N° 118 - Automne 2015

L’écho des lieux

Cette année, c’est à un poète que revient le Prix littéraire SPG, et pas seulement pour son style mais aussi pour le souffle épique qu’a su donner Jack Küpfer à son roman. Le lecteur est littéralement embarqué dans une aventure au long cours sur fond de traite négrière et de magie vaudou, aussi effrayante que mystérieuse. Rencontre.

Jack Küpfer
Le lauréat du Prix littéraire SPG 2015. Jack Küpfer a été récompensé pour son premier roman « Black Whidah » paru chez Olivier Morattel Editeur.

Jack Küpfer est un poète, il a déjà publié « Dans l’écorchure des nuits » chez Bruno Doucey (Paris, 2011). Mais l’auteur suisse de presque 50 ans aujourd’hui, lauréat du Prix littéraire SPG 2015, a toujours eu en tête d’écrire un roman maritime, en écho aux voyages réalisés dès l’âge de 16 ans pour la marine marchande suisse, et qui l’ont amené à faire le tour du monde. « C’est tellement étourdissant les ports », déclare-t-il en vous regardant droit dans les yeux. Mais son regard vous dépasse, vous transperce, c’est l’horizon qu’il scrute. Et les lieux qu’il a fréquentés lui reviennent en mémoire ; l’espace d’un instant, il est ailleurs.

Et puis, un jour, c’est la révélation, l’étincelle. Un voyage au Bénin, des rencontres à l’occasion d’un festival d’auteurs. C’est l’illumination. S’en suit la rédaction d’un texte plus long que d’ordinaire, parce que l’imagination foisonne, des souvenirs de voyage émergent, des lieux résonnent. L’histoire que nous conte Jack Küpfer dans son premier roman, c’est celle de Gwen Gordon, un marin écossais, embarqué presque malgré lui à bord de l’Antares, un navire marchand, à destination du golfe de Guinée. Gwen Gordon raconte son aventure sur les côtes du Royaume de Whidah deux ans auparavant, en 1808, « avec une répugnance que je ne parviens guère encore à surmonter ».

J’ai depuis fait tous les métiers du monde, mais c’est la mer qui me nourrit depuis près de quatre ans. Quatre années que je vis avec un couteau caché dans mes bottes trop bien cirées, quatre ans que je vis avec un couteau sous la gorge.

Black Whidah

L’expédition maritime dans laquelle il est engagé a pour but de capturer des hommes pour en faire des esclaves. Mais l’opération ne se passe pas comme prévu, une sorcière est assassinée, Mambo, une vengeance est orchestrée sur fond de magie noire, des lieux sont habités par des esprits, une trahison s’ensuit, tandis que la belle Mademoiselle Paula succombe aux charmes du héros.

Pour accroître encore la douleur de ces malheureux, vinrent ceux qui avaient pour mission de répartir les captifs en différents lots. C’est ainsi que l’on sépara les parents de leurs enfants, les femmes de leurs maris, mais aussi les frères et sœurs, nul ne tenant compte des liens de parenté des esclaves, chacun échouant là où sa misérable fortune le conduisait. Ce déchirement là était indiciblement lancinant, c’ était le cri du cœur que l’on déchirait !

Black Whidah

On l’a dit, Jack Küpfer est un poète et tout son art se retrouve entier dans son roman dont on ne se défait pas si facilement, même après sa lecture. Il vous hante encore un peu, comme un écho. Pour ceux qui souhaiteraient poursuivre l’aventure, soulignons que Black Whidah n’est que le premier tome d’un cycle romanesque intitulé Les Vies d’azur. L’aventure continue. A suivre donc.

Après des années de révolte contre le sacré, j’ai aujourd’hui acquis la conviction que les personnes aimées, et disparues à nos yeux, sont heureuses et vivantes quelque part. Que ces âmes peuvent nous voir, et qu’elles ne regrettent rien tant qu’elles sentent que les personnes aimées ne s’ insurgent vainement contre ce qui fut la décision divine…

Black Whidah

La force des lieux, c’est ce que l’on ressent en lisant le premier roman d’Olivia Gerig L’Ogre du Salève. Ce livre change notre perception d’un endroit que l’on croyait familier, presque banal. Après sa lecture, vous ne pourrez plus vous balader au lieu-dit du « Coin », au pied du Salève, sans y songer. Un ogre y rôde peut-être encore et qui sait si vous ne serez pas sa prochaine victime ? Une vraie enquête policière, méticuleusement déroulée et mise en scène par l’auteure, qui vous fait voyager dans le temps et découvrir les méandres de cerveaux malades. Le suspense est à son comble jusqu’à la dernière page. Il faut dire qu’Olivia Gerig a bien préparé son roman, suivant des cours de criminologie pour apprendre le fonctionnement d’une enquête. Jusqu’au bout, on voit qu’elle cherche à comprendre les origines du mal. Le style est précis, factuel, scientifique. Tout semble dès lors plausible.

Mais non, l’ogre ne pouvait pas comprendre. La rage s’empara de lui. Ayant encore le couteau qui avait servi à dépecer la malheureuse jeune fille bien serré entre ses doigts, il se tourna vers son géniteur et le poignarda avec une force et une violence inouïes en hurlant : ‹ Elle est à moi, à moi, à moi !!!!!! › Puis, après lui avoir assené près de trente coups de couteau, aveuglé par la colère et la rage, il s’ était écroulé et avait pleuré. Il l’avait traîné tout au fond de la grotte et l’avait assis là. Son père veillerait désormais sur ses amies et sur lui, et ils pourraient encore partager beaucoup de repas et de moments agréables ensemble. Ils se parlaient tous les jours. La voix de son père résonnait dans sa tête à tout moment de la journée. C’ était la voix grave. L’autre appartenait à Gaspard, son ami et mentor, qui était en prison.

L’Ogre du Salève

Enseignante en arts visuels à Genève, Reluca Antonescu, dont le français est la troisième langue après le roumain et l’allemand, fut emportée dans l’aventure littéraire grâce à l’eau, élément fuyant mais présent. De cette fascination est né, presque logiquement, son premier roman intitulé L’Inondation, dont l’intrigue se campe dans un immeuble inflitré par l’eau. On ne sait ni où ni quand se situe précisément l’action, mais ce n’est pas le sujet, le flottement est voulu. Cette inondation est l’occasion de décloisonner les relations entre voisins, mais aussi entre parents et enfants, de se parler, de s’aborder, se rencontrer. De là des choses se disent, se lâchent, coulent. L’eau les emporte, les uns après les autres. Habituée à utiliser de nombreux médias, dont la vidéo, Reluca Antonescu n’a jamais trouvé autant de liberté créatrice que dans l’écriture, « c’est infini » souffle-t-elle. Invitée à séjourner au château de Lavigny, dans les hauts de Morges, une résidence d’artistes, elle travaille déjà à son prochain roman.

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