N° 136 - Automne 2021

« L’homme va à la nature, il n’y retourne pas ! »

Il fut un temps où la nature suscitait la méfiance. On s’en protégeait, on cherchait à l’écarter de son habitat en isolant les foyers, les rues et les villes de la «sauvagerie». Avant d’en ressentir le besoin vital de s’y reconnecter. Le philosophe Dominique Bourg explique comment tout a changé.

Nos ancêtres voyaient souvent la nature comme un univers de sombres forêts où rôdaient les prédateurs, de chemins ruraux peu sûrs et de champs où l’on rencontrait décidément peu de gens susceptibles de tenir une conversation mondaine. Au mieux, un jardin taillé à la française ou un gazon anglais pouvait agrémenter un pavillon de villégiature estivale, les allées de gravier rappelant opportunément les rues pavées de la cité. Prééminent depuis quelques décennies, le besoin de se rapprocher, de s’immerger dans la nature procède-t-il d’une simple réminiscence rousseauiste, d’une sorte de mode bourgeoise-bohème ou d’un véritable besoin ?

NÉORURAUX

Dominique Bourg, philosophe, professeur honoraire de l’Université de Lausanne et spécialiste des questions environnementales, pense que les deux causes coexistent. « Cet élan vers la nature n’est pas unique dans l’histoire : de la Rome antique à l’Angleterre du XVIIe et du XIXe siècle, on a vu que nombre d’êtres humains, presque mécaniquement, fuyaient l’artificialisation exagérée et tendaient à vouloir se reconnecter aux écosystèmes qui, ne l’oublions pas, ont façonné notre espèce depuis plus de deux cent mille ans. Parallèlement, en se coupant de nos microbiotes, ou plus exactement en les bouleversant (nous avons beaucoup plus de microorganismes en nous que de cellules), les êtres vivants, y compris les plantes, ont développé des maladies chroniques croissantes. C’est donc aussi bien par choix radical (on quitte tout à 30 ou à 40 ans pour retourner à la vie des champs), par manque physiologique de nature, que par angoisse due à la folie de nos sociétés que l’on va à la nature. Je ne dis pas «retourner», car les méthodes des nouvelles populations rurales n’ont rien à avoir avec le passé : agroforesterie, permaculture, tout cela est nouveau. » Sommes-nous entrés dans une phase plus ou moins longue d’un cycle, avec la perspective qu’un jour ou l’autre, cette ruée vers le naturel se calme et que l’on revienne à l’idée de l’homme façonnant son environnement, « faisant sauter les montagnes à coups de dynamite pour faire passer la route », comme le chantait Hugues Aufray, et bâtissant de petits Manhattan ? Dominique Bourg est catégorique : « Il n’y a rien de plus idiot que de répéter que d’ici deux ou trois décennies, 80 % des humains vivront en ville. Il faut bien comprendre que vivre dans les grandes métropoles va devenir de plus en plus insupportable. Par rapport à la première moitié du XIXe siècle, la température moyenne a augmenté d’un degré et deux dixièmes et il semble inévitable que dans peu de temps, probablement à compter de la décennie 2040, on passe à deux degrés. Un changement drastique des conceptions urbaines, avec des mesures de rupture complète des habitudes, pourrait atténuer ce phénomène, mais non l’éviter. En outre, l’artificialisation se poursuit, dictée par l’économie, et je suis convaincu que d’ici trente ans, des cités géantes comme Paris ou Londres auront perdu nombre de leurs habitants, tandis que les villes moyennes, autrefois délaissées, retrouveront leur attrait, pour les gens comme pour les entreprises. Cet exode a d’ailleurs déjà commencé. »

VILLES ÉTOUFFANTES

Bon point pour la Suisse qui ne compte, à part Zurich, que des villes à taille humaine. Quant au télétravail, dont on nous explique à longueur de temps qu’il va devenir la règle, Dominique Bourg, là aussi, rejette le mantra : « Nous sommes des êtres sociaux ; une journée de conférences zoom épuise tout le monde. La rencontre est essentielle, c’est pour cela que la répartition des activités économiques entre villes moyennes est sans doute la seule solution. On imagine mal que les chefs d’entreprises puissent imaginer qu’à terme, leurs équipes vont fonctionner de façon sereine et harmonieuse dans de grandes villes étouffant de mai à octobre. »

Dominique Bourg
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Dominique Bourg
Dominique Bourg, philosophe et professeur honoraire

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