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In this picture taken late on June 13, 2017, Saori, a silicone sex doll owned by 62-year-old Senji Nakajima is seen at a love hotel in Yachimata, Chiba prefecture.
Around 2,000 of the life-like dolls -- which cost around 6,000 USD and come with adjustable fingers, removable head and life-like genitals -- are sold each year in Japan, according to industry insiders. / AFP PHOTO / Behrouz MEHRI / TO GO WITH Japan-social-lifestyle,FEATURE by Alastair HIMMER (Photo credit should read BEHROUZ MEHRI/AFP via Getty Images)
N° 148 - Automne 2025

L’amour artificiel

Il y a les robots de soins qui apportent du soutien émotionnel. Mais les humanoïdes pourraient- ils aussi devenir des supports affectifs, voire déclencher le sentiment amoureux ? Spécialiste de la question, l’anthropologue Agnès Giard en doute.

Le sexe – et même l’amour, aussi pur soit-il – avec quelqu’un ou quelque chose d’autre que soi-même ou un partenaire ? Voilà une idée plutôt ancienne, au moins deux mille ans si on se réfère à Ovide et à la légende de Pygmalion qui tombe amoureux de Galatée, sa statue d’ivoire. Plus près de nous, de façon nettement moins romantique : au XVIIe siècle, avant de prendre la mer, les marins néerlandais fabriquaient des poupées sexuelles grandeur nature avec des bouts de chiffons rapiécés qu’ils surnommaient « femmes de voyage ». Aussi : les fameuses poupées gonflables du XXe siècle, source inépuisable de vannes plus ou moins fines.

La pop culture et le cinéma se sont, sans surprise, emparés du sujet à maintes reprises. On peut ainsi mentionner Metropolis de Fritz Lang (1927 pour sa première version, avant ses multiples restaurations) puisque les ouvriers tombent sous le charme irrésistible de la robot-femme Maria, qui s’invente une conscience pour les mener au chaos plutôt qu’à la paix.

Plus léger: les fembots d’Austin Powers (1997) et leurs armes létales cachées à hauteur de poumons. Ou encore Ex Machina (2014) dans lequel un jeune programmeur génial est obsédé par une gynoïde. Mais le vrai précurseur, le plus marquant, reste aujourd’hui encore Westworld, le film – pas la série HBO – de 1973 avec Yul Brynner et qui raconte un parc d’attractions peuplé de robots à l’apparence humaine quasi parfaite et à la soumission garantie – en théorie. Des histoires, des comédies, des drames plus ou moins virtuels, mais le fait est que le sexe et/ou l’amour avec un ou une humanoïde demeure une pratique anecdotique en 2025. Le restera-t-il ? C’est la question première, toujours en suspens, et qui en soulève mille autres.

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(DR)
Ava, la gynoïde du film « Ex Machina » qui use de ses charmes pour échapper à son créateur.

La principale concerne l’aspect social. Pas certain qu’en 2025, l’aveu d’une telle pratique vous rende populaire dans votre cercle d’amis. Les gens, dans leur ensemble, n’aiment pas forcément les déviances inattendues, ni même les petits pas en marge de la norme. Pour Agnès Giard, anthropologue rattachée à l’Université de Paris Nanterre et auteur du livre Un désir d’humain. Les love doll au Japon (Éd. Les Belles Lettres, 2016): « Les normes de la démocratie moderne sont celles du libéralisme sexuel couplé à une forme insidieuse de répression qui consiste à désamorcer la charge transgressive des comportements jugés déviants en les mettant au service du système», dit-elle.

Elle ajoute : « Prenons les humains attirés par les humanoïdes : il leur faut montrer patte blanche, c’est-à-dire revendiquer une singularité et faire valoir leurs amours comme un trait distinctif, tout en donnant la garantie que leur conduite reste sous contrôle, c’est à dire conforme aux exigences de bien-être et d’épanouissement personnel.

Nous vivons, en Occident, dans une société contradictoire qui favorise la prolifération des désordres sexuels tout en les condamnant à n’être que des étiquettes diagnostiques d’une anormalité anodine. Autrement dit, cette société tolère que les gens aient des désirs bizarres à condition que ceux-ci ne perturbent pas l’ordre. Le droit à la différence est un piège.»

Nous vivons, en Occident, dans une société contradictoire qui favorise la prolifération des désordres sexuels tout en les condamnant à n’être que des étiquettes diagnostiques d’une anormalité anodine.

Agnès Giard, Anthropologue

Fleurissent pourtant ici et là quelques arguments « sociétaux» en faveur des androïdes sexuels: utilité thérapeutique pour régler des comportements à problème, missions d’éducation, lutte contre les blocages et les complexes… Après tout, si on trouve de plus en plus d’animaux de soutien émotionnel, alors il ne devrait pas y avoir de tabou à parler de robots dans une veine « progressiste». Mais l’argumentaire reste flou, dans le sens où on ne sait s’il est porté par la sincérité ou pour simplement se mettre au service du marché. Il n’existe toujours pas de vraie loi-cadre, d’ailleurs. Un grand classique des sociétés humaines, qui légifèrent seulement quand les véritables problèmes surgissent (le marché noir, les robots aux allures trop juvéniles, etc.)

