N° 147 - Été 2025

Aux confins de la terre

À 50 ans, Max Núñez Bancalari est l’un des architectes chiliens les plus inventifs de sa génération. Son œuvre est étroitement liée à la géographie et à la géologie de son pays natal.

Les ecolodges Ramatidas et Chituca.
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(Roland Halbe)
En 2023, l’architecte chilien créait pour le groupe Explora des cabanes loin du monde. Situés en Bolivie, à Jirira, Ramatidas et Chituca, ces ecolodges facilement démontables ont un impact quasi nul sur l’écosystème.

Le Chili est un pays d’une beauté spectaculaire qui s’étend sur près de 6500 kilomètres le long de la côte occidentale de l’Amérique du Sud, d’Arica, près de la frontière péruvienne, au nord, à Punta Arenas, en Patagonie, au sud. Le Chili compte de nombreux architectes de réputation internationale, dont Alejandro Aravena, lauréat du prix Pritzker 2016. De dix ans son cadet, Max Núñez Bancalari, fils d’architecte, est né en 1976 à Santiago et a étudié à l’Universidad Católica de Chile avant d’obtenir un diplôme d’architecture à l’université Columbia de New York. Il a cofondé dRN Arquitectos avec Nicolás del Rio en 2005 et sa propre agence en 2011 à Santiago. Bien qu’il se soit volontairement abstenu de développer un style spécifique, il explique dans quelle mesure son travail est lié aux conditions particulières de son pays natal.

Museo Regional de Atacama (MUSEAT)
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(Roland Halbe)
La passerelle qui relie les deux ailes du Museo Regional de Atacama (MUSEAT) à Copiapó au Chili.

ENTRE TENTE ET GROTTE

L’un de ses premiers projets à grande échelle, le Museo Regional de Atacama (MUSEAT, Copiapó, 2014) est consacré aux œuvres et aux habitants de cette région désertique du nord. Il est habillé de blocs d’argile perforés et de terre cuite qui évoquent le paysage. Il conçoit actuellement la bibliothèque publique de Valdivia, ville de 150’000 habitants située à 850 kilomètres au sud de Santiago. Son projet, lauréat d’un concours, vise à reconnecter la ville à la rivière Calle Calle en soulevant le volume principal du sol et en créant une « place de la zone humide » sur les deux tiers du site disponible de 6628 m2. Cet espace protégé doit servir de lieu de rencontre pour « la culture, l’eau, la nature fluviale de la ville et l’activité urbaine ». Son aménagement paysager comprend des espèces végétales typiques de la région.

L’ecolodge Explora.
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(Roland Halbe)
L’ecolodge Explora et ses cabanes installées au bord du lac salé Uyuni, à Jirira en Bolivie.

Núñez a réalisé de nombreuses maisons individuelles, chacune dans un style et un mode quelque peu différents. Sa Catenary House (Puertecillo, 2019) de 210 m2 a été construite sur un site en pente face à l’océan Pacifique, à 180  kilomètres au sud-ouest de Santiago. Il décrit son projet, en partie constitué d’une structure légère de caténaire haubanée, comme une conjonction entre une tente (espace public) et une grotte (espace privé). « Les dualités en jeu dans le projet, le jour et la nuit, la vie sociale et la vie intime, le fermé et l’ouvert, le lourd et le léger, la grotte et la tente, sont résolues sans autre articulation architecturale, explique-t-il. Ces mondes opposés sont placés en contraste, côte à côte, sans déguisement ni chevauchement formel. Ce sont deux créatures architecturales indépendantes qui fonctionnent comme un tout du seul fait de leur proximité. »

GÉOMÉTRIE FLUIDE

La Casa Ochoalcubo (Los Vilos, région de Coquimbo, 2021) est située à 225  kilomètres au nord-ouest de Santiago, sur la côte pacifique du Chili. Elle fait partie du projet Ochoalcubo/Ochoquebradas, dans le cadre duquel huit architectes chiliens et huit architectes japonais ont été invités à concevoir une série de 16  maisons. Les lauréats du prix Pritzker, Ryue Nishizawa (SANAA) et Alejandro Aravena (Elemental), avaient déjà réalisé des villas de cette série. Comme les maisons précédentes, la Casa Ochoalcubo offre une vue remarquable sur l’océan. Max Núñez explique que la juxtaposition des différentes courbes qu’il a utilisées crée un bord irrégulier qui offre différentes vues et situations, brouillant la transition entre l’intérieur et l’extérieur. Cette géométrie « fluide » établit des relations impossibles à plusieurs échelles : avec le paysage et les contours ondulés de la bordure côtière, ainsi qu’avec les coquilles de mollusques bivalves trouvées sur le rivage, auxquelles la maison emprunte sa forme.

