N° 143 - Printemps 2024

« La vague ‹ verte › se propage aussi en Chine »

Après avoir longtemps habité Paris, l’architecte Jiong Jia vit et travaille à Shanghai. Il livre ses réflexions dans un pays où la densité des habitations en hauteur est inéluctable, mais où les considérations environnementales réglementent strictement l’émergence des nouvelles villes gratte-ciel.

D’un côté, une étude de 2021 du Council on Tall Buildings and Urban Habitat révèle que 84% des immeubles de plus de 200 mètres de haut ont été érigés ces vingt dernières années. De l’autre, ce constat que 85% de l’habitat pour loger l’humanité est déjà construit, le plus souvent sans considération pour les problématiques environnementales. Ils devront donc, un jour, être réhabilités pour y répondre. L’architecte Jiong Jia habite Shanghai, une ville de tours, qui abrite, comme nos cités occidentales, un quartier international emblématique avec des immeubles prestigieux, mais aussi, comme si ce mode de constructions verticales était banal là-bas, une variété de tissus urbains composés d’édifices très hauts. Exposée à l’Institut de l’urbanisme, la maquette de Shanghai ressemble autant à un hérisson que Paris à une galette.

Construire en hauteur où en surélevant l’existant semble permettre de loger plus de monde sur moins de surface. Est-ce vraiment le cas ?

Du point de vue mathématique, et pour l’ensemble d’une ville, pas forcément. Si nous prenons un cas isolé, une petite parcelle à New York sur laquelle il est possible de construire à une hauteur de plus de 200, voire de 300 mètres bien sûr, la rentabilité est exceptionnelle. Ces vingt dernières années, énormément de tours ont été construites. Et ce pour deux raisons. D’abord, la maîtrise de la technique s’est démocratisée. Il y a aujourd’hui beaucoup plus d’entreprises qui savent construire haut qu’il y a trente ou quarante ans, particulièrement en Chine. Ensuite, des conditions de développement économique très particulières, avec une croissance à deux chiffres, en Chine, ont favorisé une frénésie de mise en œuvre de ces tonnes d’acier et de béton. Face à la crise de surproduction que nous rencontrons aujourd’hui, nous nous interrogeons sur la nécessité de ce type de constructions qui alimentent la croissance. Fasciné par la banalisation des techniques à rentabiliser et par le développement économique qu’elles induisent, il faut donc continuer à construire. Si cela ne devenait plus nécessaire en Chine, nous pourrions aller ailleurs, au Moyen-Orient ou en Asie du Sud. Alors oui, nous allons vers beaucoup plus de densité, mais l’intérêt n’est pas là. Selon moi, il se trouve dans la possibilité d’améliorer la qualité de vie. Dans sa Cité radieuse, Le Corbusier mettait en avant le confort que son projet pouvait apporter : plus de lumière, plus d’air, plus de végétation. Ce que la hauteur permet avec plus de luminosité dans l’appartement en hiver et une meilleure ventilation avec des systèmes d’aération passifs. Mais la hauteur peut aussi engendrer de l’angoisse. Le stress de monter à plus de 200 mètres pour rejoindre son logement, d’être dépendant d’un dispositif mécanique pour y accéder et du vertige de percevoir minuscule tout ce qui se passe en bas. Sans parler de la charge écologique, qui est très lourde.

En Chine, il existe une règle d’urbanisme surprenante qui régit la lumière du jour. L’architecte doit garantir, dans les pièces principales, une heure de soleil, le jour le moins court de l’année. Cela doit être vérifiable non seulement pour la nouvelle construction, mais aussi par rapport aux bâtiments existants voisins. Ces quartiers, avec des tours de logement de 80 à 100  mètres de haut alignées et écartées les unes des autres, sont-elles le résultat de cette règle d’ensoleillement minimum ?

Oui, mais il faut préciser que dans les zones tropicales chinoises, cette loi n’existe pas. Même en hiver, il y fait chaud, et les gens cherchent plutôt à se protéger du soleil. Plus on va vers le nord, plus on est exigeant par rapport à la lumière du jour ; plus cette réglementation s’applique et donne forme à la ville. De ce point de vue, le pays se divise en deux : au sud du fleuve Huai, il n’est pas obligatoire d’installer un chauffage collectif dans un appartement aussi pour l’hiver. Au nord du fleuve, ça n’est pas seulement la lumière qui fait la règle, c’est aussi l’apport solaire passif qui amène de la chaleur dans la pièce en hiver, juste en ouvrant le rideau d’une fenêtre. L’effet de ce règlement influence aussi la rentabilité du sol. Dans le sud qui ne la connaît pas, la densité est beaucoup plus importante pour une même surface qu’au nord. En cela, on voit bien comment une réglementation sanitaire et bioclimatique avant l’heure, combinée à la mise en place d’un système économique et technique de production en hauteur, peut façonner une ville.

