La « Spiral Jetty »
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(wikimedia)
N° 136 - Automne 2021

L’invention du paysage

Symbolique et imaginaire, la nature dans l’art occidental a longtemps été reléguée au rayon des éléments de décor. De Konrad Witz à Olafur Eliasson, voici comment le paysage est devenu un genre.

Il existe, à Genève, un tableau qui fait date dans l’histoire de l’art. Le panneau représente le Christ marchant sur les eaux sous le regard stupéfait des pêcheurs tirant leurs filets des flots. Son auteur, le Bâlois Konrad Witz, n’a pas choisi de placer la scène dans le décor de la mer de Galilée, là où l’histoire nous raconte qu’elle s’est déroulée. Il a eu l’idée saugrenue de représenter le miracle dans son environnement proche, à savoir le Léman. Konrad Witz vivait alors à Genève. Cette scène lacustre dans lequel on distingue la silhouette trapue du mont Salève, le Môle et les Voirons, serait ainsi la première à représenter un paysage existant.

LE LIÈVRE DE DÜRER

Peinte en 1444 et conservée au Musée d’art et d’histoire de Genève, La Pêche miraculeuse de Konrad Witz montre un engouement tardif non pas pour la nature – elle sert de force inspiratrice et symbolique aux artistes depuis la préhistoire –, mais un besoin de la montrer telle qu’elle est. Jusqu’à cette époque, l’art, qui est essentiellement religieux, ne s’encombrait pas de réalisme. La nature restait un élément du décor qu’il n’était pas nécessaire d’identifier. Même si le paysage de La Tempête de Giorgione était une composition imaginaire, l’importance qu’elle prenait dans cette toile exécutée en 1506 en a fait, pour l’histoire, le premier véritable paysage de l’art. La représentation fidèle des animaux, en revanche, suscite bien plus d’intérêt. Les oiseaux notamment, dont les copistes du Moyen Âge détaillaient l’immense variété des espèces et des couleurs. Sans doute le dogme religieux voyait alors dans ces animaux, les seuls susceptibles de s’élever vers Dieu, des êtres psychopompes chamarrés. À quel moment la nature devient-elle un vrai thème artistique ? Férus de la pensée humaine, de perspective géométrique et de beauté idéale inspirée par les antiques, les peintres de la Renaissance italienne vont la fantasmer. Moins soucieux de réveiller une civilisation lointaine et glorieuse, les artistes du Nord vont contribuer à en faire un genre à part entière. Albrecht Dürer peint à l’aquarelle un célèbre lièvre avec une précision maniaque et sa fameuse Grande touffe d’herbes de 1503, dont on dit qu’elle serait la première nature morte de l’histoire. Néanmoins, le peintre allemand reste encore dans le descriptif précis, dans la nature considérée comme un objet d’étude. Si, au fil du temps, le paysage en peinture prend toujours plus d’importance dans le tableau, au point parfois de reléguer l’action principale de l’œuvre au second plan, il reste rarement la traduction d’une réalité topographique. Au XVIIe siècle, Le Lorrain, chez qui les scènes mythologiques sont envahies par la végétation, arrange ses protagonistes dans une nature splendide, mais parfaitement imaginaire. Nicolas Poussin, son contemporain, opère de la même manière.

« The Weather Project »
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(Tate Photography)
Avec « The Weather Project », l’artiste danois Olafur Eliasson transformait en 2003 la Turbine Hall de la Tate Modern de Londres en temple solaire.

MERVEILLES ITALIENNES

Le paysage devient un genre un siècle plus tard, lorsque la noblesse européenne invente le Grand Tour, sorte de circuit touristique avant la lettre qui envoie une jeunesse fortunée découvrir les merveilles du continent et notamment de l’Italie. Parmi elles, le paysage est le point fort d’une éducation aristocratique qui passe par l’apprentissage de la beauté. Ces riches visiteurs que la nature subjugue suscitent un nouveau marché de l’art fait de morceaux de campagne et de vues urbaines. Les peintres vont ainsi s’enticher de collines toscanes, de falaises amalfitaines, de la rudesse minérale de la Sicile et de canaux vénitiens. Formé auprès du grand maître du paysage Pierre-Henri de Valenciennes, Jean-Baptiste Camille Corot traverse la France et l’Italie pour transposer cette nature remar-quable sur de la toile. Il inaugure le genre des peintres voyageurs qui sortent de leurs ateliers pour travailler « d’après nature ». Vers 1820, Corot réunit autour de lui un groupe d’artistes adeptes de plein air aux abords du village de Barbizon dont ils prendront le nom. En Angleterre, pays où la campagne est une institution et les artistes qui la représentent sont légion, William Constable fait exactement la même chose. Affairés sur leurs chevalets, ces paysagistes qui peignent sur le motif croisent d’étranges amateurs pour qui le pittoresque des grands arbres et des ruisseaux sont des su-jets idéaux pour étrenner une nouvelle technologie : la photographie.

