N° 145 - Automne 2024

« La beauté est ce qui vient nous déranger. »

La beauté et son idéal de perfection poussent au jugement et donc à l’affirmation d’une certaine vérité. Le philosophe belge Laurent de Sutter explique comment se libérer de ce tribunal du goût. Car la question n’est pas de savoir ce qui est beau ou laid, mais de ce qu’on en fait.

Laurent de Sutter est peut-être le penseur le plus punk du monde contemporain. Professeur de théorie du droit à la Vrije Universiteit Brussel, il produit également une œuvre prolifique, qui peut passer d’une ode à Jeff Koons (Pornographie du contemporain. Made in heaven, Jeff Koons, Éd. La Lettre Volée), à de stimulantes propositions philosophiques parues aux Éditions PUF. Titre de son dernier essai ? Décevoir est un plaisir. Le précédent s’intitulait déjà Pour en finir avec soi-même. Entre-temps, il a publié Superfaible. Penser au XXIe siècle (Éd. Flammarion), dans lequel il règle son compte au venin de la critique qui nous a transformés en petits censeurs déchaînés sur les plateformes d’évaluation ou dans les affirmations péremptoires de nos extases esthétiques. En finir avec le jugement, le beau, ou toute position de surplomb sur le monde, serait-ce la seule condition pour expérimenter enfin des vies pleines ?

Selon vous, il faut se défaire du beau. En quoi cette notion n’est-elle pas pertinente à vos yeux ?

C’est un mot dangereux que l’on utilise en oubliant à quel point il relève d’une histoire chargée et, comme toujours, héritée des philosophes grecs. Pendant longtemps, la beauté a été vue comme la perfection d’un bien, qui était en même temps la perfection de la vérité. De sorte qu’elle est vite devenue une forme de police des comportements et des corps. Cette idée a traversé toute l’histoire européenne, jusqu’à la modernité. Il a fallu attendre des personnalités comme Pierre Bourdieu, à la fin des années 60, pour dire que cette espèce de vérité supérieure de la beauté, devant laquelle nous devrions nous agenouiller, n’existe pas. Car la beauté est toujours celle de quelqu’un en particulier. Cependant, Bourdieu a dit quelque chose d’encore plus décisif : le goût du beau ne peut exister que s’il y a d’abord un dégoût, c’est-à-dire que le beau ne peut exister que parce qu’il y a du laid pour lui servir de repoussoir, pour rejeter dans la poubelle de la création ce qui n’y est pas admis.

Des mochis trop mignons.
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(DR)
Des mochis trop mignons. Instagram a exacerbé la relation esthétique que nous entretenons avec notre nourriture.

Le beau ne peut donc jamais exister seul ?

La question de la beauté est toujours celle de ce que l’on accepte et rejette, de ce que l’on considère comme bien, pas bien, cool pas cool, etc. Une manière de se positionner à l’intérieur d’un ordre général du monde dont l’esthétique se veut l’expression. Il y a un caractère social, et donc politique, de la beauté, dépendant de qui on est : un bobo, un aristocrate, une influenceuse TikTok. C’est décisif de se souvenir de cela pour faire un pas de côté. Moi, par exemple, je n’utilise pas ce mot, car je sais qu’en le faisant, je mets en place une double violence : celle d’imposer ce que je suis, soit un type d’un certain âge, avec un certain bagage socioculturel, et celle de la police du dégoût qui s’y rattache. Le beau permet de décider à qui octroyer les palmes, qui foutre dans le placard ou mettre sur un podium, c’est-à-dire, véritablement, à fliquer le monde.

Dans vote essai, « Superfaible. Penser au XXIe siècle », vous encouragez d’ailleurs à se défaire de la critique. En quoi est-elle nuisible, elle aussi ?

Au moment où le mot critique apparaît dans le vocabulaire philosophique, à la fin du XVIe siècle, advient aussi un changement dans la formalisation des critères de la beauté, ou plutôt de son appréciation. Auparavant, il était déjà entendu qu’apprécier la beauté requérait quelque chose de l’ordre du jugement, mais ce dernier servait à vérifier si, dans l’œuvre, un certain cahier des charges était satisfait. Avec l’essor de la critique, cette idée objectiviste que les œuvres et les choses doivent incarner certains critères pour être jugées belles cède le pas à une vision subjectiviste, où la question n’est plus celle de l’objet, mais de la personne qui regarde. C’est une mise à l’épreuve dans la relation avec l’œuvre, mais aussi de la capacité des autres à reconnaître le bien-fondé d’un jugement. Ce glissement d’une idée objectiviste de l’art à une idée subjectiviste de la beauté est la naissance de l’esthétique moderne, où chacun se présente justement face à un tribunal du goût.

« Vieille femme grotesque »
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(National Gallery, Londres)
« Vieille femme grotesque », 1513, par le peintre flamand Quentin Metsys. Un portrait imaginaire et méchamment satirique représentant la vanité de la beauté passée.

Qu’est-ce que cela change ?

C’est une démocratisation de la capacité de juger. Chacun peut soudain participer au jeu de la causerie en matière de beauté, dont nous sommes les héritiers. Aujourd’hui, quand n’importe qui sort d’une salle de cinéma et se met à déblatérer sur le film qu’il vient de voir, c’est une capacité qu’il se reconnaît, une puissance aussi, de pouvoir juger de tout ce qui passe sous ses yeux, en toute souveraineté. Cela vaut pour les œuvres, les films, les corps, les histoires, les discours politiques, pour tout, en réalité. La critique a ouvert une histoire dans laquelle l’esthétique comme discipline qui discute des questions de beauté, de jugement et de goût guide toutes nos actions. Nous avons désormais une relation esthétique à tout : la cuisine, nos histoires d’amour, nos votes. Cette relation que nous avons au beau est devenue celle que nous avons aussi avec le vrai, le bien, la politique, les sciences, etc.

