N° 140 - Printemps 2023

Le prestige du logement social

« Bas de gamme, cages à lapins, éloignés des centres-villes »... Les clichés sont tenaces au sujet des logements sociaux. Pour Philip Ursprung, professeur d’histoire de l’art et de l’architecture à l’École Polytechnique Fédérale de Zürich, les choses changent et les circonstances font que les mentalités et les architectes évoluent.

L’Europe de l’Ouest est aujourd’hui plongée dans une crise du logement qui ne ressemble à aucune de celles qu’elle a pu rencontrer par le passé. L’offre devient bien plus faible que la demande, pour des prix déments à la location. Elle est également bouleversée par de nouveaux mouvements : la pandémie a modifié les consciences et les priorités, et les centres-villes commencent à perdre de leur pouvoir d’attraction. Les politiques vont devoir rapidement s’adapter à cette nouvelle donne. Et le logement social évoluer, lui dont l’histoire est déjà bien tourmentée. Comment, et avec quels moyens ? Retour historique et projections à court terme avec Philip Ursprung, professeur d’histoire de l’art et de l’architecture à l’EPFZ.

Une famille devant un Plattenbau.
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(Picture alliance / ZB)
Une famille devant un Plattenbau, ces immeubles préfabriqués, fleurons de l’Allemagne démocratique de l’après-guerre.

Jusqu’où faut-il remonter pour identifier les débuts du logement social en Europe ?

À la phase d’industrialisation, au XIXe siècle, quand les propriétaires d’usines ont voulu bâtir des logements pour leurs ouvriers ou leurs mineurs. C’était une vraie forme de garantie de logement pour les employés, avec certains patrons très paternalistes qui voulaient créer une forme de communauté, avec de l’assurance et de la prévoyance. On peut donc appeler ça du « logement social », mais avec des modèles différents à l’intérieur de ce phénomène. D’autres industriels donnaient plutôt dans l’exploitation pure et simple, les ouvriers étaient tenus comme des esclaves et devaient en plus payer pour y habiter, en toute dépendance. Il existait donc tout un spectre, mais c’est là que ça a démarré.

Et dans le sens où on l’entend aujourd’hui ?

C’est un phénomène du XXe siècle souvent porté par des mouvements politiques, comme les partis socialistes à Vienne et à Berlin, capables de sortir des terrains du marché de la spéculation. On l’a beaucoup observé à Zurich aussi, où environ un quart des parcelles municipales ont pu être mises à disposition des communautés qui les utilisaient pour construire et entretenir des habitations sociales, à des tarifs bien plus avantageux que sur le marché classique. Un phénomène ensuite observable en France à l’échelle de l’État, et même aux États-Unis dans les années 60-70, quand ils ont essayé de garantir un équilibre social. Toutes ces politiques sont liées à une volonté de réforme technique et hygiénique, celle où l’État providence prend en charge le soutien des citoyens dans les domaines de la santé, de l’éducation et de l’habitat, dans un souci d’hygiène et de bien-être par l’air, la lumière, les plantes, etc.

La Cité Grand Parc à Bordeaux.
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(Philippe Ruault)
Les architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal réhabilitent d’anciens immeubles de logements sociaux. Ici, l’avant et l’après de leur projet de la Cité Grand Parc à Bordeaux.
La Cité Grand Parc à Bordeaux.
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(Philippe Ruault)
Les architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal réhabilitent d’anciens immeubles de logements sociaux. Ici, l’avant et l’après de leur projet de la Cité Grand Parc à Bordeaux.

La croyance générale veut que le logement social ait toujours été bas de gamme et très économe. C’est vraiment le cas, ou cela relève-t-il plus du cliché ?

Hélas oui, il a toujours été lié à des réductions et à une minimalisation de l’espace, que ce soient des terrains ou des hauteurs et largeurs dans les appartements. Sauf exception, il s’agit presque toujours de logements mal construits avec une économie de matières systématique. Le malaise éclate au grand jour aujourd’hui, car on voit bien que les constructions des années 60-70 ont été planifiées avec peu de considération pour le bien-être des gens, la qualité des matériaux et leur longévité. Sans même parler de l’aspect très monotone des bâtiments.

Les exceptions, justement. Malgré le manque de moyens, le logement social a-t-il pu représenter un terrain favorable aux expérimentations architecturales ?

Il existe effectivement des exemples très réussis. À Vienne, dans les années 20 et 30, on a construit des logements qui fonctionnent encore bien aujourd’hui, avec des espaces intérieurs de haute qualité (62% des 1,9  million de Viennois vivent dans une habitation à loyer modéré, ndlr). Dans les pays socialistes aussi : en Union soviétique, en RDA ou en Yougoslavie, on a porté beaucoup d’attention à la qualité urbanistique, aux relations entre le bâti et la nature. Notamment les Plattenbau, ces constructions à partir de béton préfabriqué tant décriées dans les années 90, mais aujourd’hui réhabilitées avec de l’isolation, l’ajout de balcons et une amélioration des espaces extérieurs. La majorité est facile d’accès, près des centres-villes, et marche tout à fait bien.

