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Piet Oudolf Field - Hauser & Wirth, Durslade Farm, Bruton, Somerset (7th September 2016)
N° 134 - Printemps 2021

Piet Oudolf, ou l’émotion du paysage

Aussi généreux que modeste, aussi heureux de concevoir le jardin public d’un hôpital que celui d’une résidence privée, le célèbre paysagiste néerlandais essaime depuis trente ans ses créations extraordinaires dans le monde entier.

Piet Oudolf est partout : à New York bien sûr (avec la High Line mais aussi le Battery Park), à Pensthorpe en Grande-Bretagne, à Toronto au Canada, à Utrecht aux Pays-Bas, bientôt à Detroit et à Weil am Rhein sur le campus de Vitra, et depuis longtemps déjà à Chicago et dans le Somerset anglais… Autant de créations végétales qui ont radicalement changé l’expérience de l’espace public et révolutionné l’idée même de la végétation en milieu urbain. Avant d’être des jardins, les aménagements de Piet Oudolf sont autant de paysages dont la force réside dans l’émotion qu’ils procurent et qu’ils font ressentir avant de donner à voir.

Âgé de 76 ans, l’homme vit depuis plus de trente ans dans la campagne d’Hummelo, aux Pays-Bas, où il a ouvert avec Anja, son épouse et sa principale collaboratrice, une pépinière de plantes vivaces qui, si elles demandent un entretien constant, peuvent vivre plusieurs années, résister aux écarts de températures en hiver comme en été, et surtout, changer de forme, de couleur et de floraison au fi l des mois. « Lorsque je commence un jardin, j’ai l’idée, j’ai le plan, j’ai les outils », racontait récemment Piet Oudolf à la chaîne publique américaine PBS. Je fais la liste des plantes que je peux utiliser en fonction des conditions climatiques, comme une palette de peintre que je crée avant de commencer à travailler. » Ces formes et ces couleurs, Oudolf les associe comme autant de dessins précisément choisis et implantés, dont les compositions spontanées et sauvages d’herbes et de plantes vivaces se calculent sur de nombreuses années.

Le paysagiste Piet Oudolf. Le Lurie Garden de Chicago.
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© Courtesy Jo ana Kubiak / Lurie Garden, 2020
Première commande publique de Piet Oudolf sur le sol américain, le Lurie Garden de Chicago a été conçu comme un modèle urbain d’horticulture responsable.

Paysagiste superstar

Pour Piet Oudolf, un jardin ne meurt jamais. Il change simplement de forme, de texture et de couleur. Ses compositions extravagantes placent toujours l’humain au centre, avec des plantes qui, au gré des saisons, fleurissent, se fanent, se réduisent au strict minimum sculptural avant de refleurir à des rythmes qui ajoutent à la variété des jardins. Chaque jour d’un jardin est différent, chaque jour d’un jardin est un émerveillement : l’infini d’une peinture vivante qui grandit et se décompose, qui change et qui dépérit, qui évolue et qui revit.

Preuve que Piet Oudolf est désormais une superstar, certaines de ses créations vont jusqu’à porter son nom : le Oudolf Garden Detroit aux États-Unis ou le Jardin Oudolf chez Vitra (deux réalisations en cours dont l’inauguration est programmée pour l’été 2021), le Oudolf Field sur le site Hauser & Wirth Somerset en Grande-Bretagne… C’est d’ailleurs après avoir conçu le jardin temporaire du pavillon de Peter Zumthor pour la Serpentine Gallery de Londres, en 2011, que Piet Oudolf fut approché par Iwan Wirth. Le galeriste zurichois lui laissait alors carte blanche pour les espaces verts du centre d’art qu’il comptait ouvrir en 2014 dans la campagne anglaise. Une proposition que Oudolf considère comme l’un de ses plus grands succès : un paysage dans le paysage, comme la pièce d’une maison au sein d’un environnement plus large qui permet aux visiteurs d’apprécier, en pleine nature, une forme d’intimité. Celle d’un jardin qui traverse toutes les saisons et dont le plus beau moment advient en fi n d’été, lorsque la nature se met généralement en jachère et se prépare pour l’année suivante.

Le paysagiste Piet Oudolf. Oudolf Garden Detroit.
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© Courtesy Piet Oudolf, 2019-2020
Piet Oudolf dessine toujours à l’avance l’implantation de ses jardins, comme ici pour son Oudolf Garden Detroit, dont la finalisation est prévue pour l’été 2021.

Dans le Somerset, des arrangements d’herbe d’un vert vif sont parsemés de plantes vivaces plus sombres et se poursuivent par des étendues de bleu, de rouge, de violets, de roses, de rouille et d’or, avant de s’achever sur une prairie de sporoboles (l’herbe la plus sauvage qui soit). Vu dans sa totalité, le projet végétal ressemble bel et bien aux croquis préparatoires du paysagiste et à son idée de palette d’artiste. Soigneusement modelée et plantée, la création fait écho à la tradition des jardins classiques, mais la variété des espèces et la combinaison des plantes créent du jeu, adoucissant la formalité de son apparence. Les 26’000 plants qui composent l’ensemble ont été choisis pour leur aspect graphique comme pour leur robustesse : à la fin de l’été, les hampes florales se dessèchent en silhouettes austères, composant avec le gel et le ciel feutré de l’hiver des paysages épurés et mélancoliques. Des plantes qui ont terminé leur cycle de croissance et commencé à dépérir, mais qui conservent une structure et une beauté qui leur sont propres, même si elles dérivent vers leur mort annuelle. Chaque printemps, tout est coupé et tout repousse.

