N° 142 - Automne 2023

La chaise et l’antilope

Le designer industriel éthiopien-américain Jomo Tariku ravive ses souvenirs d’enfance à travers les pièces qu’il crée et fabrique dans son atelier. Découverte d’une artisanalité cultivée hors des sentiers africains pour prendre la route du rêve américain.

La chaise Nyala et sa version tabouret.
x
(Jomo Tariku)
La chaise Nyala et sa version tabouret. Elle porte le nom d’une antilope des Bale Mountains, en Afrique de l’Est, en voie d’extinction.

S’asseoir sur une chaise aux lignes organiques de Jomo Tariku, un créateur aux origines subsahariennes qui s’est exporté pour vivre à Washington. Si le décalage horaire rend la coordination difficile pour lui parler, la connexion artistique entre la galerie qui l’expose à Lausanne et l’effet que son travail procure est bien concrète.

Oliver Chow, fondateur de Foreign Agent, explique le parcours de ce fils de colonel de l’armée éthiopienne – et premier attaché militaire au Kenya –, qui a grandi entouré de meubles, de tapis et de pièces d’art. La biographie du designer raconte les voyages qui ont façonné sa manière de voir les choses et leur fonction, ainsi que leur fabrication, pour trouver leur place dans le monde. Dans son monde. « J’ai découvert le travail de Jomo Tariku il y a environ trois ans, explique Oliver Chow. J’ai immédiatement été sensible à la pureté des lignes, à la qualité du travail sur bois, notamment sur les courbes et les arrondis. Ses pièces sont ancrées dans sa culture et son continent, avec des références qui lui sont propres et spécifiques et qui le mettent dans une catégorie à part tant aux États-Unis, où il est basé, que par rapport à ce qui se fait en Afrique actuellement. »

L’inspiration « totem » des sièges de la collection Quanta de 2022.
x
(Jomo Tariku)
L’inspiration « totem » des sièges de la collection Quanta de 2022.

C’est un stage d’été chez un marchand de meubles d’Addis Abeba qui va tracer le parcours du designer. En 1987, il quitte son pays natal pour l’Université du Kansas où il décroche un diplôme en design industriel. En même temps qu’il achève sa thèse sur le mobilier africain contemporain, il commence à développer son propre style. Mais il aura fallu trente ans pour que le monde découvre son talent. « Sa chaise Nyala est aujourd’hui entrée dans la collection du LACMA à Los Angeles, continue le galeriste lausannois. Sa Meedo Chair, empreinte de cet humour qui lui ressemble, appartient à celle du Metropolitan Museum of Art à New York. La cheffe décoratrice du film Black Panther Wakanda Forever a même intégré plusieurs de ses pièces dans cette superproduction Marvel. Les gens sont sensibles, comme moi, à son épure qui oscille entre tradition et futurisme. Après nous être rencontrés une première fois à New York, j’ai commencé à présenter son travail à la foire Also Known As Africa à Paris en 2022 et au Pavillon des Arts et du Design l’année suivante. En novembre 2023, j’exposerai ses nouvelles pièces, notamment au West Bund Art Center de Shanghai. »

Le designer Jomo Tariku.
x
(Gediyon Kifie)
Le designer Jomo Tariku.
Les cornes de la chaises Nyala.
x
(Jomo Tariku)
Les cornes de la chaises Nyala.

RACINES PROFONDES

Quel est le dessein de la chaise Nyala ? Quelle était l’intention première lorsque Jomo Tariku l’a créée en s’inspirant d’une antilope en voie d’extinction, à la robe élégamment zébrée et aux cornes fines et élancées ? À cette question, le designer répond avec une certaine nostalgie de sa patrie. « Nyala, comme tous mes autres travaux, était un exercice pour voir si je pouvais créer un nouveau design sur un thème africain. Quand je dis africain, cela signifie n’importe quoi du continent africain, qu’il s’agisse de motifs dans la coiffure, la peinture corporelle ou la scarification, d’architecture, de poterie et de métallurgie, du paysage et même de la faune. Le nyala me fascine depuis que j’ai utilisé sa silhouette dans le dessin d’un logo, il y a des années. Assez vite, j’ai eu envie de m’en inspirer dans la conception d’un tabouret ou d’une chaise. J’ai mis beaucoup de temps avant de trouver la forme juste. »

Tenace, inventif, inspiré de ce qui l’entoure ou de ses souvenirs de voyage, Jomo Tariku sait travailler les matériaux, la terre ; il dessine, élabore et crée. « Au moment où j’ai esquissé Nyala et que je l’ai ensuite modélisée en 3D, je savais que j’avais conçu une chaise très emblématique de mon travail, mais je me demandais comment la fabriquer en série et en faire une assise ergonomiquement fonctionnelle. » Le propos du designer industriel reste la fonction qui doit précéder la forme. À ce stade, l’antilope sur laquelle il est bel et bien possible de s’asseoir est là, souvenir de la savane et de l’univers personnel de son auteur, qui cherche à changer la perception de ce que l’on entend au sujet de l’artisanat africain. « Et sortir des clichés comme les masques ou les tissus bigarrés, insiste-t-il dans une vidéo intitulée fort à propos Beautiful Things. C’est mon histoire, celle que je souhaite raconter à travers les objets que je crée. »

La chaise Meedo, 2022.
x
(Jomo Tariku)
La chaise Meedo, 2022.

EXQUISES ESQUISSES

Méticuleux dans ses choix de matériaux, Jomo Tariku explique quel type de bois il choisit : « J’utilise des essences dures largement disponibles aux États-Unis où je vis et je travaille, tels que le noyer et le frêne. Ce sont des bois très beaux avec un motif de grain qui sied parfaitement au projet de Nyala. Cela complète mon travail qui, la plupart du temps, consiste en une simple silhouette, minimale et sculpturale, mais sans aucun décor sculpté. Je fais beaucoup de recherches, observe ce qui m’entoure et catalogue ce qui m’intéresse en faisant des croquis. J’ai l’habitude de développer mon travail au fur et à mesure à travers ces esquisses. Cela m’aide à ne pas m’engager sur une idée sur laquelle j’aurais passé trop de temps. Parfois, ces petits dessins ne produisent rien jusqu’à ce que j’y revienne des années ou des mois plus tard pour voir s’ils me parlent différemment. »

On imagine aisément Jomo Tariku tourner autour de ses prototypes et, comme pour Nyala, sculpter dans le bois sa forme organique qui rappelle la chaise Fenis, dessinée en 1959 par l’architecte et designer turinois Carlo Mollino. « Toutes mes pièces sont des déclarations artistiques, mais elles ont aussi un but : ce sont des pièces sculpturales, conceptuelles et fonctionnelles, analyse le designer dans la revue ID. Au sein de nos communautés, la plupart des objets sont nés d’un besoin utilitaire. Mais la plupart des gens aux États-Unis et dans l’Ouest, même d’autres Éthiopiens, les achètent aussi pour en faire des éléments décoratifs. »

Footnotes

Rubriques
Design

Continuer votre lecture