homme face au vide
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N° 125 - Printemps 2018

De quoi le vide est-il plein ?

On accole le vide à tant d’images contradictoires que ce qu’il représente n’apparaît pas d’une limpide clarté. Il ressemble à un théâtre d’ombres, sans visage ni forme, un réceptacle obscur pour d’étranges spectres. Il suscite l’horreur ou l’angoisse, mais aussi l’attrait : emportés par les turbulences du quotidien, ne désirons-nous pas régulièrement prendre le temps de « faire le vide » ?

Mais qu’est-ce, au juste, que le vide ? Un rapide tour de la question invite à se demander si le mot « vide » ne serait pas victime, par un effet d’ironie, d’un trop-plein de significations : le vide qu’on réalise grâce à une pompe à vide n’a guère en commun avec le néant hindouiste, ni avec cette autre sorte de vide qu’on fait autour de soi en allumant un cigare, ni encore avec celui que redoute l’acrophobe et que dompte l’alpiniste. Le vide est sans conteste un « signifiant flottant », comme aurait dit Jacques Lacan.

Pour ne rien arranger à son intelligibilité, une sorte de déchirement lui colle à la peau : tantôt en parlons-nous comme s’il se confondait avec le néant, tantôt comme s’il était quelque chose d’à la fois pleinement existant et dépourvu de toute substantialité. Le vide est ainsi mis en ballottage existentiel : un pied dans la réalité, l’autre ailleurs, on ne sait où.

SELON LA PHYSIQUE QUANTIQUE, LE VIDE N’EST PAS L’ESPACE VIDE. IL APPARAÎT REMPLI DE CE QU’ON POURRAIT APPELER DE LA MATIÈRE ‹ FATIGUÉE ›.

Alors, comment le définir ? On dit fréquemment que le vide est ce qui reste dans un récipient après qu’on en a eu extrait tout ce que l’on peut enlever. Il serait en somme le lieu de l’absolue vacance. Cette conception classique est d’ailleurs celle que nous avons en tête lorsque nous parlons du vide sans trop y penser. Toutefois, il faut bien voir qu’une telle définition est en réalité toute théorique, car même si on réussissait à vider une enceinte de tout l’air qu’elle contient, elle serait encore remplie du rayonnement électromagnétique émis par ses parois. Le vide ainsi défini ne peut donc exister véritablement, car il est toujours contaminé par quelque entité qui l’empêche d’être tout à fait vide. Il s’agit d’un concept idéal, hors de portée de toute expérience concrète, résultant d’une sorte de passage à la limite.

De plus, si nous persistons à définir le vide comme étant ce qui reste dans un récipient après qu’on en a tout extrait, nous finissons par tomber sur une autre difficulté, logique celle-là : si le vide existe, c’est qu’il n’est pas rien, c’est qu’il est quelque chose de particulier ; mais, curieusement, ce « quelque chose de particulier » qu’il est ne doit pas être enlevé quand on fait le vide sous peine de faire du vide en question un pur néant qu’il ne peut pas être puisqu’on vient de dire qu’il était quelque chose…

EN CLAIR, POUR FAIRE LE VIDE, IL FAUT TOUT ENLEVER, ABSOLUMENT TOUT, SAUF LE VIDE...

En clair, pour faire le vide, il faut tout enlever, absolument tout, sauf le vide…

D’où la question, qui devient fondamentale : que doit-on inclure dans ce « tout » qu’on enlève ? Faut-il considérer, par exemple, que l’espace ne fait pas partie du vide et qu’on peut donc l’enlever ? Ou bien doit-on considérer que l’espace est un élément constitutif du vide ? René Descartes avait fait remarquer que si nous disons d’une cruche qui contient de l’air qu’elle est vide, c’est en vertu d’une prétendue cause finale : la cruche a vocation à permettre le transport et le stockage de l’eau, non de l’air…

Reste que, pour préciser ce qu’est le « vide » et ce qu’il est possible d’y trouver, il faut pouvoir identifier ce qu’on doit enlever et ce qu’on ne peut extraire. Nous pouvons (en principe) encore ôter l’air que contient la cruche et la laisser subsister en tant que simple contenant « vide ». Si, maintenant, nous enlevons la cruche, il subsiste encore un lieu, une portion d’espace. Mais où devons-nous arrêter cette entreprise d’exfiltration ? Qu’est-ce qui termine la liste des objets que l’on doit ôter pour réaliser le vide ? Poser cette question, c’est comprendre que le « tout » de la phrase « le vide, c’est ce qui reste après qu’on a tout enlevé » va différer selon qu’on se réfère à telle théorie physique ou à telle autre : c’est seulement à partir des objets auxquels la théorie reconnaît une existence qu’il est possible de définir, par antithèse, tel ou tel type de vide.