En dehors de cet écartement pour laisser passer l’air et la lumière, qu’est-ce que les tours induisent au sol ? Le système ville et campagne s’est stabilisé en établissant un équilibre entre lieux de production alimentaire, lieux d’échange et de culture, les espaces de débats politiques, et ceux consacrés aux déplacements des hommes et des marchandises.

Les tours libèrent plus de sol et permettent davantage d’espace public, c’est sûr. Mais elles induisent surtout un besoin de surface pour le transport, tant en mouvement qu’à l’arrêt, tant pour les routes que pour les parkings. La question de la production alimentaire et des surfaces nécessaires se pose, mais c’est surtout le transport qui change d’échelle, voire de paradigme. Aussi bien pour les marchandises que pour les gens. Imaginez Paris, la densité d’une population qui travaille concentrée sur un dixième de sa surface, ou sur une surface dix fois plus haute si vous préférez. Imaginez qu’il soit six heures du soir lorsque tout le monde sort des bureaux et veut rentrer chez soi. Et c’est pareil en Suisse. Pour avoir pris le tram à Genève aux heures de pointe, ou l’autoroute depuis Lausanne, il est évident que la solution ne peut pas se trouver dans des voies à dix étages ou des trams superposés. En Chine, les premières villes de tours, comme Shenzhen, se sont construites sur le modèle des « villes de la voiture », les transports en commun n’étant pas développés à l’époque. La surface dévolue à l’automobile était alors considérable. Des autoroutes reliaient les quartiers, de grandes avenues desservaient les îlots et de gigantesques parkings souterrains stockaient les véhicules. Et même si les transports en commun, surtout le métro, se sont ensuite développés très rapidement, les modes de transport et l’occupation au sol qu’ils induisent restent problématiques pour toute ville de gratte-ciel.

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(Stefano Boeri Architetti)
La Vertical Forest City de Huanggang, dans la province du Hubei, construit par l’architecte milanais Stefano Boeri.
La ville de Shenzhen.
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(DR)
La ville de Shenzhen est hérissée de tours.

Ce modèle de la « ville fonctionnelle », qui apparaît aux États-Unis avec l’avènement de l’ascenseur, des systèmes de construction industriels, des transports individuels au pétrole et de la capacité de creuser de grands volumes de stationnement, a des qualités et des défauts. Mais comment peut-il évoluer au regard des préoccupations actuelles ? Une ville de mixité, désirable, partagée et durable ?

Si en Chine, certains cherchent à développer le système en dehors du pays, d’autres se recentrent sur le confort, la qualité de vie et le développement durable pour réinventer la ville et les tours. En un peu moins de dix ans, la réglementation environnementale et de consommation d’énergie est devenue très stricte. Ici, tous les bâtiments publics doivent respecter le standard de « bâtiment vert ». L’orientation, les aspects bioclimatiques, le choix des matériaux, le bilan énergétique global, tout est réglementé. Pour les tours aussi, surtout les matériaux de construction et la conception liée au réemploi. Si le béton est toujours nécessaire pour le contreventement et les noyaux de circulation verticale protégés contre l’incendie, on lui préfère aujourd’hui le métal, alors que l’une des répercussions les plus fortes des attentats du 11  septembre  2001 à New York dans la construction en Chine a été de le proscrire : on imaginait qu’elles ne se seraient pas ef fondrées si elles avaient été construites en béton.

Cette inversion de la tendance est-elle aussi liée au fait qu’aujourd’hui, on se heurte aux difficultés de transformer le béton, de le déconstruire et de le réemployer ?

Le métal revient sur le devant de la scène. Sa modularité, le fait qu’il facilite le remplacement d’une pièce défectueuse de l’édifice, le poids de ses éléments qui sont ajustables et son recyclage améliorent considérablement son bilan énergétique. Reste la question cruciale du temps. Est-ce qu’une tour dans cinquante ans pourra encore être entretenue, voire réaménagée, pour répondre à de nouveaux besoins, à de nouvelles exigences ? Il y a beaucoup d’exemples aux États-Unis qui montrent que le béton peut durer plus longtemps que l’acier et qu’il s’adapte mieux dans le cas de transformations. L’exemple de la rénovation de la Hearst Tower par Sir Norman Foster, qui combine métal et béton, est particulièrement intéressant. En renforçant le noyau en maçonnerie de l’immeuble existant, l’architecte a pu déployer, avec le métal, tout une structure en porte-à-faux, un peu comme les branches d’un arbre, qui portent beaucoup plus de surfaces dans la partie supérieure tout en reposant sur la structure d’origine.

