N° 135 - Été 2021

Le goût du pouvoir

Palais démesurés, décoration clinquante, portraits mégalomaniaques… Le mauvais goût serait-il l’apanage des puissants ?

Le mauvais goût est-il une question de classe sociale ? Dans La Distinction, paru en 1979, Pierre Bourdieu démontrait que les goûts et les dégoûts expriment la position de chacun dans la société. Les classes aisées ayant forcément bon goût… ou très mauvais, selon le point de vue. « Bourdieu souligne que les deux sont solidaires. Ainsi, le bon goût s’accompagne d’une distance sociale envers le mauvais goût. L’un comme l’autre opère une différenciation, explique Arnaud Frauenfelder, spécialiste du sociologue français et professeur de sociologie à la Haute École de travail social de Genève (HES-SO). Les choix esthétiques sont un des composants de la distinction sociale ; d’un classement ou d’un (re)déclassement social. Cette distinction donne d’ailleurs lieu à un rapport de force inégal, notamment au sein des classes dominantes. Elle oppose les élites à fort capital culturel et celles à fort capital économique. »

MODÈLE ESTHÉTIQUE

Partons du mauvais goût. Comment le définir ? Difficile à dire tant il a évolué à travers les époques. Du baroque au kitsch, du populaire au pop, il s’est renouvelé au point de s’ériger aujourd’hui en modèle esthétique.

En 2018, Amélie Fagnou et Rémi De Raphélis publiaient une étude complète sur les paradoxes et les ambiguïtés du mauvais goût.*1 En effet, argumentaient les deux chercheurs français, il arrive que le mauvais goût s’affirme comme valeur positive. Il devient donc de bon goût d’en avoir de mauvais. Aimer ce que tout le monde trouve laid, c’est faire acte de singularité. Jusqu’à ce que ce réflexe antimode devienne à la mode et tout est à recommencer.

Signe extérieur de richesse intellectuelle, économique et politique, l’expression du goût passe par l’apparence. L’architecture et le design sont notamment propices à cette manifestation qui sert aussi chez certains à marquer leur pouvoir, voire à manifester un certain autoritarisme en prenant souvent pour modèle Louis XIV et Versailles. Les intérieurs et les délires architecturaux mégalomaniaques le prouvent. Nicolae Ceausescu, Saddam Hussein, l’ex-président tunisien Ben Ali, Mouammar Kadhafi et plus récemment Vladimir Poutine et Donald Trump : les hommes de fer qui font l’histoire ont souvent fait preuve d’un certain goût à défaut d’un goût certain.

#135 – Design – Le petit Versailles attribué à Vladimir Poutine sur les bords de la mer Noire.
x
© youtube
Le petit Versailles attribué à Vladimir Poutine sur les bords de la mer Noire.

LE NIGHT-CLUB DE VLADIMIR POUTINE

Il aura fallu le documentaire d’Alexeï Navalny pour qu’elle devienne l’un des symboles du poutinisme. On veut parler de la brosse WC dorée du supposé « Palais de Poutine », dévoilé début 2021 par le principal opposant au maître du Kremlin. Le film en images de synthèse montre le faste du dernier repaire gigantesque et délirant du président russe. Casino, salle de jeux vidéo, lit à baldaquin monarchique, night-club privé avec estrade et barre de pole dance : Poutine a recréé au bord de la mer Noire un petit Versailles. Le prix de certains objets y est également détaillé. La fameuse brosse aurait ainsi été achetée plus de 700 francs suisses. Des manifestants descendent dans les rues de grandes villes russes, un balai de toilettes à la main, pour dénoncer le confort ostentatoire d’un président qui accapare les richesses, mais aussi pour apporter leur soutien à Alexeï Navalny alors emprisonné.

LE NIGHT-CLUB DE VLADIMIR POUTINE
1 / 3
LE NIGHT-CLUB DE VLADIMIR POUTINE
2 / 3
LE NIGHT-CLUB DE VLADIMIR POUTINE
3 / 3

LA SALLE DE BAINS DES CEAUCESCU

En Roumanie, près de trente-deux ans après la chute du régime, les images des intérieurs luxueux de la résidence du couple Ceaucescu sont encore dans toutes les mémoires. Nous sommes en décembre 1989, à quelques jours de la chute du régime communiste. La presse roumaine pénètre dans la villa présidentielle située au numéro 50 du boulevard Primaverii et découvre le train de vie démesuré des Ceaucescu. Le palais compte pas moins de 80 pièces, parmi lesquelles une piscine intérieure, un spa, une salle de cinéma, une serre, ainsi qu’un abri antiatomique. Construite en 1960, cette résidence de 53’000 m2 mêle luxe tapageur, styles Renaissance et Rococo, chandeliers en cristal, tapisseries flamandes et tableaux de grands peintres du pays. Elle renferme également la célèbre salle de bains du couple Ceaucescu, entièrement plaquée or, des robinets à la tuyauterie.

