N° 128 - Printemps 2019

Les deux féminismes

Y a-t-il, au sein de l’humanité, des clivages essentiels qui sépareraient, voire opposeraient les hommes et les femmes non seulement sur le plan biologique, mais aussi politique, psychologique, intellectuel et même moral ?

Vieille comme le monde, jadis tarte à la crème de tous les machismes, la question tend sans cesse davantage aujourd’hui à être investie par certains courants féministes qui postulent l’existence de « valeurs féminines » spécifiques qui s’opposeraient à des « valeurs masculines » et qui, le cas échéant, seraient susceptibles de modifier, voire de renouveler la vie publique dès lors que les femmes y auraient, grâce à l’intervention de politiques de discrimination positive, une place enfin plus égalitaire.

C’EST DANS UN DÉTERMINISME NATUREL INTANGIBLE QUE LES DIFFÉRENCES SERAIENT INSCRITES.

Depuis les années 1950, deux grands courants du féminisme n’ont cessé de se déchirer sur ces questions. Le premier, inauguré en France par Simone de Beauvoir à partir des thèses de l’existentialisme, mais presque absent aux États-Unis, est encore aujourd’hui défendu par Élisabeth Badinter ou la philosophe Catherine Kintzler. Universaliste et républicain, il est radicalement hostile aux politiques de quotas, donc à tout ce qui ressemble à la discrimination positive et à la parité. Il tient que le propre de l’être humain en général, homme ou femme, c’est la liberté entendue comme la capacité à s’arracher aux déterminismes naturels, de s’évader des particularismes et des communautarismes afin d’élargir l’horizon en direction de l’universel.

Pour ce féminisme-là, la femme est donc, selon la formule bien connue, « un Homme comme les autres », et il n’y a pas plus de « politique féminine » que de mathématiques ou de physique sexuée ! Bien qu’il existe des différences biologiques évidentes entre hommes et femmes, le propre des sociétés modernes est de les reléguer au second plan dès qu’il s’agit de politique, de science ou de morale, les différences de fait ne devant surtout pas s’inscrire au niveau du droit, ni être considérées comme le signe d’un inéluctable destin.

Ce n’est pas parce qu’elles enfantent que les femmes seraient vouées de toute éternité à être confinées dans la vie domestique et à l’éducation des enfants, ni parce qu’ils sont physiquement plus forts que les hommes doivent occuper seuls l’espace public ou manquer de douceur avec les plus faibles. Comme l’écrit Simone de Beauvoir dans le Deuxième Sexe en s’interrogeant sur les conditions dans lesquelles l’émancipation des femmes pourrait avoir lieu, un tel « problème n’aurait aucun sens si nous supposions que pèse sur la femme un destin physiologique, psychologique ou économique ». Comme le souligne Élisabeth Badinter dans une perspective analogue, « la sacro-sainte nature est aujourd’hui manipulée, modifiée et défiée au gré de nos désirs ».

De là un féminisme humaniste (il refuse de confondre humanité et biologie animale), égalitariste (les femmes ne sont pas plus rivées que les hommes aux déterminations de la nature), et républicain (c’est en s’arrachant à la sphère des déterminations particulières de la nature en général que l’on s’élève à l’universel de la culture, de la politique et de l’éthique). Le second courant, dominant aux États-Unis, insiste au contraire sur les différences irréductibles qui opposeraient par nature, donc de manière irrémédiable, les hommes et les femmes.

À l’inverse exact de ce que disent Beauvoir et Badinter, les femmes ne sont pas ici « des hommes comme les autres » mais des êtres « à part ». C’est en ce sens, par exemple, que dans un recueil d’articles publié à la fin des années 1990, et fort emblématique de ce second féminisme, L’alternative des valeurs féminines (chez Denoël – le titre est déjà tout un programme…), on pouvait lire ceci sous la plume d’une biologiste célèbre : « Les valeurs masculines se construisent autour de la performance, de l’efficacité, et parfois même du cynisme… N’oubliez pas que c’est le taux de testostérone des hommes qui détermine l’agressivité et la violence masculines et que ce taux ne baisse qu’après la cinquantaine lorsqu’ils ont leur carrière derrière eux. »