La prise de conscience écologique et la crise sanitaire ont redistribué les cartes et renforcé les attentes de plus d’espaces extérieurs, plus de végétation à proximité de lieux d’habitation et de travail. Comment ces aspirations peuvent-elles exercer une influence dans la conception architecturale des tours ?

Les Anglais, notamment, sont à la pointe de la recherche et du développement des aménités de la ville traditionnelle – ses jardins, ses cours, ses terrasses – dans l’architecture. Ces qualités sont à introduire dans l’évolution de la conception des tours. D’abord la qualité de l’air, la fabrication de microclimat avec l’introduction de patio, d’atrium qui permettent une ventilation naturelle. Ensuite la qualité de l’extension du logement et des lieux de travail sur l’extérieur avec la présence de jardins suspendus et l’introduction de terrasses plantées qui ne se cantonnent plus à des visions utopistes d’images virtuelles. Il y a aujourd’hui un véritable retour d’expérience en Asie du Sud-Est, comme à Singapour, où la végétation suspendue se développe et s’entretient sans difficulté. Fort de ces constatations, accentuées par la crise sanitaire, cette vague « verte » se propage aussi en Chine. On cherche partout des espaces extérieurs, des balcons, de grandes plateformes avec de la végétation et des façades plantées. Les techniques d’alimentation et d’entretien s’améliorent chaque jour.

Bosco Verticale de Milan.
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(Stefano Boeri Architetti)
L’immeuble de logement de 80 mètres s’inspire du Bosco Verticale de Milan.

À part l’atrium, qui lui est devenu classique, on constate peu d’évolution de la conception de la distribution intérieure et des qualités dans l’architecture des tours.

C’est donc un véritable territoire de recherche et de développement qui s’offre à nous. Avec l’immeuble HSBC à Hong Kong construit en 1985, Foster mettait déjà en œuvre des systèmes de ventilation naturelle de cours intérieures avec cette écriture particulière empruntée aux mégastructures et avec ses trois « immeubles » suspendus à de grandes poutres. Il réinventait déjà ces rez-de-chaussée intermédiaires, mais sans la végétation que l’on sait réaliser aujourd’hui.

L’acier et le béton, comme le transport mécanique sur 200  mètres pour rejoindre son logement, nécessitent énormément d’énergie. Est-il envisageable de construire en bois sur de la très grande hauteur, comme cela a été tenté à une échelle moindre avec le Sara Kulturhus à Stockholm ? D’autant que c’est un matériau que l’architecture chinoise traditionnelle maîtrise parfaitement.

Oui, mais cela soulève plusieurs questions. D’abord celle de la résistance du bois à la compression, à la flexion et à la prise au vent. Il faut aussi penser au poids, qui devient très important avec l’accumulation des étages. Et ensuite, bien entendu, au feu. Sur le papier, le bois résiste beaucoup mieux que le métal, qui perd subitement sa résistance quand il atteint une certaine température et s’effondre sans prévenir, comme ce fut le cas pour les tours du World Trade Center à New York. De nombreuses études montrent qu’un centimètre de plus pour une poutre ou un pilier de bois permet d’augmenter d’une heure sa résistance au feu, ce qui rend possible de maintenir le bâtiment debout jusqu’à l’évacuation de toutes les personnes qui l’occupent. Par rapport au béton, c’est un matériau qui pousse et qui absorbe du CO2 pendant sa croissance. Après un incendie, s’il est consumé, il est aussi très facile à évacuer. Donc oui, le bois pourquoi pas, jusqu’à 80, 100 mètres de haut, à la limite des sections admissibles pour porter tous ces étages et absorber la prise au vent. On peut aussi envisager des structures mixtes avec des planchers en bois associés à des noyaux en béton et à des structures verticales en acier.

Vous travaillez et voyagez un peu partout dans le monde. Quel pays vous semble le plus ingénieux en matière d’architecture et d’urbanisme de tours ?

De toutes les villes que j’ai visitées, New York est celle qui me fascine le plus, et plus particulièrement Manhattan. La situation géologique a limité l’émergence de tours à certains quartiers et les besoins en eau ont favorisé la création d’un parc à l’échelle démesurée de la ville. Les transports en commun sont à la mesure des besoins et ont affranchi la rue d’une présence excessive de la voiture individuelle. Le fait que ce soit une île n’est certainement pas étranger à tout cela. New York nous montre qu’il est possible de reconstruire la ville sur la ville, de réinventer l’espace public en convertissant une voie de chemin de fer en parc linéaire et de réhabiliter des tours très hautes en les projetant dans un monde soucieux de l’environnement.

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