparaître. Le transhumanisme veut s’y employer. Pour lutter contre ce déni de notre société et contre la réponse technologique que le transhumanisme veut y apporter, il est nécessaire de revenir à ce qui fait le cœur de la vie humaine, à savoir l’amour. La personne humaine ne pourra pas vivre sans aimer et sans être aimée, et la vulnérabilité est indispensable à l’amour. En effet, si quelqu’un était parfait – heureusement ce n’est pas possible –, il pourrait être admiré, mais pas aimé vraiment, car il n’aurait besoin de rien ni de personne, et donc ne pourrait rien recevoir de celui qui voudrait pourtant l’aimer. Sans vulnérabilité, plus d’amour ; sans amour, la personne humaine n’aura plus de raison d’être et de vivre. Poser un regard à l’œil nu sur la personne humaine et faire en sorte que ce regard devienne contagieux est le défi à relever pour que la spécificité de la personne humaine soit encore reconnue dans notre société à l’avenir. Notre monde est dès lors contraint de devenir plus profondément humain, au risque de devenir inhumain.

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