N° 117 - Été 2015

Quand nous serons immortels…

Aussi étrange que cela puisse paraître, de nombreux scientifiques tout à fait sérieux pensent aujourd’hui que le problème qui préoccupe l’humanité depuis les origines, celui de la mort, n’appartient plus à la mythologie, à la religion ou à la philosophie, mais à la médecine et à la biologie, plus précisément aux « NBIC » – nanotechnologies, biotechnologies, informatique et cognitivisme ou sciences du cerveau et de l’intelligence artificielle. L’immortalité est en voie de quitter le ciel des dieux, pour descendre sur la terre des hommes. Telle est notamment la thèse défendue brillamment, faits et arguments à l’appui, par le professeur Laurent Alexandre dans son livre au titre explicite : La mort de la mort (chez JC Lattès). Sans entrer ici dans les détails de cet ouvrage d’autant plus passionnant que, comme il le dit lui-même, il n’emprunte rien à la science-fiction, mais tout à ce qui est d’ores et déjà établi de manière factuelle, scientifique, et accessible dans le domaine public, le fil conducteur qu’il suit jusque dans ses ultimes prolongements est le suivant : grâce à la convergence d’une série de révolutions scientifiques encore quasiment ignorées du grand public, la mort sera vaincue, sinon d’ici à la fin du siècle, du moins à coup sûr au siècle prochain. Bien entendu, la mort restera toujours possible, dans un accident, un suicide ou un attentat, par exemple. Mais elle ne viendra plus de l’intérieur, seulement de l’extérieur, comme par inadvertance, et ce grâce à six grandes innovations qui sont déjà là, dans nos laboratoires.

Le problème qui préoccupe l’humanité depuis les origines, celui de la mort, n’appartient plus à la mythologie, à la religion ou à la philosophie.

D’abord celle de la génomique, avec les progrès faramineux du séquençage de l’ADN comme des thérapies géniques. Le premier séquençage d’un génome humain, il y a vingt ans, a coûté 3 milliards de dollars. Ce coût est tombé aujourd’hui à 3 000 dollars et il sera de 300 avant la fin de la décennie, de sorte qu’on pourra bientôt détecter la plupart des maladies génétiques, donc les prévenir, voire réparer les gènes défectueux grâce à la chirurgie génique. L’exemple d’Angelina Jolie, qui décida de recourir à la chirurgie pour prévenir un éventuel cancer du sein après un test génétique qui lui avait prédit un risque de 90 %, n’est qu’un jalon dans cette voie.

Ensuite, les nanotechnologies viendront à l’appui de la médecine, en fabriquant des nanomachines, dix mille fois plus petites que le diamètre d’un cheveu, qui, une fois placées dans nos organismes, pourront diagnostiquer et réparer nos défauts.

Troisième révolution, celle du « big data », avec l’apparition d’ordinateurs surpuissants qui permettront de comparer entre elles des milliards de milliards de cellules, ouvrant ainsi la voie à une médecine personnalisée, adaptée à chaque maladie comme à chaque malade.