« La Grande touffe d’herbes »
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(DR)
« La Grande touffe d’herbes ». Une aquarelle d’Albrecht Dürer de 1503 dont on dit qu’elle serait la première nature morte de l'histoire de l'art.

LOI DES CONTRASTES

L’invention est précise et diffuse des paysages exotiques que les artistes ensuite reproduisent. Elle est cependant limitée au noir et au blanc, alors que les peintres détiennent la supériorité de la couleur. Les couleurs justement. Siècle de la science, le XIXe pose cette question : l’artiste représente-t-il vraiment ce qu’il voit ? En Angleterre, William Turner a passé sa vie à y répondre en tentant de reproduire les effets de la lumière et de la couleur dans des marines dantesques et des paysages vaporeux, le plus souvent nés de son imagination.

« La Pêche miraculeuse »
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(MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève)
En 1444, Konrad Witz peint « La Pêche miraculeuse » sur fond de campagne genevoise.

En 1839, le chimiste Michel-Eugène Chevreul découvre que les tons diffèrent selon qu’on les observe côte à côte, ou plus éloignés. Sa « loi du contraste simultané des couleurs » passionne les peintres qui cherchent à renverser l’académisme ennuyeux alors en vigueur. Ils vont tenter de représenter les plus infimes variations d’une nature aux couleurs changeantes, et ainsi proposer une vision atmosphérique du monde. En Suisse, Ferdinand Hodler multiplie les vues du Léman. En Provence, Paul Cézanne s’attache à saisir toutes les nuances de la montagne Sainte-Victoire, tandis que Claude Monet consacre ses journées à peindre son jardin de Giverny dont il a arrangé chaque bosquet, chaque massif pour ser vir ses ambitions picturales. Avec leurs blocs erratiques qui écrasent tout, leur faune sauvage et leurs habitants rustiques, les Alpes grisonnes fascinent les artistes. Le paysage poursuit ainsi sa mue au début du XXe siècle, avec les sublimes vues de l’Engadine de Giovanni Segantini à la marge entre symbolisme et primitivisme et celles de son élève Giovanni Giacometti, dont les panoramas montagnards vont orner les murs des hôtels de la région.

« Paysage avec rivière et baie en arrière-plan »
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(RMN – Grand Palais (Musée du Louvre) / Mathieu Rabeau)
« Paysage avec rivière et baie en arrière-plan » peint entre 1840 et 1850 par William Turner.

TRANSFORMER LE PAYSAGE

Arrive bientôt le moment où la nature n’est plus seulement le sujet de l’œuvre : elle en est aussi la matière première. Pays de déserts et de vastes étendues, les États-Unis à la fin des années 60 composent le terreau logique du Land art. Les artistes qui participent à ce mouvement transforment le paysage comme le sculpteur travaille la pierre. En 1970, Robert Smithson déplace 6550 tonnes de rocher pour créer la Spiral Jetty, ruban minéral qui pénètre le Grand Lac salé de L’Utah et Michael Heizer creuse entre 1969 et 1970 deux profondes balafres dans le désert du Nevada. La légende veut que Double Negative soit ainsi la seule œuvre d’art visible depuis la Lune. Ces dernières années, les problématiques écologiques ont mis les artistes en alerte. Ce n’est plus à coups de pelleteuse et de bulldozer qu’ils œuvrent dans un paysage en péril, mais avec la délicatesse de l’être humain conscient de la fragilité de son environnement. Le Danois Olafur Eliasson crée des biotopes fluorescents, reproduit la magie d’un lever de soleil, transpose dans un centre d’art les méandres d’un cours d’eau. L’Argentin Tomas Saraceno, lui, laisse ses araignées tisser d’incroyables sculptures de toiles complexes et éphémères. Sans militantisme, les deux artistes utilisent les moyens de l’art pour prévenir la menace. Servir la cause du paysage, inspirateur des arts pendant des siècles : un juste retour des choses.

La « Spiral Jetty »
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(wikimedia)
La « Spiral Jetty » de Robert Smithson (1970). L’artiste américain appartient au mouvement du Land art qui fait du paysage sa matière première.

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