Vue aérienne du MUSEAT.
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(Roland Halbe)
Vue aérienne du MUSEAT.

LAC SALÉ

L’une des réalisations les plus récentes et les plus spectaculaires de Max Núñez est une série de trois hôtels construits près du Salar d’Uyuni, la plus grande étendue saline du monde, qui couvre une superficie de 10’000  kilomètres carrés à une altitude de 3656 mètres. Ces pavillons, achevés en 2023 pour le groupe latino-américain Explora, sont situés en Bolivie à Ramatidas, Chituca et Jirira, sur les anciennes rives d’un lac qui recouvrait la région il y a environ 40’000 ans. Il faut environ trois heures de route pour se rendre d’un endroit à l’autre.

Les abris ont été construits selon une méthode mise au point par l’architecte. « Ils sont tous différents, mais utilisent le même système de préfabrication et un nombre limité de pièces, détaille Max Núñez. L’idée de disperser le programme des hôtels dans des bâtiments plus petits permettait d’éviter une construction à grande échelle dans le paysage, cela afin de préserver le site. Ce schéma, qui oblige de passer d’un bâtiment à l’autre par l’extérieur, sert également à permettre aux visiteurs de profiter pleinement de ces endroits exceptionnels. »

La Casa Ocho Quebradas.
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(Roland Halbe)
La Casa Ocho Quebradas à Los Vitos et sa vue imprenable sur l’océan.

HÔTELS RESPONSABLES

De couleur ocre, la structure de Ramatidas se présente sous la forme de trois rectangles métalliques sur des supports fins, l’un contenant les chambres d’hôtes et l’autre un généreux espace commun, le troisième étant réservé aux services. C’est également la configuration de Jirira, mais à Chituca, seuls deux pavillons ont été construits la zone de services se trouvant à l’intérieur de maisons en pierre préexistantes, à côté des nouvelles structures. L’architecte a utilisé une construction modulaire en acier qui peut être démontée presque sans laisser de traces. Les intérieurs sont en bois bolivien. « Le cahier des charges du projet était très restreint : le budget et le temps imparti pour sa conception et sa construction étaient extrêmement limités », reprend l’architecte. Le résultat est une construction « super légère conçue comme un modèle réversible », qui peut être transportée sur un camion et assemblée avec des joints boulonnés, à l’aide d’une petite grue.

Max Núñez Bancalari
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(Roland Halbe)
Max Núñez Bancalari

Pensez-vous qu’il y a quelque chose d’unique dans l’architecture contemporaine chilienne? Dans votre façon de voir les choses par rapport aux Européens par exemple ?

Étant né à Santiago, je pense que l’architecture chilienne est façonnée par des conditions géographiques et géologiques uniques. Le Chili est l’un des pays les plus actifs sur le plan sismique en raison de sa situation sur la ceinture de feu du Pacifique. Des tremblements de terre majeurs d’une magnitude de 8 ou plus se produisent environ tous les 10 à 25 ans, ce qui a un impact profond sur l’environnement bâti.

Au cours des temps géologiques, cette activité sismique a donné naissance à la cordillère des Andes, l’élément le plus marquant du paysage chilien. Toutefois, sur une période beaucoup plus courte, elle a entraîné la destruction répétée de villes et de bâtiments, tous les 25 à 50 ans environ.

LA GÉOLOGIE DU CHILI INFLUENCE NOTRE ARCHITECTURE

Max Núñez Bancalari, architecte

Ce cycle constant de reconstruction empêche le développement d’un patrimoine architectural de longue durée, comme c’est le cas en Europe, où les structures peuvent subsister pendant des siècles.

Par conséquent, l’architecture chilienne doit être hautement adaptable, résiliente et innovante. Plutôt que de se concentrer sur la permanence, les architectes chiliens donnent souvent la priorité à la flexibilité, à l’intégrité structurelle et à l’intégration dans un paysage dynamique. Cette réalité influence notre façon de voir et d’aborder l’architecture, ce qui la distingue de la perspective européenne, où la continuité historique joue un rôle plus dominant.

Il semble que le Chili ait donné naissance à un grand nombre d’architectes talentueux et originaux. Quelles en sont les raisons ?

La géographie et le paysage du Chili sont essentiels, comme je l’ai mentionné, mais il y a aussi un aspect culturel et économique important. Il est étroitement lié à une longue tradition d’architectes modernes, dont beaucoup restent relativement peu connus en dehors du pays. Je pense à des figures comme Emilio Duhart (1917-2006), Fernando Castillo Velasco (1918-2013), et Christian De Groote (1931-2013), pour n’en citer que quelques-unes. Cet héritage architectural a été préservé et renforcé par l’école d’architecture de l’Universidad Católica, où la plupart des grands architectes chiliens ont étudié. Outre cette base culturelle, la croissance économique et la modernisation du Chili au tournant du siècle dernier ont joué un rôle clé dans le façonnement du paysage architectural du pays. Cette période a offert de nouvelles possibilités d’innovation et de développement, contribuant ainsi à la spécificité architecturale du Chili.