Quatrième direction de recherche, celle de la robotique qui, avec l’aide des nanotechnologies, renforcera comme jamais les possibilités d’hybridation de l’homme avec des machines. La recherche sur les cellules souches ouvrira la voie de la médecine réparatrice, tandis que, sixième élément, les progrès de l’intelligence artificielle conduiront inévitablement à l’apparition d’un « homme augmenté ». Sachant que les ordinateurs remportent aujourd’hui la victoire aux échecs face aux meilleurs joueurs du monde, on peut à peine imaginer ce que nos capacités intellectuelles ainsi améliorées pourront devenir au siècle prochain. Contrairement à une idée reçue, donc, la mort n’a rien d’inéluctable. On entend souvent dire : « la seule chose certaine, c’est que nous allons mourir », mais cette phrase, prononcée avec l’assurance de Monsieur Prudhomme, est un poncif que personne n’a jamais démontré scientifiquement. Certes, comme tous les processus biologiques sélectionnés par l’évolution, la mort a son utilité, sa fonction – la succession des générations permettant notamment de relancer chaque fois les dés du hasard génétique, favorisant ainsi, dans une optique darwinienne, l’apparition de mutations utiles, de « monstres réussis ». Reste que l’homme, dans sa volonté de maîtrise du monde comme de lui-même, pourra très bientôt, c’est inévitable, s’arroger enfin le pouvoir exorbitant de dominer la mort. Comme l’écrit L. Alexandre, « dans quelques décennies, les nanotechnologies vont nous permettre de construire et de réparer, molécule par molécule, tout ce qu’il est possible d’imaginer. Non seulement les objets usuels, mais aussi les tissus et les organes vivants. Grâce à ces révolutions concomitantes de la nanotechnologie et de la biologie, chaque élément de notre corps deviendra ainsi réparable, en partie ou en totalité, comme autant de pièces détachées… Les quatre composantes des NBIC se fertilisent mutuellement. La biologie, et notamment la génétique, profite de l’explosion des capacités de calcul informatique et des nanotechnologies indispensables pour lire et modifier la molécule d’ADN. Les nanotechnologies bénéficient des progrès informatiques et des sciences cognitives qui, elles-mêmes, se construisent à l’aide des autres composantes. En effet, les sciences cognitives utiliseront la génétique, les biotechnologies et les nanotechnologies pour comprendre puis « augmenter » le cerveau et pour bâtir des formes de plus en plus sophistiquées d’intelligence artificielle, éventuellement directement branchées sur le cerveau humain… Implantés par millions dans notre corps, des nanorobots nous informeront en temps réel d’un problème physique. Ils seront capables d’établir des diagnostics et d’intervenir. Ils circuleront dans le corps humain, nettoyant les artères et expulsant les déchets cellulaires. Ces robots médicaux programmables détruiront les virus, les cellules cancéreuses… ».

Or tout cela ira beaucoup plus vite que nous ne le pensions il y a peu encore. Du reste, que l’immortalité ou, pour mieux dire et parler comme les anciens, la « vie sans fin » soit pour ce siècle ou pour le prochain importe peu : l’essentiel est qu’il n’y a aucune raison « rationnelle » de supposer que les recherches scientifiques n’iront pas au bout de leur finalité ultime qui n’est autre que la victoire sur la mort.

L’homme pourra très bientôt, c’est inévitable, s’arroger enfin le pouvoir exorbitant de dominer la mort.

Bien entendu, ces progrès susciteront des réactions d’hostilité sans nombre, de la part des religions d’abord, qui risquent d’y perdre une grande part de leur raison d’être et qui d’ores et déjà sont toutes hostiles aux manipulations du vivant. Les problèmes, du reste, comme le pressentaient déjà les mythes grecs d’Asclépios et de Sisyphe, seront bien réels. Sur le plan psychologique : que faire de tout ce temps libre ? N’est-ce pas le sentiment de la finitude, du temps qui passe, qui nous pousse à l’action, nous extrait de notre paresse naturelle et nous contraint pour ainsi dire à édifier des œuvres, à construire des civilisations ? Sur le plan éthique, ensuite : face à ces nouveaux pouvoirs de l’homme sur l’homme, les familles seront loin d’être à égalité. La mort de la mort coûtera cher, du moins dans un premier temps, et les différences de fortune seront dans ces conditions moins supportables que jamais puisqu’elles deviendront tout simplement question de vie ou de mort. Sur le plan démographique encore : comment éviter la surpopulation si les humains ne mouraient plus ? Faudra-t-il se résoudre à renoncer à la procréation, à vivre dans un monde sans enfants, ou bien coloniserons-nous d’autres planètes ? Mais c’est aussi sur un plan proprement métaphysique que la question du sens de la vie se posera sans doute davantage et autrement que par le passé : que signifierait une vie indéfinie, un humain privé ou quasiment privé de son rapport à la finitude ? Oui, tout cela est vrai et si, comme le pensent la plupart des chercheurs, la « mort de la mort » n’est pas une utopie lointaine, mais une réalité à portée de main, ces questions, n’en doutons pas, se poseront très vite. Toutefois, malgré toutes les objections que je viens d’évoquer et bien d’autres inimaginables encore, qui viendront au fil du temps, la tentation d’échapper à ces trois fléaux qui gâchent la vie des hommes depuis l’aube des temps – la maladie, la vieillesse et la mort de ceux qui nous sont chers – sortira sans aucun doute victorieuse des oppositions qu’elle suscitera.

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