Comment le lien entre les architectes et le logement social a-t-il évolué au fil des décennies ?

Ils lui portaient peu d’intérêt au cours de la deuxième moitié du XXe siècle et délaissaient les appels d’offres au profit des grandes agences. Il y avait peu de liberté de manœuvre, pour un travail qui ne permettait ni de briller ni de se distinguer. Les architectes étaient plus attirés par des typologies spectaculaires tels les musées, les théâtres ou les villas individuelles. Aujourd’hui, on assiste à un véritable changement. On le voit en Suisse, par exemple, avec les habitations communautaires – même si ce n’est pas exactement du logement social au sens propre. Leurs grandes échelles communes et flexibles sont attrayantes pour les architectes, car elles permettent des expérimentations, comme les clusters, qui sont des solutions alternatives aux formes traditionnelles d’architecture pour les familles. Ceux qui s’impliquent dans ce type de projet peuvent maintenant y trouver un certain prestige social, voire une vraie reconnaissance sur la scène architecturale. Nous nous trouvons aussi à une époque où beaucoup d’habitations sociales de la première moitié du XXe siècle doivent être rénovées, une étape obligatoire après soixante ou quatre-vingts ans, donc ça devient intéressant. Et dernière chose : la crise financière de 2008, celle du climat, la prise de conscience de l’importance de l’économie cyclique, en plus de l’attention nécessaire à porter sur les inégalités sociales, font que je constate un changement de perspectives chez les architectes.

La tour de Bois-le-Prêtre à Paris.
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(Druot, Lacaton & Vassal)
Un autre projet du bureau Lacaton & Vassal, la tour de Bois-le-Prêtre à Paris. Faire renaître plutôt que démolir.
La tour de Bois-le-Prêtre à Paris.
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(Druot, Lacaton & Vassal)
Un autre projet du bureau Lacaton & Vassal, la tour de Bois-le-Prêtre à Paris. Faire renaître plutôt que démolir.

L’architecte arrive souvent en bout de chaîne, une fois toutes les décisions prises. A-t-il un nouveau rôle à jouer à l’avenir, par davantage de lobbying, par exemple ?

Il a déjà de grandes possibilités sur le plan symbolique : il crée des images, des mots, du narratif qui peuvent influencer les politiciens et les investisseurs, les amener à changer de point de vue. Pendant longtemps, on a dit stop à l’utopie et oui au pragmatisme, en oubliant combien les utopies des années 20 avaient contribué au changement de perspective de la société. Dans les années 60 et 80 notamment, les architectes étaient considérés pour ce qu’ils avaient construit, et non pour ce qu’ils n’avaient pas construit. Ce rôle n’est plus assez assumé, mais là aussi ça change un peu : les idées, alternatives, réflexions critiques et propositions prennent plus d’importance.

On a aussi souvent accusé les architectes de prétention, de morgue même, de vouloir apprendre aux gens à habiter sans forcément être capable d’écouter. Ont-ils, selon vous, progressé au fil du temps ?

Ils ont un rôle ambivalent, et même inhérent à leur profession. D’un côté ils prétendent connaître la vraie vie ou la façon dont il faudrait vivre, et de l’autre, ils dépendent du client qui dit : « C’est comme ça et pas autrement ! » Ils sont ballotés entre idéalisme personnel et pragmatisme. C’est une ambiguïté impossible à résoudre complètement. Pour une grande partie du XXe siècle, l’architecte imaginait des choses en dépit des désirs des gens. Aujourd’hui, je trouve qu’il est devenu plus cool de savoir écouter le client. Et encore plus que ça : on constate un changement d’attitude et de méthodes, certains architectes cherchant même à vivre au quotidien avec leurs clients pour se mettre dans leur peau. Il y a une vraie prise de conscience de l’évolution des besoins.

POUR LACATON & VASSAL, LOGEMENT SOCIAL NE VEUT PAS DIRE DIMINUTION OU RÉDUCTION, MAIS OFFRIR UNE DIVERSITÉ, UNE BEAUTÉ, UNE QUANTITÉ D’ESPACE AUPARAVANT IMPENSABLES.

Philip Urspung, professeur d’histoire de l’art et de l’architecture à l’EPFZ

Les contraintes sont toujours plus fortes, ainsi que les exigences. Alors, comment faire beau et efficace, aujourd’hui, pour le logement social ?

L’exemple à suivre, c’est Lacaton & Vassal, les architectes qui ont remporté le Pritzker Prize en 2021. Ils travaillent depuis trente ans sur le sujet. Ils préconisent le principe « réaménager-améliorer » plutôt que « démolir-reconstruire ». Ils sont exemplaires, au point que beaucoup d’architectes contemporains se fondent sur leurs méthodes. Il n’est pas seulement question de solutions techniques, mais de perspective, de hauteur, de prise de vue, de façon de penser. Pour eux, logement social ne veut pas forcément dire diminution ou réduction, mais offrir une diversité, une beauté, une quantité d’espaces auparavant impensables. Ils dépensent très peu d’argent pour des surfaces de façade, ou la planification des espaces publics. Ils disent : tout d’abord, il faut un espace privé agréable avec un petit balcon ou un petit jardin, et les espaces communs sont moins importants. C’est un changement radical par rapport à la conception traditionnelle où les chambres sont petites et les espaces publics très vastes. Au début, j’étais plutôt perplexe devant ce manque d’espaces communs. Mais en fait, on voit que c’est très efficace.