Les chambres de l’ecolodge de Jirira.
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(Roland Halbe)
Les chambres de l’ecolodge de Jirira donnent toutes sur le volcan Tunupa.

Vous avez étudié à New York et à Milan. Cela a-t-il changé votre point de vue, ou a-t-il plutôt servi à confirmer votre choix d’orientation ?

Lorsque j’ai étudié à Milan, c’était la première fois que j’allais en Europe. J’ai été profondément impressionné, et je le suis toujours, par la qualité des bâtiments milanais et par la beauté et l’uniformité de son centre-ville. Les œuvres de Caccia Dominioni, Moretti, BBPR, Asnago Vender et Mangiarotti ont exercé une influence durable. Plus tard, j’ai vécu à New York pendant mes études à l’Université de Columbia. À l’image de la ville elle-même, le programme de Master était incroyablement diversifié, avec des étudiants originaires de plus de 40 pays. C’était un environnement idéal pour échanger et remettre en question les idées architecturales. Cette expérience a été comme une thérapie psychanalytique. Elle a profondément changé mon point de vue, non pas tant en termes formels, mais en ce qui concerne la compréhension de la véritable « radicalité » d’un projet architectural.

AU CHILI, DES TREMBLEMENTS DE TERRE MAJEURS SE PRODUISENT TOUS LES 10 À 25 ANS. CE QUI A UN IMPACT PROFOND SUR L’ENVIRONNEMENT BÂTI.

Max Núñez Bancalari, architecte

Les hôtels Explora que vous avez conçus en Bolivie sont situés dans des endroits très isolés. Comment voyez-vous votre responsabilité vis-à-vis de ce vaste environnet naturel, parfois presque intact ? Le client recherchait-il le type de présence lumineuse que vous avez créée, ou s’agissait-il plutôt de votre propre idée ?

J’ai proposé cette construction légère, entièrement préfabriquée, pour minimiser son emprise sur le paysage, en particulier au sol. Ces structures peuvent être facilement démontées et déplacées, en laissant une trace minimale derrière elles. Cette approche a une justification environnementale claire, mettant l’accent sur un impact minimal, mais elle a également une origine moins évidente, qui remonte à la nouvelle constitution bolivienne, rédigée sous la présidence d’Evo Morales. Sous sa direction, les communautés indigènes andines se sont vu accorder la pleine propriété et le contrôle de leurs terres ancestrales, ce qui a rendu instables les accords commerciaux formels avec les investisseurs étrangers. Étant donné qu’il n’existe pas de règle de droit établie pour garantir les contrats à long terme, ces accords restent fragiles. Bien qu’Explora travaille en étroite collaboration avec les communautés locales et que toutes les personnes impliquées dans l’opération soient des locaux, l’entreprise a reconnu que, compte tenu de l’incertitude du cadre juridique, il était stratégique de disposer d’une structure pouvant être facilement supprimée en cas de besoin.

Je crois qu’une façon responsable de conserver des endroits comme le lac salé d’Uyuni est d’offrir aux visiteurs une expérience à la fois consciente et informée, qui reconnaît cette culture locale millénaire antérieure à toute influence européenne, ainsi que la fragilité de l’écosystème de haute altitude. C’est précisément ce qu’Explora cherche à apporter, et le projet que nous avons développé, ainsi que sa légèreté, s’inscrit pleinement dans cette philosophie du voyage.

Le MUSEAT d’Atacama semble avoir une présence presque géologique, surtout vu du ciel. Ce bâtiment est-il d’une certaine manière plus proche de la terre et de la géographie que ce que l’on pourrait appeler une architecture moderne plus traditionnelle ?

C’est une interprétation juste, et c’est ce que le bâtiment vise à traduire. Sa conception répond aux conditions extrêmes du désert d’Atacama, où le rayonnement solaire est intense et l’eau rare. Inspiré par la morphologie des fissures et des ravins du désert, le musée est conçu comme un volume solide, fissuré par des fentes irrégulières qui permettent à la lumière et à l’air de pénétrer, créant ainsi un environnement intérieur habitable. La palette ocre et terracotta des matériaux fait le lien avec le bâtiment aux couleurs de la géographie voisine de la vallée de Copiapó. En même temps, cette qualité pierreuse est une référence directe à la richesse minérale caractéristique de la région d’Atacama.

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