Le vide apparaît ainsi comme dépendant directement du mobilier ontologique de la théorie physique que l’on choisit comme référence.

En conséquence, évoquer le vide « en l’air », sans insérer le mot dans un tissu d’arguments, de relations et de raisonnements à propos des entités que l’on considère comme réelles, n’a guère plus de sens que de discuter du sexe des anges : c’est parler du vide dans le vide.

Par exemple, selon la physique quantique, le vide n’est pas l’espace vide. Il apparaît rempli de ce qu’on pourrait appeler de la matière « fatiguée », constituée de particules bel et bien présentes mais n’existant pas réellement. Ce sont des sortes de fantômes, agités, certes, parkinsoniens même, mais qui ne possèdent pas assez d’énergie pour pouvoir vraiment se matérialiser et qui, de ce fait, ne sont pas directement observables. Ces particules dites « virtuelles » s’ébrouent végétativement dans une ontologie fatiguée, telles des Belles au bois dormant. Pour les faire exister vraiment, il faut leur donner l’énergie qui manque à leur pleine incarnation (en gros, leur énergie de masse, dirait Einstein, c’est-à-dire mc²). Le vide lui-même peut jouer en cette affaire le rôle de Prince charmant. De fait, il joue plutôt le rôle d’un banquier impatient, qui accepte de prêter de l’énergie aux particules virtuelles qu’il contient à la stricte condition qu’elles lui restituent très rapidement le montant de l’emprunt. En vertu de ce contrat, des particules virtuelles peuvent surgir du vide quantique en devenant réelles, mais avec l’obligation d’y retourner presque aussitôt pour rembourser leur dette énergétique en… s’annihilant quasiment ! Il est des escapades dans l’existence radicale qui se paient cher.

Heureusement, il y a un autre moyen plus efficace de réveiller les êtres interlopes qui peuplent le vide quantique : il suffit de faire entrer en collision, au-dessus de leurs têtes, deux particules de haute énergie, comme cela se fait au CERN à Genève. Celles-ci offrent alors gratuitement leur énergie au vide et, du coup, certaines particules virtuelles deviennent réelles et s’échappent hors de leur repaire. Elles qui faisaient une petite sieste retrouvent leur vitalité d’antan et s’extraient du vide quantique avec une énergie plus ou moins élevée.

EMPORTÉS PAR LES TURBULENCES DU QUOTIDIEN, NE DÉSIRONS-NOUS PAS RÉGULIÈREMENT PRENDRE LE TEMPS DE ‹ FAIRE LE VIDE › ?

Tout cela évoque une intuition géniale que Blaise Pascal formula dans une lettre datée du 29 octobre 1647 et adressée au Père Noël (sic), ce jésuite auteur d’un livre intitulé Le Plein du Vide : Il y a autant de différence entre le néant et l’espace vide, que de l’espace vide au corps matériel ; et ainsi l’espace vide tient le milieu entre la matière et le néant.

Sorte de prologue de la matière, lieu intermédiaire de son actualisation potentielle, le vide quantique n’a-t-il pas très exactement le statut que l’auteur des Pensées accordait au vide tout court ? Il constitue en somme l’état de base de la matière, dont celle-ci émerge sans jamais couper son cordon ombilical. Et on pourrait presque parler à son sujet d’une « effervescence du vide », tant son tempérament potentiellement bouillonnant s’oppose à l’idée même de vacuité stérile.

Nous pourrions aller encore plus loin en suggérant que la physique quantique donne au vide un statut proche de celui qu’Aristote accordait à la matière, celui d’un support sans forme, d’un état de référence en puissance d’objets. Elle décrit en effet les manifestations du monde physique en termes d’excitations par rapport à lui, l’état fondamental de la matière, qui serait en somme l’équivalent du diapason primitif. Ce qui donne presque raison à Emil Cioran déclarant (dans L’Élan vers le Pire) : « Tout est superflu, le vide aurait suffi. »

Mais est-ce bien cette idée qu’ont en tête ceux d’entre nous qui cherchent à y « faire le vide » ?

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