Vous êtes également un fervent défenseur de la rénovation plutôt que de la reconstruction ?

Complètement, oui. La reconstruction est un modèle qui pose problème pour le climat tellement il y a de CO2 dans le béton et les matériaux, sans parler des coûts. Mais c’est aussi un problème pour les gens qui habitent les logements détruits et recons tr uit s. En général, ça se termine par leur expulsion. Ils se retrouvent encore plus éloignés des centres de vie au profit d’habitants plus riches. Ce sont des raisons largement suffisantes pour favoriser la rénovation.

Des immeubles préfabriqués à Tangermünde, en Allemagne.
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(DR)
À Tangermünde, en Allemagne, des immeubles préfabriqués des années 50 ont été rénovés et remis en conformité thermique.

Est-ce que le logement social est condamné à se développer loin des centres-villes, face à la spéculation ?

C’est un très grand défi, extrêmement complexe aussi, et c’est très délicat de faire des prévisions. J’observe déjà qu’on est conscient du fait que le mélange vaut mieux que les ségrégations ethnique ou sociale, surtout en France d’ailleurs, avec ce désastre urbanistique et social en cours. Il est évident que cela ne peut pas durer. Mais comment mélanger ? C’est une grande question à laquelle je n’ai pas vraiment de réponse. Trouver des façons de diminuer les inégalités sociales est un enjeu immense. La crise climatique pourrait influencer les choses : les centres-villes devenant de plus en plus chauds perdent ainsi de leur pouvoir d’attraction.

Peut-on imaginer une nouvelle forme de logement social pour les structures mobiles, telles les caravanes ou les yourtes ?

Il existe malheureusement beaucoup d’exemples, notamment dans le sud des États-Unis, de gens qui vivent dans des caravanes. C’est très précaire, très triste, et c’est plus du bricolage qui résulte d’un manque de planification. Ce n’est pas une idée à suivre, mieux vaut selon moi créer des conditions de mobilité sociale dans l’espace. Et mieux vaudrait un changement de loi, avec l’interdiction de laisser un appartement vide. Ou ce qui se fait à Zurich, avec la règle du nombre de personnes + 1 chambre maximum. Un couple ne peut pas habiter un logement avec plus de trois chambres, une famille de quatre pas plus de cinq chambres, etc.

On a désormais une conscience bien plus aigüe de l’importance du logement au quotidien, après les confinements. Ceux-ci ont-ils eu une influence réelle également sur la réflexion des architectes ?

Ah oui, c’est déjà le cas. Je viens d’assister à une conférence avec des architectes japonais qui nous disaient : « Le Covid a changé notre vie et notre façon de penser. » La crise sanitaire a agi comme un miroir qui nous a montré ce qui fonctionnait ou pas. Soudain, un balcon est devenu beaucoup plus important qu’une grande fenêtre panoramique qu’on ne peut pas ouvrir. Comment sortir d’un bâtiment ? Comment communiquer avec les autres locataires ? Ces questions sont des défis et des chances pour l’architecte qui va devoir repenser les espaces de travail et d’habitation. Pareil pour la construction de bureaux : il y en a trop, alors comment fait-on pour les réaménager et les rendre habitables. Même si ici, les normes et la législation restent encore dominantes. Mais le changement est lancé, il ne va plus s’arrêter.

Le logement social a toujours eu un rôle transitionnel, celui d’une étape vers la location privée ou la propriété. Une fonction en danger face à la paupérisation ?

Je vois pour l’instant une forme de paralysie plutôt qu’une phase dynamique, oui. La mobilité sociale ne s’est pas améliorée et la ségrégation est plus statique qu’auparavant.

Si l’Allemagne et l’Autriche ont été précurseurs dans le logement social, la Suisse brille, elle, par ses coopératives. Une troisième voie presque paradoxale, alors que tout le monde pointe du doigt l’individualisation des comportements et la recherche de calme pour l’habitat.

Je dirais plutôt que c’est un faux paradoxe. J’ai l’impression que la nouvelle génération est bien plus solidaire que la précédente. Les adolescents et les étudiants sont plus soucieux, plus responsables aussi, plus en groupe et moins individualistes. On ne peut peut-être pas encore le mesurer avec des statistiques, mais ils transforment beaucoup d’idées sur la façon dont nous devrions habiter le monde. Il y a de l’empathie. Je n’ai aucune base sociologique pour étayer ces propos, c’est juste le fruit de mes observations, souvent partagées, mais le modèle coopératif a de beaux jours devant lui. Son succès est garanti.

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