Pour Oudolf, les plantes sont comme les gens : dotées d’une âme, d’une personnalité, d’une apparence unique. Ce sont ces distinctions, rassemblées dans des compositions très précises, qui donnent des lieux aussi sensuels qu’équilibrés, comme sur une scène de théâtre où chacune joue son rôle. Lorsqu’on pénètre dans le Lurie Garden de Chicago ou la High Line de New York, on comprend très vite qu’il ne s’agit pas plus de jardins cultivés traditionnellement que de prairies d’herbes folles laissées aux caprices de forces naturelles, mais plutôt de paysages soigneusement composés et aménagés qui évoquent le passé écologique d’un site, célèbrent les meilleurs attributs de la nature et s’appuient sur un certain nombre de principes esthétiques immédiatement reconnaissables.

Labyrinthe végétal

C’est bien au cœur des villes, à New York comme à Detroit, à Londres comme à Hamm, que le travail de Piet Oudolf est le plus marquant. D’abord, parce que le contraste avec l’environnement construit se fait beaucoup plus visible, et surtout parce que ses projets – même s’il travaille régulièrement sur des commandes privées – se situent dans des contextes publics où ils sont vus et appréciés par tous. Ce que souhaite le paysagiste, c’est que les gens se perdent dans ses jardins plutôt que de simplement les traverser. C’est ainsi qu’il a peu à peu développé un système de petits passages tout en circonvolutions et absence de focale. D’un point à un autre, les perspectives sont différentes et placent le visiteur face à des choix : à droite, à gauche, en face, par un détour… Une structure que l’on retrouve même dans la High Line, pourtant construite sur une voie ferroviaire et dont la ligne de fuite ceinturée de gratte-ciels est ainsi particulièrement prononcée.

Le paysagiste Piet Oudolf. Wirth Somerset en Grande-Bretagne.
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© Courtesy Hauser & Wirth Gallery
Pour le galeriste zurichois Iwan Wirth, le paysagiste néerlandais a conçu un jardin dans le Somerset anglais qu’il considère comme l’un de ses plus grands succès.

Jamais le réensauvagement de nos villes n’est apparu plus urgent qu’en 2020, avec la nécessité de considérer une bonne fois pour toutes nos parcs et jardins comme faisant partie intégrante du tissu urbain au lieu de n’en être que d’aimables extensions. C’est ainsi que le Lurie Garden de Chicago, niché entre l’Art Institute et l’énorme Cloud Gate d’Anish Kapoor, ce haricot de métal poli devenu l’un des symboles de la Windy City, a été conçu par Oudolf afin d’offrir un maximum d’avantages à la faune et de servir de modèle pour la gestion des espaces verts de la ville : absence de pesticides chimiques, construction de ruches, introduction d’espèces animales variées… Situé dans le célèbre Millenium Park de la ville, le Lurie Garden évoque une prairie dont les points de vue sur les buildings environnants sont spectaculaires. Son projet le plus récent, à Detroit, est parti d’un mouvement populaire.

En 2016, un groupe d’habitants adressait au paysagiste néerlandais une véritable « lettre d’amour », à laquelle il répondait par un projet destiné à enchanter Belle Isle, un parc populaire situé au beau milieu de la rivière de la ville. Constitués en association, ces habitants sont parvenus à lever plus de 4 millions de dollars pour créer le jardin et en garantir la pérennité et la survie sur le long terme de la végétation. Il est ainsi possible, afin d’aider à la finalisation du jardin, qui suit d’ailleurs son cours malgré la crise sanitaire actuelle, de parrainer financièrement les plantes choisies. « Ce qu’on plante dans un jardin, c’est la promesse d’un futur, un futur qu’il faut guider », explique le paysagiste à propos de son projet à Detroit. « Avec un jardin, on fait l’expérience de la naissance, de la vie et de la mort. C’est aussi ce qui nous arrive. Nous naissons, nous vivons, nous mourons. Un jardin suit le processus de notre propre vie mais en se déroulant sur quatre saisons et en recommençant ensuite. C’est là toute sa force, celle de nous offrir 70, peut-être 80 cycles de vie… » Reste à savoir comment travailler sur des éléments qu’on ne verra peut-être pas pousser. Quel héritage laisse-t-on derrière soi lorsque chaque jardin se compose de dizaines de milliers de plantes en constante évolution ? « Un jardin n’est pas une œuvre autonome, conclut Piet Oudolf. Je dirais même que mes projets les plus réussis ont en fait été réalisés par les jardiniers qui s’en sont occupés. »

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