LA SALLE DE BAINS DES CEAUCESCU
LA SALLE DE BAINS DES CEAUCESCU

LE STYLE LOUIS TRUMP

Au coeur de Palm Beach, en Floride, Mar-a-Lago est le symbole de la démesure et des excès de Donald Trump. Ce palace kitsch aux allures hispanico-mauresques et vénitiennes compte 128 salles réparties sur 10’000 m2, cinq courts de tennis, des terrains de croquet, de golf et plusieurs piscines. L’ensemble s’étend sur huit hectares de pelouse bichonnée, avec vue sur l’océan. Mar-a-Lago, c’est aussi l’un des clubs privés les plus prisés au monde, et l’un des plus chers. Comptez 200’000 dollars pour les frais d’inscription. Rien n’est donc trop onéreux pour côtoyer de près l’ancien président des États-Unis dont Mar-a-Lago est désormais la résidence principale. Le complexe n’a pas toujours donné dans la démesure. C’est la riche héritière Marjorie Merriweather Post qui le construit entre 1924 et 1927. À sa mort en 1973, le domaine passe entre les mains du gouvernement américain, qui le met en vente quelques années plus tard. Donald Trump en fait l’acquisition en 1985. Le milliardaire new-yorkais transforme Mar-a-Lago à son image. Il y construit une salle de bal de 1900 m2 à laquelle s’ajoutent 33 salles de bains et 58 chambres à la décoration clinquante qui imite le style Louis XIV.

LE STYLE LOUIS TRUMP
x
Rendezvous With Donald Trump And Her Companion Marla Maples In The Luxurious Residence Of Mar-A-Lago. Palm Beach - 18 novembre 1993 - Un des salons de la luxueuse résidence de Donald Trump à Mar-a-Lago, richement décoré dans un style oriental. La résidence a été construite en 1927 pour Marjorie Merriweather Post, la richissime héritière des céréales Post. (Photo by Yann Gamblin/Paris Match via Getty Images)
LE STYLE LOUIS TRUMP

LES TRÔNES DE SADDAM HUSSEIN

Ses palaces ont fait sa renommée. Dans l’ancien Palais royal construit par Fayçal II dans les années 50 au coeur de Bagdad, Saddam Hussein avait installé l’un de ces innombrables trônes en or devant une fresque de missiles. C’est surtout dans son fief natal de Tikrit que le despote irakien a fait bâtir ses résidences principales.Entre un promontoire rocheux et les berges du Tigre, plusieurs bâtiments sont répartis sur des centaines de mètres carrés pour former le palais Tikrit, la forteresse présidentielle. Vu du ciel, l’un des éléments de ce complexe réussit la prouesse architecturale d’adopter les contours de l’Irak. Saddam Hussein a commandé cette folie en 1991, juste après la première guerre contre les États-Unis. Le palais comprend des salles de cinéma, de conférence, des piscines, des lacs artificiels, des chambres fastueuses. Une démesure à l’image de la mégalomanie du dictateur condamné à la pendaison en 2006. Le palais Tikrit deviendra d’ailleurs le QG des soldats américains avant de revenir au gouvernement irakien. En 2014, les palaces de l’ex-dictateur tombent entre les mains de l’État islamique qui les saccage et les brûle. À Bagdad, dans la capitale, le palais Al Faw connaîtra le même sort. Avec ses 62 chambres et ses 29 salles de bain, l’une des principales résidences de Saddam Hussein faisait aussi office de quartier général pour l’armée irakienne.

LES TRÔNES DE SADDAM HUSSEIN
x
BAGHDAD, IRAQ - OCTOBER 21: Khalid Kishtainy, an Iraqi novelist and columnist for the Asharq Al-Awsat Arabic newspaper in London, checks out a golden throne in one of Saddam Hussein's palaces October 21, 2003 in Baghdad, Iraq. Kishtainey, who grew up in Baghdad, returned to Iraq for the first time in 14 years as part of a U.S. sponsored media trip through the country. Kishtainy was last in Baghdad in 1989 when he left for fear of his life. The former Saddam Hussein regime had two death sentences on Kishtainy for a book he wrote about the regime. The writer flew into Baghdad on a C-130 Hercules and was escorted by two Air Force members.(Photo by Scott T. Sturkol/U.S. Air Force via Getty Images)
LES TRÔNES DE SADDAM HUSSEIN

Footnotes

Rubriques
Design

Continuer votre lecture