Un fait semble en revanche plus établi : les tentatives de maisons closes avec mise à disposition de poupées évoluées à la place des prostituées semblent avoir échoué un peu partout, très vite après leur lancement (Barcelone, Dortmund, Turin, Paris entre 2017 et 2020). Aussi bien pour des raisons contractuelles – des propriétaires de biens immobiliers qui ont mis fin aux baux – que de fréquentation. « Il est difficile pour les clients de surmonter le choc de cette absence d’échange que la poupée représente, reprend Agnès Giard. Elle a le regard plongé dans le vague. Elle fixe des yeux quelque chose qui n’existe pas. Elle oppose à l’humain le mur de ses yeux aveugles, de son expression vacante, de sa bouche muette. Il est illusoire de penser qu’un ersatz, même ressemblant, peut utilement remplacer une prostituée, car les clients attendent souvent d’elles une mise en scène, une parole, un regard ou juste un peu d’attention. La poupée, elle, force le client à faire un gros travail d’imagination.» Jusqu’à quel point ce type d’attraction peut-il fonctionner sur le long terme? Et osera-t-on sérieusement prétendre qu’au premier œil, le sexe avec un ou une androïde offre les avantages de la pratique sans certains inconvénients tels que : le stress du premier contact, les fausses routes sensuelles quand on ne se connaît pas assez, et la gêne ou l’impatience de l’après? Toujours est-il que ce business rempli de promesses voilà dix ans tarde vraiment à décoller. On répertoriait quelques dizaines d’entreprises en 2022, pour un chiffre d’affaires estimé à 200 millions de francs et 56’000 ventes. Très loin des 30 milliards annuels générés par le marché du sextoy féminin.

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(Fred Dufour)
Certains, comme l’entreprise chinoise Starpery, parient sur le succès des nouvelles générations de gynoïdes qui devraient apparaître d’ici dix ans.

Et comme le marché a toujours raison… c’est qu’il existe de bonnes raisons. La plus évidente de toutes: la technologie, quand bien même en grand progrès, mais qui ne peut faire oublier que les humanoïdes, aussi réalistes soient-elles, restent des robots. Evan Lee, le PDG de Starpery (une société chinoise à l’avant-garde dans ce domaine), imagine à dix ans l’horizon pour les nouvelles générations de gynoïdes avec des articulations plus fluides, des capteurs plus tactiles, et surtout des algorithmes d’apprentissage automatique. Car pour l’instant, sans intelligence artificielle haut de gamme, les machines sont toujours incapables de réagir aux blagues gênantes pour faire croire au processus de séduction…

On parle ici de sexe déviant, dans le sens hors reproduction et hors « tradition », mais c’est en fait bien davantage que cela. Il est question de psychologie, d’estime de soi et de son intimité, de quête et de fuite existentielles. Une récente étude française sur la sexualité des 18-24 ans montrait une progression fulgurante de l’abstinence (28% disaient ne pas avoir eu le moindre rapport sexuel en 2023, contre 6% en 2006). De là à envisager un monde où les humanoïdes remplaceraient la sexualité en chair et en os, ou même solitaire et/ou à distance… Cet été, s’est tenu le dixième congrès Love and Sex With Robots à l’Université du Québec à Montréal. Un événement on ne peut plus sérieux, ouvert au grand public pour la première fois, avec des intervenants qualifiés et reconnus – psychologues, sociologues, scientifiques et communicants. Et même l’intervention d’un être humain lambda venu partager son expérience de vie commune avec sa compagne artificielle Lara Amelia, dont il jure qu’elle seule lui a permis de se remettre d’une vie marquée par les traumatismes, les pertes et l’addiction. Pour les organisateurs, pas de prosélytisme déguisé ni de demande en reconnaissance d’un nouveau genre, mais juste un constat : le retour en arrière n’est plus envisageable. « Le fait est que le train est déjà en marche, expliquent-ils. La technologie et le capitalisme sont intimement liés, et si vous y ajoutez quelques émotions humaines, alors on se retrouve en présence d’un sujet qui mérite d’être étudié. Nous devons en savoir plus, et c’est pourquoi Love and Sex With Robots existe. Pour offrir une conférence où les chercheurs peuvent présenter leurs travaux les plus pointus et les plus technologiques, accessibles à tous.»

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(AFP Contributor)
Entre 2017 et 2020, à Barcelone, Turin, Dortmund et Paris s’ouvraient des maisons closes de poupées évoluées. Elles ont toutes fermé.

« Reste à savoir si les machines auront réellement des atouts supérieurs, s’interroge Agnès Girard. L’humain aime jouer avec l’idée de sa perte et le robot fait beaucoup fantasmer. Mais dans le vide. Les humanoïdes jusqu’ici mis au point sont plutôt décevants : des tue-l’amour. » Des réflexions qui nous ramènent à La Possibilité d’une île (2008), le roman d’anticipation de Michel Houellebecq où le clonage a entraîné la suppression du désir, dans une ambiance d’abstinence généralisée et « vertueuse », car la souffrance émotionnelle y a été éliminée. À propos de l’apparition de robots androïdes sexuels, l’auteur écrivait ceci : « Il y eut un succès de curiosité pendant quelques semaines, puis les ventes s’effondrèrent d’un coup […] les sociétés de robotique déposèrent une à une leur bilan […] L’événement fut commenté par certains comme une volonté de retour au naturel, mais rien n’était plus faux: la vérité, c’est que les hommes étaient simplement en train d’abandonner la partie. » On peut contester le profil de visionnaire parfois trop vite accordé à l’écrivain, mais l’être humain qui organise lui-même son anéantissement, voilà un scénario crédible. Ou possible, pour Agnès Giard: « Ce que nous réserve l’avenir ? Une seule chose est sûre : l’humain aime avoir peur. C’est le moteur de sa libido. » 

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