NOUS AVONS DÉSORMAIS UNE RELATION ESTHÉTIQUE À TOUT : LA CUISINE, NOS HISTOIRES D’AMOUR, NOS VOTES. CETTE RELATION QUE NOUS AVONS AU BEAU EST DEVENUE CELLE QUE NOUS AVONS AUSSI AVEC LE VRAI, LE BIEN, LA POLITIQUE, LES SCIENCES, ETC.

Laurent de Sutter, philosophe

Cela nous aurait en quelque sorte transformés en petits censeurs du beau ?

C’est à la fois formidable par rapport à une période de l’humanité où les choses n’étaient réservées qu’à quelques personnes, mais nous sommes désormais dans une situation d’échec permanent au sens où aucune personne, par définition, ne peut avoir vocation à l’emporter sur qui que ce soit d’autre. De sorte que l’on se trouve dans un grand marécage dans lequel les avis s’opposent de plus en plus dans le vide. Nous sommes dans une situation de crise du jugement, et donc de crise de la pensée qui est entièrement structurée par cette logique de l’esthétique, du goût et de la beauté. Il est temps de se demander comment inventer des formes de pensée qui ne soient plus prédiquées par la critique et le jugement, et qui sortent donc de manière radicale de l’espace de l’esthétique pour aller dans le sens de ce qu’on peut appeler un pragmatisme transcendantal.

Quel est ce pragmatisme transcendantal ?

Si vous êtes confronté à quelque chose, n’importe quoi : une œuvre d’art, mais aussi une assiette, une rencontre amoureuse, un discours politique la question ne devrait plus être de savoir comment vous allez témoigner du fait que vous êtes plus fort que cette chose en l’écrasant de votre aval ou de votre mépris, mais de savoir ce que vous êtes capable d’en faire, que vous méprisiez ou adoriez cette chose. C’est une bascule possible dans l’histoire de la pensée occidentale où, pendant deux mille ans, on a essayé de justifier, légitimer, donner des arguments, pour faire tomber la vérité : « La beauté représente ceci », « Je n’aime pas cela », etc. Or, dans cette pensée, il n’y a pas de rencontre parce que, pour qu’elle survienne, il faut que cette chose vous impose les appareils avec lesquels vous allez la penser. C’est le basculement d’une philosophie des causes à une pensée des conséquences. C’est-à-dire, que là où la pensée s’arrêtait à beau/pas beau, telle une lame de guillotine, elle ne se fige plus. Au contraire, elle recommence, tournée vers l’avenir.

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(DR)
Le nain de jardin. Le comble du kitsch et du moche, mais que ni le temps, ni les effets de mode n’ont réussi à chasser des plates-bandes.

Comment appliquez-vous ce principe ?

Je ne regarde jamais les choses en soi. C’est-à-dire que ça ne m’intéresse pas de savoir si un tableau est beau, ou un vin sublime. Ce qui me stimule est de voir comment une chose peut conduire à une autre, s’installer dans une histoire, mais aussi comment cette histoire ne dit pas toutes ses possibilités. Pensez à l’histoire de la cinéphilie des Cahiers du cinéma, quand Godard et Truffaut bouleversaient notre rapport au cinéma de l’époque. Que disaient-ils ? Que nous regardions les films en leur appliquant les critères du théâtre et de la littérature, avec l’idée du texte, du sujet noble, du jeu théâtralisant, et que cela ne fait rien, et qu’il existe un autre cinéma, ailleurs, qui autorise d’autres mouvements, narrations, présence des corps, définitions de l’espace. Donc ils rejouent l’histoire officielle du cinéma en train de se sédimenter pour lui donner une réorientation. Il me semble que celles que l’on peut appeler grandes expériences, qui comptent dans nos existences, sont toujours des expériences de rencontres et des possibilités qu’elles ouvrent, qui remettent en cause la manière dont nous regardons, qui remettent en question tout, en réalité.

Alors, où réside la beauté aujourd’hui ? Dans la nature ?

Il y a aujourd’hui une fascination pour la nature qui serait devenue le dernier réservoir du beau. Mais cela relève encore de l’ordre de la police, puisque la beauté nous ramène toujours au jugement, et donc à l’oblitération des choses que l’on rencontre. Une anecdote : un jour, le philosophe Richard Shusterman, spécialiste d’art et d’esthétique, se rend dans un monastère japonais puis part méditer au milieu d’un paysage magnifique, où un bidon rouillé lui gâche, hélas, la vue. Quand il en parle au supérieur, ce dernier lui ordonne d’y retourner chaque jour, jusqu’à ce qu’il comprenne. Il finit effectivement par comprendre que le bidon est la beauté du paysage, car il en souligne l’existence. Tout cela est une histoire de résistance. La beauté est ce qui vient nous déranger, ce qu’on a envie de faire disparaître, avant de comprendre qu’elle est la condition pour que tout le reste suscite une expérience. Et la beauté, de ce point de vue-là, peut littéralement être partout, car la question n’est plus de savoir si c’est beau ou laid, mais de savoir ce qu’on en fait.

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