C’est donc dans un déterminisme naturel intangible que les différences seraient inscrites, comme y insiste encore l’une des « auteures » non sans céder à un réductionnisme qui enchantera certains machistes : « La femme tient un discours plus humain, fait de compassion, de solidarité, d’aide… Ce sont les femmes qui s’occupent des enfants, des malades et des agonisants… Les hommes et surtout les hommes politiques en sont incapables. » Rien que ce singulier (« La » femme, comme s’il n’y en avait qu’une, comme si c’étaient « toutes les mêmes »…) fait quelque peu froid dans le dos. Imaginons qu’on « singularise » de la même manière les communautés humaines (« l’Africain est joueur », « l’Arabe est fourbe », « Le Juif aime l’argent », etc.), et vous mesurerez combien ce singulier peut être insupportable. Le problème, qui plus est, c’est que ce féminisme-là risque fort de réjouir les machos les plus niais, ceux qui depuis toujours ne cessent d’affirmer qu’il existe un éternel féminin (eh oui, « toutes les mêmes », ici aussi…), fait de douceur et de compassion, que les femmes, plus intuitives et moins intellectuelles que les hommes, ont vocation à s’occuper des enfants, des infirmes et des vieux, et que ces données, inscrites dans leur nature depuis l’aube des temps, doivent trouver leur traduction dans l’organisation de la cité. Les images d’Épinal possèdent parfois, comme souvent les clichés, une petite part de vérité.

Mais cette dernière, pour autant qu’elle existe, s’explique aux yeux du premier féminisme tout autrement que ne le croit le féminisme naturaliste et différencialiste. Si l’on veut faire une petite place à l’idée de « valeurs féminines », mais si l’on veut comprendre aussi pourquoi de telles valeurs ne sont nullement réservées aux femmes et apprécier avec plus de nuances ce qu’elles pourraient apporter aujourd’hui à la vie publique, il faut procéder à l’inverse et se tourner davantage vers l’histoire que vers la nature. À commencer bien sûr par l’histoire de la vie privée puisque, pendant des siècles, voire des millénaires, elle se confond largement avec celle des femmes. C’est cette histoire, assurément, qui détient sur ce point la clef de nos fantasmes touchant la féminité.

Contre ces clichés séculaires selon lesquels il existerait des valeurs spécifiquement féminines, inaccessibles aux hommes, le féminisme républicain affirme que les hommes et les femmes font partie à égalité au genre humain, que les deux sexes n’appartiennent pas à des espèces différentes et irréconciliables, en quoi il reproche au féminisme différencialiste de tomber à pieds joints dans le panneau du sexisme qu’il prétendait combattre.

LES CLICHÉS DU FÉMINISME DIFFÉRENTIALISTE SONT EN RÉALITÉ MOINS INSULTANTS POUR LES HOMMES QUE POUR LES FEMMES.

On a seulement inversé les signes : ce qui était désobligeant chez les machos devient positif chez les féministes ! Autant d’objections marquées au coin du bon sens que nos féministes à l’américaine feraient bien de méditer. La vérité, selon le premier féministe, républicain et universaliste, c’est que les femmes sont évidemment capables d’entrer dans les mêmes valeurs que les hommes et réciproquement. L’évolution des sociétés démocratiques, de ces sociétés qui s’éloignent, justement, du dictât de la nature, nous le montre tous les jours. C’est bien sûr involontaire, mais les clichés du féminisme différentialiste qu’on vient d’évoquer sont en réalité moins insultants pour les hommes que pour les femmes qu’ils réduisent à nouveau à des êtres essentiellement « sensibles », « proches de la nature » et « doux ». On dira que la part du biologique existe, qu’elle est bien réelle et qu’on ne saurait l’occulter. Sans doute, mais que vient-elle faire en matière de morale, de science ou de politique ? Quelle est au juste sa place et comment pourrait-elle permettre d’affirmer que, de toute éternité, les femmes sont « comme ceci » et les hommes « comme cela » ? Comme si l’un et l’autre sexes ne pouvaient jamais ni se comprendre, ni échanger entre eux, ni s’élever ensemble ? Comme si la grandeur de la démocratie n’était pas de nous permettre aussi de nous écarter des déterminismes naturels ?

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